PLAIDOYER POUR L’AVORTEMENT MÉDICALISÉ
FATOU KINÉ CAMARA, PRÉSIDENTE DE L'ASSOCIATION DES JURISTES SÉNÉGALAISES
Dans son rapport de l'année 2013, l'administration pénitentiaire a estimé à 1754 le nombre de femmes de la population carcérale, soit 5% des détenus. Un nombre pléthorique aux yeux de la présidente de l'Association des juristes sénégalaises, Fatou Kiné Camara. Elle trouve que l'Etat ne fait rien pour protéger cette couche vulnérable que sont les femmes. Entretien !
Le 8 mars, Journée mondiale de la femme, vous aviez dit que l’Etat sénégalais utilisait toute sa force à l’encontre des femmes. Pourquoi une t-elle déclaration ?
Nous avons besoin d’un Etat et de députés qui soient vraiment là pour le peuple et quand on dit le peuple, on ne parle pas des riches et des puissants, parce que les riches et les puissants n’ont pas besoin de droits dans la mesure où ils font ce qu’ils veulent. On dit que l’avortement médicalisé est interdit, mais les riches et les puissants y ont accès. Je pense que les hommes d’Etat et les députés doivent être là pour les pauvres. Hormis quelques célébrités, toutes les femmes qu’on retrouve en prison sont des femmes pauvres et sans soutien, emprisonnées le plus souvent pour des délits d’infanticide. Ici dans ce pays on n’a aucune compassion pour les femmes et les enfants.
Systématiquement les violeurs une fois qu’on a les preuves qu’ils ont violé, ils ont droit aux circonstances atténuantes, et cette femme-là, avec 7 mois de grossesse, l’enfant est prématuré certainement, il est mort-né probablement, en accouchant toute seule sans aucune aide. Est-ce qu’on sait le nombre de bébé qui meurent parce que la maman n’a pas eu accès aux cliniques ou au centre de santé pour l’accoucher. Donc là, on n’utilise même pas les circonstances atténuantes aux bénéfices du doute alors que combien de violeurs sont libérés ou classés sans suite au bénéfice du doute. Pour les femmes, il n’y a jamais de compassion.
On ne peut pas développer un pays en étant aussi cruel avec la moitié de sa population que sont les femmes, les filles et les enfants. Finalement, il faut que l’on sache ce que l’on veut. Est-ce qu’on veut, ou non, un pays avec un Etat de droit, car un Etat de droit c’est l’Etat qui protège tous. Si les lois ne sont pas les mêmes pour toutes et tous et s’appliquent également pour tous et toutes, on est plus dans un Etat de droit et cela devient une anarchie. Au Sénégal chacun fait ce qu’il veut. Il faut donc respecter le droit et respecter le droit commence par respecter le droit de chacun. Et cela inclut de donner aux femmes un accès à l’avortement médicalisé. L’Etat ne fait rien pour protéger les femmes.
Qu’est-ce que l’avortement médicalisé ?
On y entend un avortement provoqué mais dans les conditions sanitaires saines. Ce n’est pas forcément un avortement fait par un docteur. Il faut que l’avortement médicalisé soit légal. On peut avoir un avortement médicalisé, mais c’est un avortement clandestin. L’avortement médicalisé est interdit dans notre pays uniquement aux femmes pauvres. Les riches, elles ont accès à l’avortement médicalisé. Elles vont dans une clinique, où elles sont dans de bonnes conditions pour avorter sans risquer leur vie. Ce qu’il faut savoir et ça, c’est l’Organisation mondiale de la santé (Oms) qui le dit, l’avortement est un des actes médicaux les plus sûrs au monde quand il est fait dans des conditions sanitaires saines et par des prestataires formés.
Quelle est la différence entre l’avortement médicalisé et l’infanticide ?
L’infanticide c’est lorsque, une fois qu’on a accouché, l’enfant est né vivant et qu'on le tue. Quand c’est un enfant mort-né, qu’on a enterré, ce n’est pas de l’infanticide. Le fait est qu’on n’a pas respecté la loi qui veut qu’avant qu’il y ait une inhumation il faut qu’il y ait un permis d’inhumer. Il faut un certificat de décès et un permis d’inhumer. Souvent, on condamne des femmes pour infanticide alors que ce qu’elles ont fait c’est qu’elles n’ont pas respecté l’autorisation d’inhumer quand elles ont eu un bébé mort-né, mais elles ne l’ont pas dit. L’infanticide c’est donc avoir un bébé et après le tuer. L’avortement, c'est l’interruption volontaire de grossesse.
Pourquoi l’Association des juristes sénégalaises lutte-t-elle pour l’instauration de l’avortement médicalisé ?
C’est un droit fondamental de la femme de choisir de ne pas donner naissance à un enfant. C’est un droit reconnu par une Convention que l’Union africaine a adopté à la Charte africaine des droits de l’homme et des peuples relative aux droits de la femme en Afrique. L’Union africaine l’a adopté en 2003 et dans ce protocole, il est dit dans l’article 14, portant sur la parité, que: «Les Etats reconnaissent le droit à chaque femme de décider de sa maternité, le droit de chaque femme de décider d’espacer ses naissances, le droit de chaque femme à la santé de la reproduction (…)».
Il faut savoir que le fait d’interdire l’accès légal à l’avortement ne fait pas que les femmes ne vont pas faire l’interruption de grossesse, ça va juste le rendre dangereux. Le Sénégal est un bon exemple. Depuis 1963, la loi existe qui interdit de manière très stricte l’interruption de grossesse, c’est une des lois les plus sévères au monde. Et pourtant, depuis 1963, il y a des avortements qui tuent des femmes, qui les mutilent ou qui les envoient en prison. Le fait d’interdire et d’interdire avec beaucoup de rigueur l’avortement n’empêche pas l’avortement.
Donc vous trouvez qu’autoriser l’avortement médicalisé peut diminuer les cas d’infanticide notés au Sénégal ?
Absolument.
Ne craignez-vous pas une opposition des chefs religieux ?
Il faut savoir que je parle d’une loi qui date de 1933 (qui a été reprise par celle de 1963-ndlr), et à cette date c’était la colonisation. Cette loi (pénalisation de l’avortement) à laquelle on s’accroche aujourd’hui, c’est une loi qui nous vient de l’occident. A la même époque, les chefs religieux étaient là, je lis leurs écrits, mais dans aucun de leurs écrits ils ne font de plaidoyer pour condamner une loi qui demande qu’on enferme des femmes, ils n’en parlent même pas.
L’Islam est là depuis le 18éme siècle et ce n’est qu’en 1933 que l’on demande que des femmes soient mises en prison pour la pratique de l’avortement. Donc cela veut dire que la pénalisation de l’avortement c’est ce qui nous vient de l’occident. D’autre part, il y a des pays musulmans où l’avortement est autorisé. La Tunisie est un pays musulman et, depuis 1973, Bourguiba avait autorisé l’avortement. En Arabie Saoudite, l’avortement est autorisé. Dans ce pays, la Constitution est le Coran et dans des conditions où la santé de la mère est menacée on peut faire recours à l’avortement. Donc, il faut qu’on arrête de dire que le Sénégal est un pays musulman, on ne peut pas le faire, il y a des pays musulmans où il est autorisé. La religion doit servir à s’interdire.
Cela vraiment j’y tiens, mais elle ne doit pas servir à interdire aux autres, dire je ne dois pas faire une chose au nom de ma religion et toi aussi tu ne dois pas le faire devient de la dictature. On n’a pas le droit de le faire. La religion, c’est une question de conscience, on va rendre compte à Dieu, chacun de nous individuellement. Donc chacun se préoccupe d’être le meilleur possible pour être en phase avec Dieu mais qu’on ne s’occupe pas d’autrui. Il y a une religion à deux vitesses.
Combien d’hommes sont attraits devant les tribunaux pour viol alors qu’ils sont mariés y compris des religieux et des maitres coraniques ? Que dit la religion pour l’adultère ? Il y a deux poids deux mesures : quand il s’agit des hommes, ils ont le droit de tout faire. Sur terre, on applique la loi des hommes et c’est le droit constitutionnel dans les conditions qui ont été établies par le protocole de la Charte africaine des droits de l’homme, c'est-à-dire, en cas de viol, d’inceste, d’atteinte à la santé mentale et physique de la mère, qu’on leur donne le droit d’avoir accès à l’avortement médicalisé.
L’avortement médicalisé est-il culturellement accepté ?
La question est de savoir si on doit tout accepter à partir du moment où on dit c’est la culture. L’esclavage a été la culture de nombreuses sociétés, mais il y a des hommes et des femmes qui se sont levés pour dire c’est inacceptable et c’est inhumain. Jusqu’à maintenant, en Mauritanie, il y a des réformes pénales pour criminaliser et prendre en charge les victimes de l’esclavage. On ne dit pas, ce sont leurs traditions, on va leur laisser garder ça. Il y a des traditions qui sont mauvaises, il y a des traditions qui tuent, qui humilient l’être, donc on ne peut pas les accepter. Ici on a vu que cette loi, elle est entrain de disloquer des familles.
En quoi ?
On a ce cas qui a été relaté dans le journal L’Observateur du vendredi 14 mars 2014. Une femme de 20 ans abandonnée par son petit ami s’est retrouvée avec une grossesse qu’elle ne peut assumer parce que c’est sa famille et la société qui n’acceptent pas une grossesse hors mariage. Celui qui l’a enceinté ne l’accepte pas non plus. Et l’Etat n’a rien fait pour aider ces femmes qui sont dans ces conditions. Elle cache cette grossesse, accouche d’un mort-né et s’empresse de l’enterrer. Dix (10) ans après, elle comparait devant les tribunaux et on la condamne à 5 ans de prison, alors qu’elle a refait sa vie. Elle a eu un mari et des enfants. Où est la justice dans cela ? Ces enfants qui vont grandir sans leur mère, comment pourront-ils être protégés et aller à l’école comme il faut, être dans de bonnes conditions, devenir de bon citoyens? Est-ce comme cela qu’on va développer le Sénégal ?
Ne craignez-vous pas que, si on arrive à autoriser au Sénégal l’avortement médicalisé, cela mène à la débauche ?
On est dans une société où toutes notre pensée est concentrée sur comment contrôler les filles alors que les garçons peuvent faire ce qu’ils veulent. Il faut qu’il y ait une éducation des filles et des garçons à avoir du respect pour leurs corps, pour la dignité de l’être humain. On ne peut pas enlever aux filles cette dignité de l’être humain. Déshumaniser une fille, c’est lui dire que ton corps ne t’appartient pas. Et, si on considère que ces filles sont mauvaises, on les punit en les obligeant à avoir des enfants non désirés.
Qui est-ce qui est là pour empêcher, qu’une fois qu'elle a accouché, qu'elle le jette, qu’elle le déteste ou le martyrise ? Combien d’enfants sont dans la rue ? La plupart sont des enfants mal aimés, abandonnés. Chaque enfant a le droit d’avoir une mère qui l’aime à défaut d’avoir un père qui l’aime parce qu’au Sénégal la loi interdit l’action de la recherche de paternité, c'est-à-dire, que la loi autorise le père à rejeter son enfant hors mariage. Cependant la loi ne peut pas interdire à un enfant d’avoir une mère qui l’aime.
Si vous pensez qu’elle ne doit pas recourir à l’avortement parce que c’est une fille qui s’est amusée, il faut se dire qu'une mauvaise fille risque d’être aussi une mauvaise mère. Qu’on pense aussi à cela, qu’on aille jusqu’au bout du raisonnement et qu’on ne voit pas la grossesse comme une punition, mais comme un bonheur. Les enfants désirés sont des enfants aimés. Il est temps, au Sénégal, qu’on ait des enfants aimés. L’avortement médicalisé est un moyen pour lutter contre l’infanticide.