MANDELA: L’EXCEPTION ET LA RÈGLE
Que dire encore de Nelson Mandela qui n’ait déjà été dit, écrit et quelquefois chanté ?
Qu’il a été un résistant de la première heure sans avoir jamais été un extrémiste ? A trente ans de distance, entre sa première condamnation par les tribunaux sud africains et sa sortie de prison, il a prononcé les mêmes phrases : «je suis contre la domination des Noirs par les Blancs, je suis contre la domination des Blancs par les Noirs ».
Mandela portait en lui ce que Camus appelle « l’intransigeance épuisante de la mesure». Parce qu’il était convaincu que «les solutions contraignantes sont à la portée de tout le monde », il a recherché le plus difficile : le dialogue et le consensus. Il a inventé les « commissions vérité et réconciliation » qui inspireront beaucoup de pays africains. Ce sens de la mesure, il l’a exercé aussi dans sa vie privée et plus que ses concitoyens ou l’opinion internationale, il a compris son ex épouse Winnie quand elle a affirmé que pour elle, il y avait eu pire qu’être en prison, c’était être en dehors de la prison !
Qu’il a résisté à vingt sept ans de bagne, sans jamais cesser d’être, au fond, un homme plus libre, en tout cas plus fier, que ses geôliers? Il a fait de sa prison de Roben Island une « université » où, à son contact, de jeunes et moins jeunes résistants ont appris à lutter, à se tolérer, à transformer leur colère en arme d’émancipation. Ses compagnons de prison rapportent qu’il faisait circuler ses notes pour recueillir leurs avis et prendre en compte leurs observations portées en marge. Etre libre, disait-il ce n’est pas seulement briser ses chaines, c’est aussi refuser qu’elles asservissent d’autres.
Que c’était un homme sans amertume et sans rancune ? Ce n’est pas seulement qu’il n’a pas exercé sa revanche contre ses anciens adversaires, il est allé au devant d’eux, non pour les amener à la reddition, mais pour les convaincre qu’au-delà de leurs divergences, il y avait la survie de l’Afrique du Sud qui était en jeu. Mais cette condescendance n’est pas un reniement et l’ancien président Clinton qui lui reprochait sa mansuétude à l’égard de chefs d’états honnis par l’Occident, Mugabe, Castro ou Kadhafi notamment, se souviendra longtemps de la volée de bois vert qu’il avait reçue à cette occasion : « Que faisait donc le gouvernement américain quand nous subissions les affres de l’apartheid ? ».Clinton avait oublié que Mandela avait la fidélité chevillée au corps et que pour lui, « on n’abandonne pas ceux qui vous ont aidé dans les heures noires ».
Mais, chaque homme regardant le monde à sa fenêtre, pour nous Sénégalais, Mandela aura d’abord été une curiosité qui nous sort de notre landernau politique.
Savez-vous que cet homme, à l’issue de son mandat de Président de la République la plus riche d’Afrique, est resté dans son pays ? Il aurait été accueilli à bras ouverts à Londres ou à New York, et lui qui disait qu’il avait mal dans chaque partie de son corps, aurait pu invoquer l’excuse de présenter sa carcasse endolorie par des décennies de privations, aux meilleurs spécialistes du monde. Il pouvait profiter des palais que ses anciens homologues tenaient à sa disposition. Mais il a préféré rester chez lui, et a même redonné vie au village de ses ancêtres.
Cela parait banal, mais nous autres Sénégalais savons que ce n’est pas évident. Nos trois premiers présidents ont plié bagage dès qu’ils ont quitté le pouvoir et préféré vivre loin des hommes et des femmes qui avaient placé leur sort entre leurs mains. Aucun d’eux n’a pris la peine de nous regarder de l’autre côté de la barrière, de voir le visage que leur avaient caché les Potemkine qui les avaient servis et quelquefois trompés. Mandela a réduit à néant leur argument selon lequel ils s’étaient éloignés pour ne pas gêner leurs successeurs. Il n’a jamais dit un mot sur la gestion de Mbeki ou de Zuma, mais il était là, bien présent, à l’écoute de ses concitoyens. Il lui a suffi de paraître auprès de sidéens, vêtu de leur t’shirt, pour remettre en cause toute la politique sud-africaine à l’égard de la terrible pandémie.
Savez-vous que ce chef d’état, qui est certainement le plus légitime que le monde ait jamais élu, ne s’est jamais considéré comme « la seule constante de son pays » ? Il ne se jugeait ni indispensable ni irremplaçable, il refusait les titres d’icône, il n’était pas prophète, disait-il, mais serviteur du peuple. Il reconnaissait ses failles et sa femme Graca Machel avouait qu’il avait des faiblesses. Il a réussi cette prouesse de n’exercer qu’un seul mandat, alors que ses concitoyens étaient prêts à le lui renouveler, que la mode, tout autour de lui, était de le porter à vie !
Cet homme auquel on était prêt à offrir tous les pouvoirs, n’était pas un homme de pouvoir. Même durant son (relativement) court mandat présidentiel, il se gardera de jouer au despote, délèguera souvent son autorité et, contrairement à Senghor, Ahidjo ou Wade, il cédera la direction de son parti à son dauphin, avant de lui céder le pouvoir présidentiel. Jamais son ego n’a étouffé sa chaleur ou sa spontanéité.
Il y a un contraste troublant entre les sud-africains qui chantent et dansent et les mines éplorées des chefs d’Etat africains qui ont, au moins, unanimement, salué la grandeur de Mandela. On n’en attendait pas moins d’eux. Qu’ils fassent mieux encore en s’inspirant de son exemple !