POUR UNE LIBERTÉ ACADÉMIQUE VÉRITABLE, ‘’DISONS NON À LA PEUR QUI FAIT FUIR’’

L’histoire nous rappelle en effet que les savoirs accumulés depuis des millénaires ont soulevé chez leurs dépositaires la question de leur pérennité, et ainsi de leur transmission aux générations suivantes. De débats et échanges privés, s’est organisée et structurée toute une architecture de transfert de connaissances d’abord avec les écrits anciens, en passant par les lectures dans les amphithéâtres romains, jusqu’aux écoles, instituts, centres de formation et universités qui témoignent aujourd’hui de la vitalité de la connaissance et de l’impérieuse nécessité de la partager.
A l’échelle de l’enseignement supérieur, faire le choix de créer une université, c’est prendre l’initiative de semer une graine de lumière pour faire régner la vérité, stimuler l’éclosion des talents et contribuer au progrès de l’humanité.
L’Université est le temple où l’on célèbre la transmission de l’ensemble des savoirs qui expriment le génie d’un peuple et l’orientent vers le développement endogène durable. Elle est également le lieu où l’on crée les savoirs, les conserve et les renouvelle, par l’innovation et la créativité.
Elle a aussi vocation à être un sanctuaire où l’on cultive toutes les formes d’intelligence dont la jeunesse constitue le receptacle.
Ainsi perçue, l’université occupe dans l’Etat, une place centrale dans la construction de la citoyenneté et de la fortification des institutions républicaines. Par le pacte académique qu’elle scelle entre les formateurs et les apprenants, l’université est une invite à l’Humilité dans la quête du savoir, à la Générosité dans sa transmission ainsi qu’à l’engagement au service de la liberté, du respect, de la probité, de l’abnégation, du sens de l’honneur et du sacrifice pour traduire notre fidélité à la patrie.
Remparts humains des cités
Platon ne disait-il pas que « les remparts des cités ne sont pas les pierres mais les hommes » ? Une véritable université se dresse comme un double rempart car d’une part, elle a vocation à contribuer à la défense des valeurs de l’humanité, des libertés sans lesquelles la dignité humaine est vidée de son sens ; et d’autre part, elle construit, par la formation, les remparts humains des cités. C’est la raison pour laquelle la responsabilité de l’enseignant à l’université est très grave.
Le corps enseignant a en effet la responsabilité d’accompagner sans travestir, l’apprenant dans sa quête pour plus d’humanité, et surtout pour disposer d’une capacité de jugement autonome parce que libéré de toute forme de domination.
Au delà de l’activité professionnelle que constitue le métier d’enseignant, devrait naitre un amour véritable pour ce métier. A partir de là, tout enseignant découvrira comme le rappelait le philosophe de la prospective Gaston Berger, que « comme l’amitié, l’enseignement exige un difficile sacrifice.
Ne pas chercher à former notre disciple à notre image. Ne pas lui imposer nos goûts ou notre système, lui donner les moyens, pour être lui-même, d’être, s’il le faut, tout à fait différent de nous. Il est peu d’hommes assez détachés pour réaliser cela sans souffrir. Mais, à travers tout ce que perd alors l’amour-propre, nous goûtons la joie supérieure d’ouvrir un esprit, de le mettre en possession de son autonomie. De lui donner comme une seconde naissance ».
Cet amour véritable impose au corps professoral une éthique et une dignité. Il impose la conscience de l’influence que l’enseignant peut exercer, positive, comme négative car l’apprenant se met à disposition pour apprendre en toute confiance. Il convient dès lors, et cela va sans dire, qu’il serait contraire à toute forme d’éthique et de dignité d’abuser de cet apprenant, de le corrompre moralement ou de le manipuler, ce qui équivaudrait à le déformer, à l’abrutir ou à le conduire vers l’exclusion sociale.
Il importe fondamentalement de respecter son droit à l’éducation et d’honorer le pacte moral signé avec la Nation pour faire de lui un rempart efficace, l’accompagner par les savoirs, sur le chemin de la réussite et du bonheur. Fort de la douceur de ce soutien amical, le temps passé à l’université est ainsi le plus heureux temps de la vie.
La sagesse populaire nous apprend que « le plus beau temps de la vie, n’est pas celui où l’on a qu’à se laisser vivre : c’est celui où, en pleine possession de ses facultés, et en pleine maîtrise de soi, on est engagé dans la lutte pour l’existence, où l’on a conscience d’y jouer un rôle utile et de faire un peu de bien autour de soi, selon les moyens dont on dispose et la situation qu’on s’est faite à soi-même par ses libres efforts. Vous avez donc toute raison d’espérer ; l’avenir vous est ouvert, et il sera pour vous ce que vous en aurez fait. Soyez convaincus que si tant d’hommes et de femmes se plaignent d’avoir passé à côté du bonheur, c’est qu’ils ont oublié de lui donner rendez-vous et qu’ils ne savent ni ce qu’il est ni où il se trouve».
Si la vie à l’Université peut paraître par moment difficile à vivre, on pourrait s’interroger sur la manière dont cette vie est vécue, si le bonheur tant recherché est attendu au bon endroit. Il est souvent recherché dans la facilité et la responsabilité des autres, alors qu’il est dans le travail actif, intelligent et pleinement assumé. Il est recherché parfois dans la révolte, alors qu’il est dans la discipline et la politesse.
Les espoirs d’une nation
La jeune université sénégalaise incarne les espoirs d’une nation jeune mais au cœur meurtri parce que longtemps blessée dans sa fierté et sa dignité ; une nation qui attend ses enfants et qui ne doit être ni trahie, ni en souffrance continue pour pouvoir accéder à la résilience. Cela nécessite du travail dans son sens noble, et le véritable don de soi.
« Le travail est la loi de l’Homme ». L’Université accompagne les hommes dans l’apprentissage du travail, dans le développement de toutes les puissances actives de leur être, pour mettre toutes les générations d’apprenants en état d’affronter la vie et de suffire à leurs exigences dans un environnement souvent démuni.
Regarder autour de soi les vraies réalités du pays devrait nous inspirer plus d’humilité, de dignité, d’abnégation, de gouvernance transparente pour mériter des privilèges qui nous sont consentis avec l’argent du contribuable.
L’Université est par excellence le lieu d’apprentissage de l’exercice citoyen de la liberté. Mais la vraie liberté consiste à avoir la maîtrise de soi, à gouverner ses actes et ses paroles, à se soumettre à la raison et au bon sens avec une connaissance lucide des limites de l’infranchissable.
Le citoyen lucide et clairvoyant ne doit pas forcer l’Etat à se servir des armes que la Nation met entre ses mains ; l’apprenant ne doit pas non plus forcer ses maîtres à user des armes que la discipline met entre leurs mains. C’est en cultivant cette vraie liberté, que la communauté universitaire se rend digne des privilèges que sont les franchises universitaires..
Les franchises universitaires expriment tout simplement un espace éthique au sein duquel la vraie liberté est garantie dans l’intérêt supérieur de l’institution académique. Toute attitude malveillante ou délinquante transforme l’espace franc en espace de droit commun, fait descendre les universitaires de leur piédestal et les expose à la rigueur des lois et règlements.
Il apparaît clairement que l’université de demain sera une université de rupture ou ne sera pas. Pour exister, elle se doit d’assumer avec audace ses choix stratégiques, refonder son système de gouvernance et s’ouvrir davantage sur son environnement économique, social, culturel et technologique. Elle doit réussir le pari de son adéquation avec les structures mentales, économiques, sociales et culturelles des sociétés africaines.
Une université de rupture
La crise qui secoue l’université sénégalaise ne devrait point être perçue comme un saut d’humeur éphémère de quelques esprits malsains qui cherchent à perturber le bon fonctionnement de l’institution. Il s’agit d’une crise profonde qui atteint l’université dans son âme et son esprit et qui mérite une attention plus grande si l’on ne veut pas être surpris par une tournure d’évènements tragiques comme ceux auxquels on commence malheureusement à s’habituer.
Récemment, le Sénégal a assisté, sans voix, à l’expression d’une rare violence morale contre l’un des symboles forts de la République à l’occasion d’une cérémonie inédite. La surprise est d’autant plus grande que l’acte en question émane d’une partie du corps professoral, qui porte haut les principes et valeurs de la République, et qui a la responsabilité de former ses élites et de leur transmettre les valeurs républicaines et de la citoyenneté.
Se pose alors la question de savoir de quel mal souffre le milieu académique pour qu’une partie du corps se désolidarise de l’ensemble, se réunisse en conclave pour programmer les dimensions et les objectifs d’un rituel d’autodestruction orienté vers l’incinération préméditée d’une loi régulièrement votée par l’Assemblée nationale et l’envoi des cendres au Président de la République ?
Il s’agit là d’un phénomène, qui loin d’être anodin, rappelle tristement un 7 février de l’an 1497 où le dominicain Jérôme Savanarole avait organisé à Florence le « bûcher des vanités » pour brûler notamment les œuvres d’art et les livres de l’époque jugés immoraux. L’histoire regorge d’exemples où les livres comme les hommes ont été jetés au feu de l’autodafé par des extrémistes qui ont posé les actes les plus attentatoires à la dignité que l’humanité ait connus.
Les mêmes méthodes ont été appliquées dans le passé, par les fascistes aux ouvrages dissidents, ou dont les auteurs étaient juifs, communistes, modernes, féministes, pacifistes. En Islam, les rationalistes (mu’tazila) ont connu le même sort, privant ainsi la pensée islamique de son siècle des lumières. Aujourd’hui, nous gardons frais en mémoire les souvenirs des autodafés organisés dans la ville de Tombouctou.
La cérémonie d’incinération de la loi sur les universités du 2 février a fini par réveiller tragiquement le Sénégal sur le fait que le démon n’est plus à nos portes mais a réussi à pénétrer dans nos amphithéâtres. L’écrivain allemand Henri Heine nousmetengarde:«Làoùonbrûle des livres, on finit aussi par brûler des hommes».
Ethique académique
Nous sommes loin de l’éthique académique fondée sur des traditions multiséculaires dont la sacralité est reconnue à l’échelle universelle. Même si l’envers des franchises universitaires gagne du terrain, cela ne devrait pas pousser les décideurs et la majorité silencieuse de la communauté académique à renoncer au dialogue et à succomber à la peur. Elle doit au contraire assumer pleinement sa responsabilité et œuvrer au recentrage du débat autour de la franchise…
Les franchises universitaires sont un instrument au service de la liberté académique et des libertés collatérales qui lui assurent efficacité comme la liberté de conscience et la liberté d’expression. Elles ne légitiment pas un droit à la délinquance et n’ont pas vocation à transformer l’université en « zone franche de la délinquance » au nom des franchises ou en « Cour des Miracles » au nom de l’autonomie de police administrative.
Il devient alors impérieux de restaurer l’autorité de la loi sans complaisance et de faire cesser, au nom de la loi et des valeurs académiques universelles, les atteintes aux libertés et aux lois de la République. Pour cela, il est important de se rappeler la leçon de J. Derrida qui considère l’université comme « le lieu où l’on dit la vérité sans condition ».
« L’université, disait-il, fait profession de la vérité. Elle déclare, elle promet un engagement sans limite envers la vérité ». C’est alors l’espace où l’on célèbre la vérité pour ce qu’elle est dans toute sa netteté, sans condition politique, économique, syndicale, raciale, ethnique ou religieuse.
Au nom de la Vérité, l’université devrait méditer également avec introspection, la leçon du Président Senghor, il y a déjà un demi-siècle, à l’endroit de la communauté universitaire : « Si vous aimez votre pays, vous serez plus conscients de vos devoirs que de vos droits, qui ne sont d’ailleurs pas contestés. Or une seule idéologie est efficace pour bâtir, c’est-à-dire pour développer une nation : c’est celle du travail méthodique. Vous voyez où est votre devoir majeur.
Rappelez-vous seulement qu’une nation ne se bâtit pas sur la trahison, par paresse, de ses élites. » Le 17 février 2015, à l’occasion de la séance académique solennelle de l’ANSTS, le Président de la République a partagé avec quelque gêne, sa préoccupation : “j’ai la conviction très forte que notre système éducatif tel qu’il fonctionne, ne répond ni à une nécessité pédagogique ni aux besoins du marché. C’est la triste réalité. »
La vraie rupture est alors de s’engager résolument dans le travail méthodique pour réformer le mode de gouvernance universitaire, les modes de renouvellement et de transmission du savoir, les curricula et les filières, les modes de recrutement mais aussi les stratégies et méthodes de lutte syndicale etc.
C’est la résistance au changement, souvent fondée sur la peur, qui fait fuir les réformes en hypothéquant le progrès de nos Etats, en Afrique ainsi que les droits des générations futures.
La jeune université sénégalaise devrait reprendre à son compte l’hymne de la jeunesse qui lui a été inspirée par un des leurs, universitaire et académicien, et se lever comme un seul corps pour dire
« Non ! à la peur ».
« Nous disons Non à la peur qui fait fuir
(...) Tendant nos jeunes cœurs vers ton soleil,
Oui, s’il le fallait
Demain nous offririons notre souffle
Pour te défendre, Ô notre patrie !»