"MACKY SALL EST EN TRAIN DE DEVENIR UN PRÉSIDENT SOLITAIRE"
ALIOUNE FALL, VICE-PRÉSIDENT DE LA FONDATION "SERVIR LE SÉNÉGAL" ET SPÉCIALISTE DES QUESTIONS POLITIQUES

Aphone depuis quelque temps, Alioune Fall brise le silence. Dans l'entretien qu'il nous a accordé, le désormais Vice-président de la Fondation Servir le Sénégal et spécialiste des questions politiques analyse, sans détour, la situation nationale. Il explique notamment «comment Macky Sall est en train de devenir un Président solitaire, ne pouvant compter sur presque personne».
On ne vous voit et ne vous entend pas depuis quelque temps que se passe-t-il ?
Je mène ma vie, et m’occupe de mes affaires. Vous venez aujourd’hui me donner l’occasion de me faire entendre et je ne la laisse pas passer. Mais je n’ai jamais arraché le micro, tenté de forcer le débat pour me faire entendre. Je suis là, et à chaque fois que l’on me donne l’occasion de m’exprimer, je dis ce que je pense.
Votre départ de la Fondation Servir le Senegal de la Première dame Marème Faye alimente toutes les supputations. Qu’en est-il exactement ?
Je ne suis pas parti de la fondation. J’y suis toujours. Il y a une réorganisation que j’ai moi-même pensée et initiée, cela a apporté quelques changements, mais cela n’a rien d’un départ pour moi. On avait une Présidente qui s’occupait des orientations, c’est la Première Dame. Moi j’étais l’Administrateur général. J’avais en charge le management. Je n’étais ni disposé ni disponible pour cela. Je l’ai senti dès les premiers moments et je m’en suis ouvert à la Première Dame. Mon avis était qu’il fallait trouver quelqu’un qui s’occuperait de la gestion opérationnelle. La Première Dame a d’abord manifesté beaucoup de réticences mais elle a fini par me donner son feu vert. J’ai donc procédé à une modification de l’organigramme. J’ai supprimé le poste d’Administrateur général pour ériger en lieu et place le poste de vice-président. J’ai ensuite créé un poste de secrétaire exécutif qui aurait en charge la gestion opérationnelle sous l’autorité de la présidence que la Première Dame assume avec mon assistance en tant que viceprésident. La personne qui occupe ce poste de secrétaire exécutif, c’est moi-même qui l’ai pressentie et qui l’ai proposée à la Première Dame qui ne la connaissait pas, et qui m’a juste répété sa position de toujours : "Tu as toute ma confiance et je te donne carte blanche pour toute mesure que tu jugera utile de prendre. Si on doit faire appel à d’autres personnes, vois des gens en qui tu as confiance et confie leur les missions qu’il te conviendra de leur confier. Moi je m’en remets entièrement à toi ". Voilà ce que la Première Dame m’a dit. Au terme de la réorganisation, la Première Dame demeure la Présidente de la fondation, moi je deviens vice-président, et Mme Fatou Danielle Diagne à qui j’ai fait appel, assure les fonctions de secrétaire exécutive. Voilà ce qui s’est passé, pour dire que je n’ai jamais quitté la fondation et je n’ai jamais été remplacé par personne.
Qu’en est-il des allégations de malversation à la fondation ?
J’ai lu cela dans la presse. J’ai essayé de comprendre ce qui s’est passé et je me suis renseigné. Je crois avoir compris que c’est un règlement de comptes entre anciens amis. J’ai parlé à Daouda qui est la principale cible de ces attaques. Il a tenté de m’amener à me souvenir de la personne à la base de ces allégations, une dame. Il m’a cité un nom et m’a fourni des indications sur les activités de la concernée lors de l’opération initiée au Cices par la fondation en 2012 pour assister les sinistrés des inondations. Mais j’avoue qu’à l’état actuel des choses, je ne parviens pas à mettre un visage. Toutefois, sur la base des informations qui m’ont été fournies par les financiers de la fondation, je pense que c’est une personne qui parle sans maîtriser ce qu’elle dit, ou bien qui choisit d’entretenir la confusion et l’amalgame. Elle assimile un document financier qu’elle avait élaboré dans le cadre de l’opération au Cices en 2012 portant uniquement sur des dépenses qu’elle avait exécutées là-bas, avec le bilan financier global de la fondation pour cette année 2012 intégrant donc l’opération au Cices et d’autres actions que la fondation a eu à mener durant toute cette année. Evidemment, ces deux documents ne peuvent pas porter sur la même somme. Je sais aussi qu’à l’époque où les financiers établissaient le bilan de la fondation, ils ont été confrontés à un problème de justificatifs des dépenses réalisées au Cices. Ils m’avaient consulté sur cela. A l’époque de l’opération Cices, la fondation était en création et n’avait encore ni bureau ni personnel. Le personnel qui intervenait au Cices était composé de bénévoles recrutés par Daouda juste pour les besoins de cette opération que luimême conduisait. Lorsque nous avons fini de créer la fondation et qu’on l’a dotée d’un appareil opérationnel, on a décidé de mettre à jour les documents comptables et autres. Et pour cette opération Cices, la comptabilité était confrontée à un problème de justificatifs des dépenses. Ils m’en ont parlé. Je leur ai dit de demander à Daouda de les mettre en contact avec la personne qui était responsable de ces dépenses pour qu’elle amène les justificatifs, car il n’était pas souhaitable qu’on ait dans les écrits de la fondation, des opérations financières non justifiées. C’est avec cette récente affaire dans la presse que j’ai reparlé de cette question avec les financiers qui m’ont confirmé que c’est bien la dame à l’origine de cet article qui était responsable des dépenses, et qu’à l’époque ils l’avaient reçue à la fondation, à leur demande, pour cette affaire de justificatifs. Mais qu’elle n’a jamais pu justifier les dépenses qu’elle avait répertoriées. En réaction, la comptabilité avait refusé d’intégrer dans ses livres ces dépenses non justifiées. Donc si on analyse bien les états financiers de la fondation, on constatera qu’au lieu d’un gonflement, c’est une réduction totale ou partielle des 60 millions que cette dame dit avoir dépensés au Cices sans avoir fourni les justificatifs. Voilà les informations en ma possession sur cette affaire.
Parlons de l’actualité nationale. Le régime se raidit use de plus en plus de l’interdiction des marches, de l’article 80, active la Section de recherches, la Dic… Macky tombe-t-il dans les travers de ses devanciers dans les moments de difficultés ?
Des débats comparables sur une prétendue manipulation de la justice à des fins politiques et une entrave à la l’exercice des libertés démocratiques, se sont posés il n’y a pas longtemps en France d’abord avec les écoutes téléphoniques ayant visé Nicolas Sarkozy, puis avec l’interdiction d’une marche de soutien aux Palestiniens de Gaza. Ce genre de controverses est presque inhérent à la démocratie, et on s’y prononce toujours de manière relative, avec une certaine subjectivité. Mais à mon avis, il y a des idées fortes, directrices, que l’on ne saurait raisonnablement occulter dans ce débat. Par exemple, la mission régalienne de défense de la stabilité nationale, de l’ordre public et des institutions qui incombe à l’Autorité. Aucune norme démocratique ne saurait écraser la responsabilité de l’Autorité à s’acquitter de ces missions. Or, au Sénégal, à bien suivre le débat public, l’espace public de manière générale, on a de bonnes raisons de considérer que la volonté de déstabiliser le pays, de fragiliser les institutions, est bien présente chez certains acteurs du jeu politique, les mêmes à l’origine de ces projets de marche compromis par des mesures administratives d’interdiction. Qui parlait de donner comme mot d’ordre de marcher sur le Palais ? Qui parlait de renverser le Président démocratiquement élu dès qu’il le voudrait ? Ce n’est pas de la fiction. Il s’agit de discours prononcés, assumés et relayés massivement par la presse. Dans un contexte aussi délétère, je ne reprocherais pas à un Etat de prendre ses dispositions, de prévenir l’irréparable par les mesures qu’il juge appropriées. Le spectre du juge constitutionnel Babacar Sèye nous hante toujours, la mémoire des policiers massacrés le 16 février 1994 est encore présente dans nos esprits. Et ces abominations ne sont le fait ni d’un préfet ni des militants d’un parti gouvernant. Faudrait-il subir la pression de supposées libertés individuelles jusqu’à favoriser les conditions de réédition de telles horreurs ? Si cela se produisait, les mêmes voix qui dénoncent aujourd’hui une prétendue violation des droits démocratiques s’élèveraient pour entonner un autre son, celui du manque de prévenance des autorités.
De manière précise, quelle est votre position sur le débat autour de l’article 80 du Code pénal ?
J’ai combattu cet article il y a quelques années, et je maintiens la même position. Au-delà de cet article, je pense que c’est tout notre dispositif légal de sécurisation de l’Etat qui mérite d’être revu, réactualisé, pour être davantage adapté à notre réalité politique et sociale actuelle. Par exemple, on a beaucoup mis l’accent sur l’inadéquation de la Crei avec les principes du droit et de la justice. Or, la Crei c’est un recours pour combler les lacunes de notre législation susceptibles de servir à des gens pour s’adonner à la prédation sur les ressources publiques en demeurant hors d’atteinte de la justice. Et vous savez que ces ressources publiques sont protégées par la loi dans le même esprit que les autres aspects de la stabilité et de la sécurité nationales. Car les finances publiques sont aussi un pilier de la réalité étatique, comme le territoire, les Institutions et la Nation. Dans cette perspective, et à la lumière de l’expérience de ce qu’on appelle la traque des biens mal acquis, il me semble important de s’interroger déjà sur la valeur réelle des lois protégeant nos ressources publiques. D’où la nécessité de revoir ce dispositif pénal visant à sécuriser l’Etat dans ses fondamentaux afin de garantir sa pérennité. A l’occasion, il s’agira aussi de se dire que la protection de l’Etat, celle des individus et de leurs droits et libertés sont toutes des nécessités fondamentales en démocratie républicaine et ne sont pas incompatibles. Je pense qu’il faudrait légiférer sur la base de ce paradigme.
Situation politique particulière d’après locales. L’opposition ramasse ses forces et entame dès à présent la bataille pour la Présidentielle. En face, y a-t-il la réponse politique pour cette course de fond ?
Je pense que le potentiel existe. La question est de savoir si les efforts nécessaires seront consentis pour réaliser ce potentiel. A mon avis, il y a eu des erreurs, notamment d’appréciation de la situation et des enjeux, lors des Locales. Je suis d’accord avec les gens de l’Apr quand ils disent qu’ils n’ont pas perdu les Locales, car c’est quand même un parti qui n’existait pas au niveau de ces instances de base de la démocratie, et qui en contrôle aujourd’hui une majorité relative au moins. Malgré cela, ce parti a subi des échecs symboliques, très significatifs, lors de ces élections. Il y a particulièrement Dakar, et au-delà de Dakar, les fiefs des ténors de l’opposition susceptibles de croiser le fer contre le Président sortant en 2017. Je pense à Thiès, à Ziguinchor, à Dagana, Bignona, Bambey, Darou Mousty et le département de Kébémer….
Cela fait trop de foyers de résistance contre une majorité qui ambitionne de gagner des présidentielles dans moins de 3 ans. A mon avis, ces foyers de résistance auraient pu être sensiblement réduits si on avait basé le rapport des forces des élections locales sur la coalition gouvernementale que l’on retrouve également majoritaire à l’Assemblée nationale. Et si aussi l’attrait du pouvoir n’avait pas amené les gens de l’Apr, dans bien des cas, à se retrouver à se battre entre eux. Je pense que les enjeux de pouvoir local ne justifiaient pas ces ruptures parfois radicales entre gens d’un même parti, ou entre les principaux alliés de la majorité parlementaire et gouvernementale. Et ma conviction est que si l’on parvient à ressouder cette majorité autour du Président pour 2017, le renouvellement du mandat ne devrait pas être très difficile.
Ces divisions observées au sein de l’Apr lors des Locales, ces frondes menées par certaines personnalités de ce parti souvent pour motif de frustration, n’est-ce-pas révélateur d’un manque de prise du Président sur son propre parti ?
L’Apr est un prématuré politique qui peine à assumer ses responsabilités de parti gouvernant. En tant que parti, il n’a pas de vécu, pas d’histoire. Son histoire se confond avec celui de son leader. C’est un parti qui n’est pas organisé, pas structuré. En dehors du Président du parti, aucune position n’y est réellement formelle. Dès lors, chacun tente de mettre en oeuvre ses propres critères de légitimité pour asseoir sa position, son leadership. Ce qui, évidemment va de pair avec la contestation. D’autre part, le Président qui incarne l’autorité du parti n’est pas du genre directif. Son leadership est fortement basé sur la responsabilité. Il fait ce qu’il estime devoir faire et permet à chacun d’agir aussi en toute responsabilité, selon sa conscience. Et ce n’est pas parce que certains sont souvent tentés d’en abuser qu’il remettra en cause cette vision du leadership qui, de toutes façons, est plus adaptée en démocratie. Savez-vous que les premières lignes de résistance que le Président a rencontrées dans sa volonté d’aller vers la rupture se trouvent dans son propre parti ? Des gens ont combattu à ses côtés, pour remplacer d’autres gouvernants qui étaient là, n’ayant pas en tête de changer la manière de tenir les choses, mais juste soucieux de se substituer à eux, s’adonner aux mêmes pratiques, jouir des mêmes privilèges. Ces gens-là ont été déçus et frustrés quand ils ont senti que le Président n’était pas disposé à favoriser une certaine manière de se tenir aux affaires. Voilà comment Macky Sall est en train de devenir un Président solitaire, ne pouvant compter sur presque personne, parce que peu de gens sont disposés à le soutenir pour construire ce pays au prix de sacrifices et de renonciations. Lui-même est conscient de la situation ; il sait clairement que s’il veut aller là où il souhaite aller, il va falloir qu’il accepte bien des séparations et des ruptures. On l’accusera d’infidélité, de trahison vis-à-vis de ses anciens compagnons, mais si c’est le prix à payer pour réaliser la rupture, il le consentira.
De retour de voyage Macky qui entonne le fameux, «c’est moi l’élu». Quelle lecture politique faites-vous de cette saillie qui est tout sauf fortuite ?
J’avoue que je n’ai pas suivi directement cette intervention du Président pour disposer des éléments de contexte nécessaires à sa bonne interprétation. Cela m’est parvenu avec un certain retard. Toutefois, si je me base sur ce qui m’en a été transmis, je pense que le Président a juste voulu procéder à un rappel à la réalité à l’intention de personnes qui se font mal à l’idée que depuis le 25 mars 2012, les Sénégalais ont décidé que leur Président se nommait désormais Macky Sall. Quand on suit bien le débat public, on est ahuri de constater jusqu’à quel niveau certains vivent mal cette réalité, et le révèlent dans leur discours et dans leurs actes. Je crois que le Président a voulu rappeler à ces gens là cette réalité cruelle pour eux.
Ne pensez-vous pas que le Président avait d’abord besoin de rappeler cette réalité dans son propre camp où son parti semble de plus en plus gagné par l’esprit de fronde alors que les alliés semblent soucieux de ne pas trop se mouiller ?
D’une certaine manière oui et je pense qu’en ce qui concerne son parti, le Président le fait sans bruit, dans des espaces appropriés et par des mécanismes tout aussi appropriés. L’opinion peut ne pas en être informée en détail, et ne retenir que les réactions de dépit et de frustration qui en découlent, de la part des personnes rappelées à l’ordre. Dans bien des cas, ces réactions prennent une tournure politico-médiatique et comme Macky Sall n’est pas du genre à s’épancher en public sur ses rapports avec autrui, on peut construire les scénarios les plus vendables auprès du public pour embellir un combat aux origines peu avouables. En ce qui concerne les alliés, c’est plus complexe. Ils représentent des partis souverains, certains de ces partis ayant plus d’histoire et d’expérience que l’Apr. Leur engagement aux côtés du Président ne saurait signifier la liquidation de leurs partis ou de leurs ambitions. A mon avis, il s’agit d’avoir une perspective claire de ce genre d’alliance, savoir jusqu’où on a envie d’aller ensemble et poser les actes susceptibles d’aider à atteindre cette échéance. Comme dans tout compagnonnage, une alliance politique exige respect et compréhension mutuels, sacrifices et renonciations de la part de chacune des parties concernées. Sans ces valeurs, le compagnonnage ne saurait prospérer.
Macky Sall a-t-il tardé à proclamer l’affranchissement et se tenir droit dans ses bottes de président ?
Cette question renvoie à tout ce que je viens de dire. Je crois que depuis l’indépendance, jamais un Président n’a été aussi éprouvé, en si peu de temps d’exercice de son mandat, que Macky Sall. Il n’a pas bénéficié d’un seul jour de grâce. Je ne parle pas de la pression des populations, impatientes de voir leurs attentes satisfaites. Je pense plutôt à ceux qui ont été défaits ou recalés lors de la Présidentielle de 2012, qui en sont aigris ou vindicatifs et qui, faute de rejouer la partie ici et maintenant, ont décidé de transformer le mandat en séquences de défoulements, de virulence et de violence verbale contre le Président. Je pense aussi aux frustrés de son propre camp qui - pour des raisons personnelles – font feu de tout bois contre lui. L’un dans l’autre, aucun Président, avant Macky Sall, n’a subi autant d’attaques non conventionnelles de la part de ses adversaires et parfois de ses propres «amis», qui vont jusqu’à inventer des choses, cibler ses origines, son ascendance, son identité socioculturelle… Si vous regardez bien, on n’est pas loin de la stigmatisation dirigée contre des noms, des ethnies, des zones géographiques. C’est une véritable menace contre la cohésion et la stabilité nationales. Une menace pernicieuse contre laquelle il n’est pas toujours de bon ton de bander les biceps et de vouloir opposer la force. Il s’agit de jouer serré, avec finesse, pour préserver ce que nous avons de plus cher en commun. C’est ce que le Président a compris, et c’est cela qui explique sa posture que d’aucuns assimilent à tort à un retard dans la prise de possession du manteau de Président.
Vous aviez annoncé qu’idrissa Seck allait monter d’un cran dans ses attaques contre Macky. Les faits vous donnent raison. Quelle est la suite selon vous ?
La suite, je pense que lui-même en a déjà annoncé la couleur. Il va poursuivre dans la radicalisation, avec des axes de messages privilégiant ce qu’il considère comme des domaines sensibles pour le Président ou des thèmes qu’il s’attelle à ériger en domaines de crédibilité pour lui-même. Parallèlement, il va déployer une intense diplomatie partisane dans le but de pactiser avec le maximum d’espaces et de personnalités politiques, la finalité étant d’ériger une vaste coalition autour de lui, qui le crédibiliserait dans ses desseins de réaliser une bipolarisation avec la mouvance gouvernante. Ce qui me semble important de noter, c’est que si le Président sortant devait avoir un seul adversaire en 2017, ce serait Idrissa Seck. Leur confrontation est inscrite dans l’histoire, et elle est inévitable.
La virulence d’Idy ne faut-elle pas plutôt la voir comme une surenchère par rapport aux autres potentiels chefs de l’opposition. Une façon de dire, je suis le plus courageux pour diriger cette frange qui s’oppose ?
Oui, je pense que son premier combat, c’est celui du positionnement, de la reconnaissance au sein de l’opposition. On a observé sa manoeuvre à la faveur des élections locales ; la diplomatie partisane dont je parlais a été mise en oeuvre en direction de tous ceux qui étaient en adversité avec la majorité gouvernante. Le but de cette manoeuvre était de jeter les bases d’une coalition de minorités susceptible de s’ériger en pôle politique alternatif au pôle gouvernant. En fait, le jeu n’est pas simple pour lui, dans cette quête de reconnaissance. Il n’a plus en face de lui dans le champ de l’opposition des anciens tels que Moustapha Niasse, Ousmane Tanor Dieng, Abdoulaye Bathily, Amath Dansokho, Landing Savané, Madior Diouf et autres, qui sont tous ses aînés d’au moins dix ans, qui sont en activité depuis Abdou Diouf, voire Senghor, et qui sont largement frappés par le phénomène d’usure. L’émergence d’un nouveau leadership politique incarné par les Khalifa Sall, Abdoulaye Baldé, Aïssata Tall Sall, Malick Gakou… tous de la génération de Seck, comme le Président en fonction, et tous étant ses cadets dans le leadership politique de premier plan, c’est un élément contraignant pour lui. L’opinion est instable dans ses choix, et tend toujours vers la nouveauté, l’innovation. Il le sait. Il a beau être encore jeune, sa précocité dans le cercle des grands pourrait le desservir dans une compétition contre Khalifa Sall qui a le même âge, avec cependant l’avantage de n’avoir jamais été jusqu’à maintenant candidat à une élection présidentielle, là où Seck en a déjà fait deux. Le jackpot pour Seck, serait de parvenir à fédérer toutes ces personnalités autour de lui, pour renforcer ses chances contre le Président sortant. Eventualité peu probable. L’autre zone d’intérêt pour Seck, c’est le Pds d’où il est originaire, et sur lequel il n’a jamais caché ses ambitions. Mais la situation est beaucoup plus ambiguë là-bas. Trop d’incertitudes sur ce que sera l’avenir là-bas. D’une part, il y a Wade, qui tient toujours le parti quoiqu’on puisse dire, et qui semble avoir déjà porté son choix sur son fils, d’autre part, même sans cette donne Wade, le Pds recèle suffisamment de personnalités qui n’ont pas à se faire de complexes devant Seck pour sentir le besoin de s’effacer et le laisser les conduire.
Le procès de Karim est en train de s’éterniser après une procédure assez laborieuse quoi qu’on puisse dire par ailleurs. Ne penez-vous pas que cela sert plus Karim pour le futur que cela ne sert le régime qui a engagé cette traque ?
Je pense que nous faisons juste preuve d’impatience, mais ce genre de choses ne peut pas aller aussi vite qu’on voudrait le prétendre. Il suffit de regarder ailleurs où l’expérience a été tentée. Cela dit, je récuse les termes d’une confrontation mettant face-à-face Karim Wade ou un autre suspect dans cette affaire et ce que vous appelez le régime. Je crois que les termes exactes de cette confrontation, c’est d’un côté ceux qui sont suspectés et d’un autre le peuple. Car c’est le peuple qui a été victime d’abus dans ses biens, et c’est ce peuple qui a exigé que les coupables soient identifiés, leurs responsabilités établies et des mesures prises pour que les biens spoliés soient recouvrés. Nul ne peut contester la réalité de cet engagement du peuple. Le régime comme vous dites n’est que le représentant du peuple, et dans cette affaire, son rôle est de travailler à s’acquitter d’une mission qui lui a été confiée par le peuple. S’il apparaît donc qu’on veuille transformer cette affaire en un combat entre les gouvernants et certains de leurs opposants, cela pose un problème de cohérence et de constance dans notre volonté et dans nos choix populaires. Malheureusement, cela semble être le cas. Il y a deux ans, tout le monde exigeait la traque des biens mal acquis. Les gouvernants qui se souciaient à l’époque de légalité et de forme étaient accusés de vouloir noyer le poisson. Le Président était directement mis en cause. On l’accusait de n’avoir pas la volonté de s’attaquer à ses anciens compagnons politiques. Je me rappelle, le 31 décembre 2012, j’étais dans les studios d’une radio de la place pour commenter le message de nouvel an du Président. J’avais comme interlocuteur le leader d’une organisation citoyenne très active dans l’espace public. La justice avait déjà procédé aux premières interpellations dans le cadre de cette affaire. Mais mon interlocuteur trouvait que c’était rien. « On ne peut pas nous faire croire à une volonté des gouvernants de faire cette traque qui est une exigence populaire forte. On a arrêté quelques lampistes alors que les vrais pillards de ressources publiques, notoirement connus, se baladent en liberté. On est en train de nous endormir.
Tant qu’on n’arrête pas Karim Wade, on ne peut pas nous faire croire qu’on traque les pillards des ressources publiques». Voilà comment avait parlé ce leader citoyen ce jour là. La radio qui nous avait reçus doit avoir encore l’élément dans ses archives. Quelques mois plus tard, Karim Wade a été interpellé par la justice, en tant que suspect. Pendant que sa détention suscitait toute sorte de controverses, je n’ai pas entendu ce compatriote, ni d’autres qui défendaient les mêmes positions que lui et qui exigeaient le bûcher sans jugement pour la personne actuellement en jugement et d’autres encore de sa famille politique. Je pense que tous les Sénégalais comprennent le phénomène dont je parle. Ceux qui étaient les plus engagés pour la traque des biens mal acquis, ceux qui estimaient que les culpabilités étaient tellement évidentes qu’on n’avait même pas besoin de s’embarrasser de procédures, ceux-là ont tous disparu de l’espace public dès que la traque a commencé à révéler ses difficultés et contraintes. On veut maintenant refiler la paternité du bébé au seul « régime ».
D’autres ont carrément changé de position et de discours. Hier ils ont théorisé la traque, l’ont exigée et l’ont soutenue. Aujourd’hui, ils en sont les plus grands pourfendeurs. Je pense aussi à tous ceux-là qui avaient révélé une allergie radicale à toute idée de médiation pénale, dès que des gouvernants avisés ont agité cette option, inspirés en cela par l’expérience observée ailleurs, et considérant que certains arrangements avec le recouvrement partiel des biens traqués valait mieux que des procédures judiciaires de longue durée à l’issue incertaine. Tous ces orthodoxes des biens publics aux yeux de qui la culpabilité des anciens dignitaires de la République relevait d’une évidence indiscutable, on ne les entend plus. Maintenant, la traque des biens mal acquis, c’est l’affaire de Macky Sall. C’est lui qui s’acharne contre des adversaires pour les neutraliser. Or, s’il n’avait pas favorisé les conditions permettant à la justice de lancer cette opération, on l’aurait accusé d’avoir assuré l’impunité à ceux qui ont pillé les ressources du pays. Voilà le complexe du forgeron qui place le Président entre le marteau et l’enclume dans sa mission de tous les jours.
Trois premiers ministres en deux ans et demi. En moyenne arithmétique, Macky ne fait guère mieux que Wade. Où se situe le problème, dans le poste de Pm ou au Palais ?
Vous avez raison d’une certaine manière. Cela paraît beaucoup. Mais je pense que l’histoire du poste de Premier ministre au Sénégal depuis l’indépendance pourrait faire l’objet d’ouvrage, ou en tout cas de travaux de la part d’un spécialiste. Si on prend Senghor, le premier Président, il en a connu deux, en 20 ans, avec une période de huit ans durant laquelle le poste a été supprimé, suite à la crise politique la plus grave que ce pays a jamais connu, née justement de conflits au sommet entre le Président et le Premier ministre, crise ayant abouti à l’élimination définitive d’un des acteurs politiques les plus prometteurs de notre Nation. Quand Senghor décida de restaurer le poste à partir de 1970, les actes qu’il posa révélèrent sa capitalisation de l’expérience de la crise de décembre 1962.
Le choix porté sur Abdou Diouf, jeune technocrate de 35 ans, sans engagement politique ni ancrage populaire notable, qui n’avait ni la carrure et la gloire politiques d’un Abdoulaye Ly ou un quelconque de ses compagnons originaires du PRA Sénégal constituant la génération intermédiaire entre Senghor et Diouf –l’on rapporte que lorsque Senghor porta son choix sur Abdou Diouf, Abdoulaye Ly lui fit cette remarque qui sera une sorte de mot de rupture entre eux : Vous avez sauté une génération- , ni le nationalisme téméraire de Babacar Bâ qui ambitionna de créer un pouvoir économique authentiquement sénégalais, encore moins le leadership charismatique d’un Lamine Diack drainant toute la communauté sportive et la jeunesse de manière générale derrière lui, ces deux derniers étant de la même génération que Diouf. Senghor avait choisi Abdou Diouf, justement, parce que celui-ci, tout en étant un fonctionnaire et un homme d’Etat compétents et rigoureux, ne brillait pas autant que ceux qui viennent d’être cités ; au contraire, il était capable de s’effacer, comme nul autre. C’est cela le profil du bon Premier ministre, et ce sont Senghor et Diouf qui nous l’enseignent. Ils chemineront ensemble pendant 10 ans sans anicroche et le Président finira par céder le pouvoir au Premier ministre. Abdou Diouf devenu Président, ne choisira pas un Premier ministre de la génération de son fils, comme l’avait fait Senghor avec lui. Il appellera un homme de sa génération, mais pas n’importe qui. Il désignera son ami, un compagnon de longue date, avec qui il a tout partagé, depuis les amphis de la fac. Un homme dont il a eu largement à éprouver l’amitié, Habib Thiam. Celui-ci ne restera en poste que deux ans, puis sera remplacé par Moustapha Niasse qui exercera la fonction pendant juste 1 mois, en avril 1983, le poste étant ensuite supprimé, pour une nouvelle durée de 8 ans. La Primature reviendra dans le dispositif institutionnel sénégalais en 1991, toujours sous Abdou Diouf, qui fera appel une fois de plus à Habib Thiam, l’ami dévoué dont il est certain de n’avoir à craindre aucun coup fourré, aucune rivalité ou concurrence.
Le Premier ministre de retour restera en poste pendant 7 ans, et ne partira qu’en 1998, remplacé par Mamadou Lamine Loum le dernier Premier ministre de Abdou Diouf qui sera emporté avec son patron par l’alternance de 2000. Mais il est intéressant de noter que Loum lui-même, au moment de sa nomination, bien que considéré comme militant du Ps, était surtout réputé technocratique, plutôt distant de la politique partisane, et n’avait aucune activité connue dans le parti où il était domicilié. Je pense que ces éléments historiques, au-delà des apparences de stabilité, révèlent quand même la sensibilité constante qui a toujours émaillé la fonction de Premier ministre dans ses rapports avec le Président. Car entre longue suppression du poste et bail interminable entre la perle rare et la fonction, comme on l’a remarqué sous Senghor et sous Diouf, on semble marcher sur des tessons de bouteille, avec l’obligation de toujours bien regarder où on pose le pied. Et finalement, je pense que Wade comme Macky sont surtout défavorisés par le contexte et les conditions de leur accession à la Présidence, ce qui ne leur permet pas de recourir aux mêmes recettes que leurs deux premiers Présidents du Sénégal.