POLÉMIQUE AUTOUR DE LA LIBERTÉ CONDITIONNELLE
DOSSIER - ABOU SOW, LUC NICOLAÏ, CHEIKH YÉRIM, TAMSIR JUPITER NDIAYE....
La libération conditionnelle ou libération conditionnée ? A y voir de plus près, les libérations conditionnelles ne sont pas escortées des rigueurs judiciaires requises dans son application. La Chancellerie n’hésite plus à fouler aux pieds les textes qui régissent cette mesure en zappant les juges d’application des peines au moment de renvoyer certains détenus en liberté. Par exemple, Abou Sow, six jours après sa condamnation dans l’affaire de la Cncas de Touba, est «libéré». Cette décision est révélatrice de la façon dont cette mesure est accordée à certains détenus. Le débat est relancé. Et l’on redoute des connexions politico-judiciaires. Les magistrats ne sont plus en sécurité. Leur pouvoir s’effrite avec la libération conditionnelle.
Il est veinard. Abou Sow, finaud charlatan cité au cœur du scandale de la Caisse nationale agricole du Sénégal (Cncas) de Touba, est libre avant même l’épuisement de la procédure judiciaire pendante devant la Cour d’appel de Dakar. Il a évidemment bénéficié d’une liberté conditionnelle qui lui a permis de retrouver la chaleur de la vie. Qui l’eût cru ?
20 mai : Le verdict tombe. Le cerveau des escrocs de l’agence de la Caisse nationale du crédit agricole du Sénégal (Cncas) de Touba est condamné à 5 ans de prison ferme par le Tribunal correctionnel de Diourbel.
Le lourd chef d’inculpation explique sans doute la peine maximale servie à la bande : Yaya Ahmet Diagne et ses complices Abou Sow et Oumar Chérif Aïdara sont épinglés pour association de malfaiteurs, détournement de deniers publics. Sans oublier les délits de recel de deniers publics, d’actes de charlatanisme et sorcellerie.
Les peinards avaient puisé 1 721 363 000 francs dans les caisses de l’agence de la Cncas de Touba au courant de l’année 2010. Lors de son délibéré, le Tribunal correctionnel de Diourbel avait commandé ce «gang» à payer solidairement une amende de 10 millions.
Le Tribunal a accepté de recevoir la constitution de partie civile de la Cncas en lui allouant la somme de 1, 200 milliard de Francs Cfa à titre de dommages et intérêts. Il a en outre ordonné l’exécution provisoire et fixer la contrainte par corps au maximum.
Le juge avait, en outre, confirmé toutes les mesures conservatoires prises par le juge d’instruction. La sanction est exemplaire pour sans doute dissuader les détourneurs de deniers publics.
Six jours après, coup de théâtre. Abou Sow, petit-fils d’un grand dignitaire religieux, quitte la Maison d’arrêt et de correction de Diourbel laissant derrière lui l’ex-chef d’agence de la Cncas de Touba et Oumar Chérif Aïdara. C’est la stupéfaction dans le monde judiciaire du Baol.
Et des questions entourent cette décision «controversée» de la Chancellerie : «Comment se fait-il que la Commission d’attribution des libertés conditionnelles qui comprend en son sein des magistrats émérites pour la plupart des conseillers techniques au niveau de la Chancellerie ait pu violer les textes jusqu’à élargir de prison un détenu alors que la procédure n’est pas épuisée».
Bien sûr ! Entre temps, Oumar Chérif Aïdara avait interjeté appel de la décision judiciaire qui le maintient en prison ? Il fallait attendre un mois pour qu’une nouvelle décision tombe.
A la lumière de cette faveur accordée au charlatan, la liberté conditionnelle se dévoie quelques semaines après son début d’application.
Depuis quelques mois, la Chancellerie a décidé d’appliquer la mesure dans toute sa rigueur pour décongestionner les prisons sénégalaises.
«Nous avons vu que les prisonniers sont entassés. Cette situation appelle une réponse. L’action la plus envisagée est la construction de prison. Mais dans l’urgence qu’est-ce qu’il faut faire ? Lorsque nous avons fait l’audit des 37 prisons, nous avons constaté que 495 personnes étaient dans la situation de bénéficier d’une liberté conditionnelle. Nous nous sommes intéressés à des situations, non à des noms», précise le ministre.
Dans ses explications, il soutient que les personnes coupables d’assassinat ou celles accusées de viol ayant occasionné des infirmités sont exclues de cette liste. Dès les premières heures de l’application de la mesure, le journaliste Cheikh Yérim Seck retrouve la liberté après une condamnation pour viol.
Pour Me Sidiki Kaba, cela ne devrait choquer personne : «N’oubliez pas qu’il a été condamné par le Tribunal régional hors classe de Dakar. Et que cette peine a été réduite au niveau de la Cour d’appel. Et qu’il a purgé plus de la moitié de la peine. Il était condamné à 4 ans de prison et la Cour d’appel a ramené cette peine à 2 ans. Cela participe d’un esprit d’équité et de volonté de réhabilitation.»
Après lui, le journaliste Tamsir Jupiter Ndiaye coffré pour 4 ans pour actes contre nature et coups et blessures volontaires. Interjetant appel, il se retrouve finalement avec deux ans pour les mêmes délits.
La Chancellerie le sort du gnouf. Célèbre promoteur de lutte, Luc Nicolaï jouit de cette mesure après avoir récolté 5 ans de prison pour détention de drogue, abus de confiance, association de malfaiteurs, et extorsion de fonds. Bref, une charge d’Assises.
Ces libérations vitupèrent les habitués du Temple de Thémis qui encaissent mal cette libération conditionnelle motivée par don «bon comportement». Alors que son jugement en appel n’était même pas programmé.
Depuis lors, il coule ses jours heureux dans la station balnéaire de Saly, dans la localité de Mbour (70 Km de Dakar). Ce quota de célébrités bénéfice de la mesure annoncée par le ministère de la Justice qui a décidé la libération de pas moins de 1400 détenus pour décongestionner les prisons surpeuplées du Sénégal. Sainte mesure ?
LES CRITÈRES D’ÉLIGIBILITÉ
Qui est éligible ? Face aux bruits qui entourent certaines libérations conditionnelles, il est nécessaire de définir les contours d’une telle notion qui créée beaucoup de confusions dans sa compréhension. Cela participe à accréditer l’idée d’une justice à deux vitesses.
Il faut savoir que la liberté conditionnelle qui n’est pas une mesure juridictionnelle appartient exclusivement au ministère chargé de l’administration pénitentiaire. Et dans le cas de la législation sénégalaise, il est assuré par le ministère de la Justice.
Les décisions de libération conditionnelle doivent, néanmoins, comporter l’avis de la commission pénitentiaire consultative de l’aménagement des peines du lieu de détention du condamné dirigé par un juge de l’application des peines du ressort. Ce qui n’est pas le cas.
La libération conditionnelle peut être accordée lorsque la durée de la peine accomplie par le condamné est au moins égale à la durée de la peine qui lui reste à subir. En réalité la plupart des bénéficiaires de cette décision ne remplissent pas certains critères.
JUGES DE L’APPLICATION DES PEINES NON ASSOCIÉS AUX DÉCISIONS
A titre d’exemple, deux incongruités escortent les libertés conditionnelles de Abou Sow et de Luc Nicolaï. Abou Sow a été arrêté en 2010 en compagnie de Cherif Aïdara et Yaya Ahmet Diagne pour avoir détourné plus d’1 milliard 200 millions de francs Cfa des caisses de la Cncas, l’instruction dure 3 ans.
Ensuite, il ordonne la saisie de leurs biens meubles dont des véhicules de marque parqués au service des mines de Diourbel et des immeubles mis sous la main de la justice. Et ils sont passés en jugement en avril 2014 avant que le dossier ne soit vidé le 20 mai.
Au terme ils ont tous été condamnés à 5 ans d’emprisonnement ferme. Curieusement 6 jours après, Abou Sow bénéficie d’une liberté conditionnelle dans des conditions obscures et contraires à la loi, selon des sources judiciaires.
«Car non seulement les délais d’appel d’un mois en matière pénale n’étaient pas épuisés, la décision de condamnation n’est pas encore définitive».
«Mais aussi la commission pénitentiaire ne s’est jamais réunie alors que le Juge de l’application des peines était à Dakar en séminaire», déplore encore une source judiciaire, dépitée par autant de «légèretés».
En vérité, il y a une rupture d’égalité du fait que les deux autres condamnés gardent toujours la prison. Certains avocats interrogés confient que «les mesures sont frustrantes pour les magistrats qui se sont tués à l’œuvre et qui voient leur travail jeté à l’eau par un simple arrêté d’un ministre qui ne remplit pas très souvent les critères d’objectivité».
AFFAIRE DE LA CNCAS DE TOUBA : ABOU SOW LIBRE AVANT L’ÉPUISEMENT DE LA PROCÉDURE
Par ailleurs, d’autres aspects techniques invalident cette décision si on se rapporte à la spécificité des infractions pour lesquelles ils étaient poursuivis, à savoir «détournements de deniers publics». Il faut savoir que pour ce délit, le législateur fait du remboursement des 3/5 du montant détourné pour prétendre bénéficier de circonstances atténuantes.
Autre curiosité de cette décision judicaire : C’est la violation de l’article 155 du Code pénal par les magistrats de la Commission d’attribution des libertés conditionnelles. Lequel article dispose en matière de détournement de deniers publics que «la demande de proposition de liberté conditionnelle ne sera recevable qu’après remboursement de l’intégralité de la valeur détournée».
Ce qui n’est pas le cas. Me Aïssata Tall Sall, avocate de Abou Sow, n’est pas charmée par la systématisation des libertés conditionnelles :
«Je suis très sceptique. Je ne suis pas défavorable à la libération conditionnelle mais je pense que nous devons mettre des garde-fous. La libération conditionnelle ne doit pas servir à rabattre les décisions du juge et à anéantir les sanctions que les juges ont infligées à quelqu’un qu’ils pensent être coupable. Et si le ministre est libre, sur certainement un rapport pénitentiaire, d’organiser la libération conditionnelle des détenus ou des prisonniers, je pense personnellement que cela ne doit pas être le principe. Cela ne peut être que l’exception.»
Elle demandait que cette liberté conditionnelle soit encadrée avec des garde-fous. «Le principe, c’est que le prisonnier purge entièrement sa peine et l’exception c’est la libération conditionnelle. Maintenant, vient s’y ajouter le fait qu’on a observé ces temps-ci que la libération conditionnelle est accordée à des personnalités d’envergure et de renom. Mais tout ça n’introduit que la suspicion dans la tête des citoyens. On ne peut pas empêcher à un bon citoyen sénégalais de penser qu’il y a une justice à deux vitesses. Donc la libération conditionnelle oui, mais les garde- fous aussi oui.»
Aujourd’hui, les libérations conditionnelles semblent être biaisées par d’autres analyses qui se rapportent à la proximité entre les bénéficiaires de celles-ci et l’Exécutif qui décide seul. Dans le cas de Abo Sow, des supputations vont bon train : De l‘avis de certaines personnes, Abou Sow serait un membre de l’Apr.
Natif de Dékhlé Peulh dans l’arrondissement de Sagatta Djolof, il avait installé des cellules dans de nombreuses villes des États-Unis et bénéficierait de la pression maraboutique Peulh dans les environs de Roumdé, Dékhlé Peulh, Guet Ardo, Loboudou.
Pour éviter des connexions politico-judiciaires, certaines personnalités de la justice préconisent que la liberté conditionnelle revienne de droit aux juges.
Il faut rappeler que la loi n° 2000- 38 du 29 décembre 2000 modifiant le Code pénal instaure le juge de l’application des peines dont les principes directeurs sont fixés par la loi n°2000-39 du 29 décembre 2000 modifiant le Code de procédure pénale.
L’instauration du Juge de l’application des peines apparaît ainsi comme un pas de plus du législateur dans sa quête de l’équilibre entre les impératifs d’une défense sociale efficace et le respect des droits fondamentaux des détenus.
Ainsi, «il est désigné au moins un Juge de l’application des peines dans chaque Tribunal régional par arrêté du Garde des sceaux, ministre de la Justice. Dans les Tribunaux départementaux situés en dehors du siège d’un Tribunal régional et comprenant dans leur ressort un établissement pénitentiaire, un magistrat de la juridiction est délégué à la fonction de juge de l’application des peines».
En définitive, l’instauration du Juge de l’application des peines tend à assurer la maîtrise de la répression qui est la condition première de la justice aussi bien pour les condamnés en milieu fermé que pour les condamnés en milieu ouvert».
LES MAGISTRATS DANS LA PEINE
Dès les premières libérations conditionnelles, l’Union des magistrats sénégalais (Ums) étalait ses frustrations et affichait son incompréhension.
En off, d’autres magistrats continuent de regretter ces «mesures frustrantes pour les magistrats qui se sont tués à l’œuvre et qui voient leur travail jeté à l’eau par un simple arrêté d’un ministre qui ne remplit pas très souvent les critères d’objectivité».
En plus, dit un juge, «on ne sait pas comment procède la Chancellerie pour accorder la liberté à certaines personnes impliquées dans des dossiers très médiatiques et très sérieux. Cela confirme malheureusement l’immixtion de l’Exécutif dans la marche de la justice», regrette un autre magistrat.
Cela reflète les états d’âme de l’Ums. Dans un communiqué, elle regrettait «que le ministère de la Justice procède à la libération conditionnelle de plusieurs détenus, parmi lesquels des individus bénéficiant d’une certaine notoriété et impliqués dans des affaires d’une extrême gravité.Le Bureau exécutif de l’Ums a reçu des informations selon lesquelles les règles applicables en la matière n’ont pas toujours été respectées.»
Bien sûr, elle visait le promoteur Luc Nicolaï, les journalistes Cheikh Yérim Seck et Tamsir Jupiter Ndiaye. Alors que le premier est condamné pour une affaire de drogue, les deux autres étaient mis en prison pour des histoires de mœurs qui avaient agité la chronique il y a quelques années.
Les magistrats réprouvent, dégagent leurs responsabilités et attraient leur ministère de tutelle au banc des accusés et condamnent :
«Le Bureau exécutif dénonce avec fermeté l’empressement avec lequel la Chancellerie, qui ne recueille pas toujours l’avis de la commission pénitentiaire de l’aménagement des peines, a agi en toute illégalité en libérant ainsi des personnes ne remplissant pas les conditions légales ou d’autres jugées dangereuses par les organes compétents.»
ABOUBACKY MBODJI, PRÉSIDENT DE LA RADDHO
''C’EST UNE BONNE CHOSE, MAIS NOUS SOMMES CONTRE CERTAINES LIBERTÉS CONDITIONNELLES''
«La liberté conditionnelle est une bonne chose si elle respecte les textes et règlements du pays. Pour la Raddho, il faut que ceux qui en bénéficient aient au préalable purgé la moitié de la peine pour laquelle ils sont condamnés. Autre chose, ils doivent aussi bien se comporter en prison.La Raddho pense que c’est une bonne chose. Mais, la Raddho est contre certaines libertés conditionnelles octroyées parce que simplement, la personne aurait eu des appuis quelque part.»
SALUANT LES LIBÉRATIONS CONDITIONNELLES
AMNESTY EN PHASE AVEC LA CHANCELLERIE
Amnesty International ne crache pas sur cette mesure introduite par Me Sidiki Kaba depuis son arrivée à la tête du département de la Justice.
«Prévue par la loi, la mesure peut s’appliquer à toute personnalité pourvue qu’elle soit jugée et condamnée. Ce qui est le cas. Nous sommes parfaitement en phase avec le ministre de la Justice lorsqu’il accorde ces libertés conditionnelles», dit Seydi Gassama.
Or, dit-il, «ce que demande Amnesty, c’est uniquement que justice soit rendue lorsque les gens commettent des crimes ou délits. Mieux, quelque que soit leur statut social, il faut qu’ils soient jugés et condamnés. Et lorsque ce préalable est fait, la liberté conditionnelle étant une mesure prévue par la loi tout comme la grâce présidentielle ou l’Amnistie peut être prise».
ME ASSANE DIOMA NDIAYE, PRÉSIDENT DE LA LSDH
''IL NE DOIT PAS Y AVOIR DE DISCRIMINATION FONDÉE SUR LA RICHESSE OU LA NOTORIÉTÉ''
«La liberté conditionnelle est une bonne pratique. Parce qu’elle permet de désengorger les prisons mais aussi de préparer les détenus à la réinsertion sociale. Nous avons constaté que la récidive est due au fait que la prison n’est plus un lieu social. C’est une alternative parce qu’il n’y a plus de construction de prisons qui sont caractérisées par une surpopulation carcérale. Ce que nous déplorons par contre, c’est la mise en œuvre du processus qui n’est pas inclusif. Elle ne dépend plus des acteurs qui sont les premiers concernés. C’est à dire les directeurs de prison, le juge d’application des peines et les autorités administratives qui ne sont même pas impliqués. La sélection devrait émaner non pas de la notoriété du détenu ou des pressions politiques, elle devrait être encadrée et procéder d’une sélection rigoureuse. Il ne doit pas y avoir de discrimination fondée sur la richesse ou la notoriété.»