OTEZ CES MAINS SALES
D’habitude, on sortait des agapes de fin d’année, pour entendre l’arène résonner de l’appel du bonheur. Dans les effluves encore flottants du réveillon qui accompagne la tombée de la dernière page du défunt calendrier, la féerie de la lutte apportait une sorte de prolongation festive. On entrait dans la nouvelle étape de la marche du temps avec la passion qui entoure ce qu’on appelait «Combat du siècle», en attendant le suivant, dans la sempiternelle hypertrophie qui fait gonfler les affiches pour mieux les vendre.
Eumeu Sène-Modou Lô sonnait bien dans la lignée des affiches du Jour de l’An.
Comme une première pluie donnait au paysan les senteurs d’une saison humide et fertile, ce rendez-vous inaugural de la nouvelle année illustrait à merveille cette vitalité de croissance exponentielle qui semblait tracer un horizon sans fin pour la lutte. On l’a raté pour Eumeu-Mod’ Lô et c’est comme un funeste signe des temps qui s’ajoute à d’autres.
Le Jour de l’An avait quelque chose de symbolique et de sublime dans l’arène. On voyait y défiler le tout Dakar qui «jet» et qui «set». Ou on y est, ou on ne compte pas. Et quand la place dans la loge se négocie à 100 000 F, les bienheureux étaient facilement identifiables.
On voyait aussi, en ce jour, parader les futurs millionnaires de l’arène. Ceux qui sont sur l’agenda du jackpot prévu pour la saison et qui attendent leur tour pour descendre dans l’enceinte et ramasser le pactole. Cou de taureau, bras de Popeye, poitrine de Maciste (au bon souvenir du cinéma Magic…) et cuisses de Zembla, ils venaient anticiper l’heure de gloire attendue et porter à incandescence la passion des fans.
C’était beau un Premier Janvier dans l’arène. Et quand on passe du Jour 1 du mois inaugural de l’année au jour de fin, en ce 31 janvier, pour camper Eumeu Sène-Modou Lô, il y a comme un dérèglement.
On ne pense à rien de prémonitoire, mais dans l’ambiance de crise et de marasme qui commence à envelopper la lutte, passer du premier au dernier, c’est comme marquer par les chiffres ce qui se dessine dans les lettres.
N’étant point de ces extralucides qui lisent l’avenir et dessinent l’issue des combats avant l’heure, on les laisse voir si cela vaut matière à interprétation, devinette et séance de divination.
Le plus important dans ce combat Eumeu Sène-Modou Lô réside dans la forte charge de déterminisme qu’il a pour l’avenir de la lutte. Jamais les tenants actuels de cette discipline n’ont autant douté de ses lendemains. Lendemains qu’on pensait enchanteurs pour de longues saisons, avec d’heureux millionnaires qui font tourner la roue de la fortune à coups de poing, mais qui désormais se couvrent de grisaille.
A force d’insolence, d’impudence, de violence et de carence, on a déplumé la poule aux œufs d’or.
Soucieux de leur image de marque qui est une projection de leur support d’exposition, les sponsors leaders - la téléphonie mobile en l’occurrence - ont commencé à brouiller le réseau. Personne n’a encore coupé la ligne de façon officielle, mais la tonalité se perd dans une forme d’indifférence menaçante.
Déjà, voir Modou Lô refuser de se présenter chez le sponsor pour récupérer son lot d’équipements «brandés» (pour ne pas dire «branded») et envoyer des sous-fifres qui se sont fait renvoyer à leurs occupations (voir Tribune du jeudi 29 janvier), n’aide pas à améliorer le réseau. Mais le plus important se joue ce vendredi.
L’événement fera sans doute de l’audimat. Dans l’espace que laisse la traque des biens mal acquis, les médias ont fait de leur mieux. Certes, à côté des émeraudes, de l’or, des diamants et des milliards de francs collés à Aïda Ndiongue, les dizaines de millions alloués à Eumeu Sène et à Modou Lô reviennent à du pet de lapin. Mais la presse a sacrifié au rituel habituel de la mise en bouche. Et le plateau de spécialistes offert par la SenTv, mercredi soir, fut tout simplement exceptionnel.
Au-delà des mises en scène, l’évidence est simple : l’avenir de la lutte n’est plus dans la forme dépravée de ce que ce «sport de chez nous» représente en valeurs culturelles, en traditions séculaires et en vertus de courage. Elle n’est dans cette massification incontrôlée porteuse de toutes sortes de dérives qu’on dénonce sans jamais prendre les mesures radicales qui pourraient fermer la porte à la bêtise morbide.
L’affiche Eumeu Sène-Modou Lô est riche d’un plaisir infini. La source de l’extase qu’ils peuvent prodiguer est dans l’immensité de leur talent. Avec eux, on a deux bijoux qui peuvent briller de mille éclats. Mais qu’importe la beauté d’un joyau, il ne peut scintiller sur des mains sales.