POLITIQUE ET RÉALITÉS
Mais enfin, quand comprendrons-nous que nous cherchons des remèdes d’ordre politique à des maux de civilisation ? Quand reconnaitrons-nous, par exemple, que le phénomène du chômage ne tient pas à des dispositions prises par tel ou tel gouvernement, car il y a des causes trop profondes ?
En fait, il a commencé dès l’instant où l’énergie mécanique a remplacé l’énergie humaine ; ou l’homme, animal industrieux, est devenu animal industriel. Le chômage, il n’est pas à l’heure actuelle, un seul gouvernement qui puisse l’enrayer. Cependant – et tout en vous comprenant très bien – je ne vois pas de quelle façon notre civilisation (puisque civilisation il y a) va pouvoir se modifier suffisamment pour venir à bout de tels problèmes.
Je ne le vois pas, non plus, et c’est ce qui m’inquiète. Il m’apparaît de plus en plus que nous sommes loin de maîtriser notre évolution : car, de toute évidence, le monde d’à présent ne ressemble guère à ce que nous souhaitons qu’il soit. Il est loin, bien loin, de répondre à la plupart de nos aspirations vers la justice, la paix, la liberté... Je ne parle pas de l’égalité, ce mythe déraisonnable.
On aimerait, toutefois, que la condition humaine ne présente plus autant de différences sur le plan social. Or, il y a un abîme entre les situations ; le pire étant que ces différences ne soient pas établies en fonction des facultés et des mérites ; que la position sociale réponde si peu à la véritable valeur...
Cher utopiste ! Si vous faisiez de la politique, vous ne tarderiez pas à savoir qu’il n’est pas question de cela. Cette activité n’est- elle pas fondée, pour une large part, sur le fait que l’immense majorité des citoyens ne se montre ni avisée ni avertie, et que tout se passe en raisons d’habiletés manœuvrières de la part des candidats, ainsi que d’opinions fondées on ne sait trop sur quoi, n’est-il pas vrai ? vous me traitez d’utopiste, je peux donc vous appeler pessimiste. Du reste, je comprends qu’on le soit, dans ce monde qui présente tant de tristes aspects.
Efforçons-nous, pourtant, de ne rien trop noircir, de ne pas juger avec un parti-pris de dénigrement.Pas de pessimisme, vous avez raison. Mettons : un scepticisme souriant ; ou, mieux encore, une lucidité sereine. D’accord. Pour ma part, songeant à cette Histoire, à tant de siècles de générations d’inventions, de ''progrès'', il m’arrive souvent de me dire : c’était pour en arriver là ? on eût sans doute pu faire mieux, mais nous retrouvons ici la notion de destin, valable pour l’humanité, comme pour chacun de nous.
A ce propos. n’oublions jamais que toute société est fondée sur l’infinie diversité des êtres. Fondée sur leur inégalité. Il a toujours fallu, il faudra toujours que les uns accomplissent des tâches supérieures, que d’autres s’exercent à mille activités, que d’autres soient occupés à de simples besognes. Dans chaque ville se trouvent ceux qui dirigent, ceux qui décident, ceux qui commercent, qui soignent, qui tiennent des rôles très divers, ceux qui nettoient les rues, ceux qui...
Les politiques le savent, qui s’appliquent à tenir compte d’une telle diversité, afin que ces différences leur permettent de mieux assurer leur pouvoir. Il en serait autrement s’ils avaient affaire à des personnes capables de s’unir en vertu d’inclinations, d’intérêts semblables. En fait, à partir d’un certain niveau, il ne perd peut-être pas tout à fait la notion d’individu, mais celle-ci s’estompe à ses yeux. Comment pourrait-il envisager la multiplicité des êtres dont il est à certains égards le tuteur ?
Avec leurs problèmes individuels, leurs particularités propres, leurs inclinations, leurs situations... Il ne les met sans doute pas tous dans le même sac, mais il ne saurait apprécier chacun d’eux à sa juste valeur. nous touchons là, me semble-t-il, le plus réel problème ; le fond du sujet en quelque sorte. Certains gouvernent, d’autres sont gouvernés ; c’est ainsi depuis que le monde est monde. tyrannique, monarchique, démocratique, un gouvernement est un gouvernement dont les gouvernés doivent respecter ou subir les lois. Dès l’instant qu’un pouvoir s’exerce et qu’il dispose d’une force, on lui doit obéissance et l’on s’incline, même si cela est à contre- cœur...
A ce propos, j’ai toujours été surpris par ce pouvoir qui tient sa puissance des citoyens au sujet de ceux-là mêmes dont il dispose. Que sont, en effets, les éternelles ''force de l’ordre'', sinon des troupes composées des frères de ceux sur qui elles se livreront à de sanglantes répressions dès qu’ils manifesteront leur mécontentement. traités de rebelles par celui ou ceux qui dirigent, qui règnent, on ne les ménagera nullement, et le cas échéant, cela se traduira par de véritables massacres ; les massacreurs étant, je le répète, issus de ce même peuple en révolte !
J’aime assez que vous en soyez encore à vous étonner de cela, qui est admis depuis si longtemps, qui fait parti de nos mœurs. Avec vous, il faudrait trouver autre chose en matière de société ! Oui, il faudrait. J’en suis persuadé : il faut tout remettre en cause, si l’on veut redonner tout son sens au mot progrès. ou du moins si l’on veut lui donner le sens qu’il devrait avoir : non pas la marche vers l’avant, mais l’évolution vers le mieux.
Nous n’en sommes pas là, mais qui sait ? qui sait s’il ne se trouvera pas assez d’êtres humains pour bien comprendre qu’ils font fausse route, et s’attacher à tout revoir. Dans ce cas, rétrograder ne serait pas perdre ; les conducteurs savent bien qu’il faut parfois savoir le faire. Le mouvement écologiste, lorsqu’il tente de s’opposer à ces sortes de constructions qui sont plutôt des œuvres de destruction, commence à peine à faire connaître son point de vue. Je souhaite vivement qu’il y parvienne.
Je le souhaite aussi. Puisse la politique traditionnelle ne pas trop vite l’absorber !