"Plusieurs milliards sont dans le secteur informel et échappent à toute forme de taxation"
Frédéric Bérardi, Directeur général de Canal+ Sénégal
Fraude à outrance, concurrence déloyale, manque à gagner pour les acteurs et pour l’Etat, destruction de la valeur marchande… ; les tares qui brouillent la Tv payante sont aujourd’hui nombreuses. Dans cet entretien, Frédéric Bérardi, le Directeur général de Canal+ Sénégal, donne son point de vue sur la question du piratage et sur les défis à relever pour assainir le secteur de l’audiovisuel..
A votre niveau, comment se présente la situation de la télé payante ?
On se trouve sur le marché avec d’autres opérateurs qui ont des bouquets de chaines internationales reconnues et appréciées des Sénégalais. Mais, ils sortent à un prix de vente différent du notre parce que ces derniers n’ont parfois pas acquis les quotas de diffusion de ce qu’ils passent. Quand on doit diffuser la Champions League, on paye auprès de l’UEFA des droits de diffusion pour le territoire du Sénégal. Malheureusement, nos concurrents le ne font pas. Donc, il y a une structure de coût qui est forcément différente et après on se retrouve dans une position complètement dominée par le fait de pratiques anticoncurrentielles. Outre le contenu qui peut être piraté (droits sportifs et cinéma), on voit aussi dans certaines chaines de ces opérateurs, que des films sont téléchargés et diffusés gratuitement. Ce n’est pas une pratique légale puisqu’on est dans l’obligation de payer des droits auprès des propriétaires. Parfois, le propriétaire des droits de distribution c’est même le groupe Canal+ et l’on sait tous que ces opérateurs n’ont jamais reçu l’autorisation de diffuser. Pour l’autre partie (chaines ndlr), je peux citer le cas de la chaine M6 qui est une exclusivité du groupe Canal pour l’Afrique. En d’autres termes, voir cette chaine sur un autre bouquet que le nôtre n’est par définition pas autorisée. Il y a aussi des opérateurs qui diffusent des chaines en les reprenant sur les différents satellites et les mettent dans leur bouquet et n’en payent pas pour autant les droits de diffusion.
Qu’est ce qui est fait pour remédier à cela ?
Nous avons engagé des actions en justice, auprès du régulateur et des différentes instances pour dénoncer ces pratiques. Plus grave, on rentre dans un système où la destruction de la valeur de la télévision payante a déjà été opérée. On vend aujourd’hui des choses à 10 mille francs CFA alors qu’elles ne valent pas ce prix. Cette destruction de valeur est tout aussi terrible pour l’Etat sénégalais en termes de redevances, de taxes, de droits douane etc.
En termes de pertes combien cela représente ?
J’ai fait mes propres calculs et si on prend les sommes payées par les Sénégalais pour avoir accès à un contenu et à des chaines autres que celles gratuites ; la valeur de ce qu’ils payent est trois fois supérieure à la valeur déclarée au niveau de la Direction générale des impôts. Il y a plusieurs milliards qui sont dans le secteur informel ou semi-formel et qui échappent à toute taxation, qui échappent à une contribution au développement du pays. Aujourd’hui le secteur audiovisuel est un vrai marché mais il échappe à toutes ses retombées. Et c’est dommage car dans des pays comme la Côte d’Ivoire, le Burkina ou le Mali ; c’est un secteur qui rapporte beaucoup à l’Etat. Au Sénégal, non seulement il ne rapporte pas mais en plus on le tire vers le bas en faisant croire qu’avec 10 mille francs CFA vous avez 200 chaines internationales. Ce n’est pas possible, ce n’est pas vrai ! Quand vous payez la Champions League, quand vous payez le cinéma, les séries américaines et les autres chaines, vous ne pouvez pas sortir à ce prix. A titre d’exemple, ici on vend les chaines Canal + à 10 mille FCFA soit 15 euros, alors qu’en France on est à 40 euros. Donc, on tire les prix au plus bas possible pour avoir de l’accessibilité auprès du Sénégalais. On ne peut cependant, pas aller plus bas. C’est impossible parce que derrière les gens connaissent le contenu de Canal+ : il y a les films les exclusivités, la Champions League, la Liga espagnole etc.
Mais, est-ce que les autres opérateurs jouent le jeu également ?
Tous nos concurrents ne payent rien de ces droits sportifs et la justice sénégalaise l’a prouvé et condamné récemment. Sur la diffusion de certains droits sportifs, la justice sénégalaise s’est saisie du dossier et a commencé à donner un certain nombre de conclusions qui vont dans la direction de ce que je viens de dire plus haut. Si vous voulez diffuser quelque chose au Sénégal, vous devez prouver que vous en avez les droits. D’ailleurs, la loi sénégalaise est très claire là dessus avec un arrêté ministériel de 2011 qui dit que : « Si vous voulez être opérateur de télévision, vous devez conventionner avec l’Etat ». Ça exclut de fait tous les opérateurs filaires qui ne sont pas autorisés par l’Etat. C’est pourquoi, quand les brigades de la gendarmerie descendent dans les quartiers, ils ramassent tout, les câblos vont en prison et les clients aussi risquent gros parce que c’est quelque chose reconnu comme étant totalement illégal. La deuxième chose que dit l’arrêté est : « pour diffuser après être conventionné, il faut que vous en ayez le droit ». Et j’aimerais bien qu’un jour, on nous demande à tous les opérateurs, de nous mettre autour de la table et que chacun montre qu’il a le droit de diffuser tout ce qu’il diffuse. Là je peux déjà le dire, il y aura de grandes surprises.
Avec les instances est ce qu’il y a des avancées dans la lutte contre le piratage ?
Oui, avec les instances ça évolue beaucoup. On a une nouvelle équipe au Cnra qui essaie de prendre la température du secteur et qui ira sans doute dans la direction de confronter les opinions et de remettre tout à plat. Les instances travaillent aussi beaucoup sur le passage au numérique prévu pour 2015. Cela demandera aussi une remise à niveau de tous les textes et de l’environnement juridique. Le Sénégal est très en avance sur ce dossier et c’est une très bonne chose en termes de régulation. Quand on passera au numérique, on pourra moins faire tout ce qu’on veut. De plus, il y a la justice qui a ces derniers temps, donné des décisions favorables à ce type de dénonciation de comportements anticoncurrentiels.
Ne semblez-vous pas seul dans cette bataille contre le piratage ?
Avec le gros démantèlement qui a été fait récemment, il y a eu énormément de décodeurs d’opérateurs concurrents MMDS. Il y en avait même plus que des décodeurs Canal+. Ces gens là se font beaucoup pirater aussi mais ils ne font rien pour combattre cela. On dirait qu’ils entretiennent le flou juridique.
Il y a aussi l’argument de la nécessité économique qui est souvent avancé pour expliquer le piratage…
Nous avons des abonnements qui démarrent à 5 mille francs CFA, c’est un problème de valeurs. J’en conviens que tout le monde n’a pas 10mille francs CFA pour payer Canal, mais ce prix était trois ou quatre fois supérieur en France. Donc, on a déjà pris en considération ces problèmes de pouvoir d’achat en tirant au maximum les prix vers le bas avec des chaines à 15 euros et une qualité qui demeure la même. Aujourd’hui, en moyenne les gens payent entre 3 et 5 mille francs CFA chez les câblos et 10 mille voire plus chez les opérateurs Mmds. Ce, avec les risques d’avoir un jour la police chez eux. Oui, on a effectivement tenu compte le problème du pouvoir d’achat en faisant une offre à 5 mille francs CFA, par contre pour des raisons liées aux coûts de droits, nous ne pouvons pas mettre les chaines Canal+ à 5 mille francs. Ce n’est pas possible économiquement.
Allez-vous davantage investir dans de nouvelles techniques d’anti-piratage ?
De toute façon on ne peut pas rester sans rien faire. Le groupe Canal+ a essayé il y a quelques années d’ouvrir des filiales au Maghreb (en Tunisie, au Maroc, en Algérie). On a été contraint de fermer et de licencier tout le monde là bas parce qu’on ne survivait pas au piratage.
Redoutez-vous un tel scénario pour le Sénégal ?
Je ne l’espère pas. On est là depuis 20 ans et même si on souffre ces derniers temps parce que la concurrence devient de plus en plus irrationnelle, on continuera à nous battre. On est obligés de le faire si on veut sauver cette société. On investit de plus en plus dans la sécurisation du signal, dans des moyens de lutte anti-piratage, dans des actions avec les brigades de lutte contre le piratage. Cela nous coûte beaucoup d’argent mais on ne se laissera pas faire.
SECTEUR DE de l’AUDIOVISUEL
Sur un marché de 24 milliards, 9 seulement sont déclarés
Affecté par les conséquences du piratage sur son image et sur le développement de ses activités, Canal + Sénégal s’implique – presque en solo- dans la lutte contre la diffusion illégale d’images. L’ampleur du fléau justifie les moyens. Ainsi, la chaine française participe dans des actions en justice pour éradiquer le phénomène.
Ces deux dernières années, plusieurs personnes ont ainsi été condamnées par la justice avec confiscation du matériel saisi, emprisonnement de trois à six mois avec sursis et des amendes de 500. 000 à 1.000.000 de francs CFA.
Estimations :
Environ 10000 Câblots qui ont en moyenne 20 clients chacun 200 000 personnes (minimum) qui reçoivent ces chaines par la CABLOT Distribution. Marché de la télévision payante estimé 24,5 Milliards FCFA Chiffre d’affaires déclaré 9,5 Milliards de FCFA
Conséquences :
Pérennité des opérateurs « légaux » menacée Recettes fiscales, Douanières (manque à gagner) Destruction de la valeur qui aurait pu être créée dans le marché de l’Audiovisuel au Sénégal Pénalisation de la création artistique et audiovisuelle Protection de l’enfance Information non contrôlable (propagande utilisant ces réseaux)