MAIS QUI TABASSE QUI ?
Pour beaucoup de Sénégalais, il y a à prendre et à laisser dans la religion d'Abraham-le patriarche. On ne sait pas s’il était hébreu ou pas, mais son sacrifice qui nous vaut de célébrer la Tabaski n’est pas suffisamment compris
"Mais qui tabasse qui ?". Il y a bien des années, à la veille de la Tabaski, Le Cafard Libéré affichait ce titre bien inspiré. Ah ! La presse satirique. Que Mame Less Dia nous revienne avec son truculent journal Le Politicien. Même ressuscité d’entre les morts, la presse satirique est la bienvenue dans cette grisaille éditoriale qui caractérise le monde de la presse aujourd’hui. Une presse satirique qui nous a habitués à des titres «succulents», humoristiques, caustiques, mais raisonnables et déontologiques est vivement la bienvenue. Qui aime bien châtie bien !
Il n’y a pas à dire. La vérité est qu’à l’approche de l’Aïd El Kébir, tout le monde n’est pas à la fête. Quel paradoxe pour cette société presque entièrement islamisée, où l’islam règne même s’il ne gouverne pas ; «Une domination sans hégémonie» pour reprendre le mot du philosophe indien Ranajit Guha. Beaucoup de choses sont passées par-là, créant des biais dans le tissu social, nous empêchant d’y voir clair.
Savez-vous qu’il y a un peu plus d’un siècle, dans certaines régions du territoire appelé aujourd’hui Sénégal, des séances de beuverie, de véritables orgies dignes des fêtes bacchanales étaient organisées à la veille de la Tabaski ? Alors, aujourd’hui ces jeunes insouciants qui se soûlent la gueule à cent francs avec de l’alcool frelaté savent de qui tenir. On les retrouve lors des fêtes de Korité organisant des soirées pas seulement dansantes, mais enivrantes et concupiscentes, histoire de se débarrasser des effluves «oppressantes» du ramadan.
Ah oui ! Ce n’est pas de la réification, pour parler comme les sociologues, mais les Sénégalais sont des sensuels. Ils aiment la bonne chère, adorent les femmes, aiment à se pavaner et surfer à la surface des choses. Ils ont horreur qu’on s’attaque aux personnes qui ont de la notoriété, l’austérité les fait même ruer dans les brancards, ils sont grognons quand il s’agit de se mettre au pas.
On les voit toujours regimber lorsqu’on veut les empêcher de se mettre en scène. La Tabaski est une grande occasion de mise en scène pour eux. Au reste, quand il s’agit de farnienté, personne ne peut les faire bouger.
Personne ! Je dis bien. Seydi El Hadji Malick Sy, un perspicace et monumental observateur l’a compris, qui a dit : «Au Sénégal, la Sunna ne viendra jamais à bout des coutumes ancestrales.» C’est une parole étrange qui mérite des gloses et des gloses. La Sunna a gagné beaucoup de batailles sans nul doute, mais la djahiliya (ignorance) lui tendra toujours des embuscades et se posera toujours en défi.
Pour beaucoup de Sénégalais, il y a à prendre et à laisser dans la religion d'Abraham-le patriarche. On ne sait pas s’il était hébreu ou pas, mais son grand sacrifice qui nous vaut aujourd’hui de célébrer la Tabaski n’est pas suffisamment compris. Oh pardon ! Tout le monde a compris.
C’est que le sacrifice nous effraie. Personne ne veut approfondir la grande leçon du geste abrahamique. Même les illustres références comme El Hadji Oumar, Maba Diakhou Ba, Amadou Cheikhou Ba et Mamadou Lamine Dramé qui ont emprunté cette noble voie sont évoqués du bout des lèvres.
Ils préfèrent l’angoisse de la Tabaski qu’ils subissent comme une séance de tabassage. Ils en sortent avec des courbatures, le corps et l’esprit endoloris par les folles dépenses. La Tabaski pour eux est un fardeau. Il y a parmi eux des pères de famille, mais surtout des jeunes filles et même des femmes mariées. Pourtant, la chose est si «légère» qu’il est même autorisé, selon une opinion méconnue, qui remonte à Abdallah Ibn Abass, d’aller acheter ne serait-ce que de la viande afin de participer à la fête.
«Je vais te le faire voir, tu verras le jour J ! Je vais construire un immeuble sur toi», entend-on dire. Pour eux, la Tabaski et toutes les autres fêtes sont aussi des occasions de crever les yeux d’ennemis imaginaires. Ce vocabulaire «architectural» prisé par les femmes est sans fondement. Elles ne construisent rien du tout. Tout ce qu’elles construisent s’écroulent. Sinon il n’y aurait pas au Sénégal cette «hémorragie divorciale» dont parle souvent le psychologue Serigne Mor Mbaye.
Il y a même des couples qui en viennent à se séparer pour fait de Tabaski. C’est normal. Dans une société où l’apparence des jeunes filles est «une beauté de carrosserie rutilante. (...) le siècle où les jeunes filles épousaient des machines sophistiquées», selon le mot du poète Ibrahima Sall, il n’est pas à s’étonner qu’une fête aussi spirituelle devienne la plus banale des mondanités.