POUR UNE RÉORIENTATION DU DÉBAT POLITIQUE SÉNÉGALAIS
Quelques semaines seulement après les évènements dits de Charlie Hebdo, la classe politique sénégalaise sombre aujourd’hui dans une ébullition de faits d’ordre communicationnel. Des accrochages verbaux tous azimuts, fondés généralement sur des révélations attentatoires, des calomnies ou injures, poussent à porter un regard critique sur le débat politique sénégalais qui, désormais, ne porte plus sur des questions éminemment idéologiques encore moins d’intérêt général, mais sur l’art de ternir, par tous les moyens, l’image de son adversaire.
Après l’émotion, surgissent les interrogations. Quelle conscience humaine digne de ce nom peut-elle rester indifférente devant les propos injurieux de l’ex-chef de la Magistrature suprême à l’endroit de la Première institution de notre pays ?
Au nom de son statut d’ancien président de la République du Sénégal ou sous prétexte de la liberté d’expression, Me Abdoulaye Wade s’est encore une fois illustré par ses déclarations piques décernées contre son désormais «fils» et actuel locataire du Palais présidentiel. Ces propos d’une autre époque n’honorent guère la Nation sénégalaise ni l’esprit qu’on s’est fait de la démocratie dont notre Etat fait montre depuis son accession à la souveraineté internationale.
Au-delà de la personne visée, en l’occurrence le Président Macky Sall, le secrétaire général national du Parti démocratique sénégalais (Pds) a touché à la première institution de toute une Nation, qu’il a eu d’ailleurs à diriger pendant une douzaine d’années. Stratégie politique ou manœuvres gratuites ? En tout cas, même si l’objet de sa sortie reste pour le moment ignoré, Maître Wade a surpris plus d’un.
Ces propos sont tenus au moment où un jeune de son parti, à savoir Mamadou Lamine Massaly, faisait face aux enquêteurs pour avoir tenu des affirmations similaires. Quelques semaines avant, le patron de l’Alliance des forces du Progrès (Afp), Moustapha Niasse, s’est montré menaçant avec à la clef des insultes à l’endroit des «rebelles» de son parti. Des termes comme «prostitué politique»,
«vieux menteur», «imbécile» ou encore «esclave», qui sont devenus à la mode, suffisent largement pour s’interroger sur la qualité des débats politiques au Sénégal.
Communication ou injures politiques ?
«La politique se joue aujourd’hui sur un mode communicationnel», écrivait Dominique Wolton dans son célèbre ouvrage intitulé, La communication politique : construction d’un modèle. Cette affirmation de l’intellectuel français et spécialiste de la communication et des médias est aujourd’hui d’actualité au Sénégal, où les leaders, même les moins connus, se livrent à des déclarations souvent «scandaleuses».
Objectif : Prétendre acquérir une certaine obédience populaire. Le constat est alarmant. Les activités quotidiennes des hommes politiques se réduisent le plus souvent aux affrontements, même si ceux-ci ne sont principalement que verbaux. Selon le professeur Ibrahima Silla, «en politique, l’affrontement ne saurait être légalement physique, même s’il arrive que les hommes et les femmes politiques en viennent aux lèvres, aux mains et aux poings. Mais le plus souvent, l’affrontement reste verbal sous forme de débats contradictoires ou d’un face-à-face en période électorale notamment.
Les mots en politique sont comme une arme». (Communiquer en politique, l’art de coudre et d’en découdre, Editions des trois fleuves, 2011, P.14). Donc en politique, il faut impérativement maîtriser cet art «d’en découdre» pour prétendre tirer l’épingle du jeu.
Toutefois, reconnaissons-le, ce débat contradictoire ne se fait pas sur des bases scientifiques ou intellectuelles. Ce qui, malheureusement, salit l’image de notre espace politique. Et les récentes révélations de Wade et de Massaly sur respectivement les personnes de Macky Sall et de Aminata Tall en sont de parfaites illustrations. En agissant de la sorte, les auteurs de telles allégations se cachent toujours derrière la liberté d’expression et/ou le «plein» droit de mener sa communication en vue de participer «librement» aux débats politiques.
Même si elle reste le moteur de l’espace public, la communication politique est confrontée à deux limites : D’une part, les rapports entre expression et action et d’autre part, la croissance que prend la logique représentative comme moyen de réguler les flots de communication nombreux et hétérogènes.
Ce problème de communication qui gangrène l’espace politique sénégalais est certainement une caractéristique des leaders qui maîtrisent peu les stratégies et les soubassements de ce milieu si complexe.
Ce qui démontre en même temps que les acteurs de la classe politique jouent souvent avec le feu. Non pas le feu qui sert à transformer le fer en acier, mais le feu qui fait flamber le front social sur des raisons qui n’en sont pas.
Mauvaise interprétation de la liberté d’expression
Enfin, une dernière et terrible, mais non moins plausible interrogation qu’on peut se poser, sous le couvert bien entendu de ce droit fondamental : Peut-on dire ou rire de tout au nom de la liberté d’expression ? Sans liberté d’expression, il n’y a pas de débats démocratiques. C’est indiscutable. Mais l’étendue de la liberté d’expression demeure une question chaudement discutée. Où s’arrête la liberté de dire ? A cette question, chacun donne une réponse reflétant la place qu’il accorde à la liberté d’expression par rapport aux autres droits.
Dans une société démocratique comme la nôtre, la liberté d’expression est garantie par des textes constitutionnels. La charte fondamentale prévoit dans son article 10 que «chacun a le droit d’exprimer et de diffuser librement ses opinions par la parole, l’image, la marche pacifique, pourvu que l’exercice de ces droits ne porte atteinte ni à l’honneur ni à la considération d’autrui ni à l’ordre public».
Toutefois, puisque «la liberté des uns s’arrête là où commence celle des autres», elle est fortement encadrée. Car toute liberté socialement reconnue se trouve, en même temps, juridiquement limitée. C’est pourquoi, la liberté d’expression se heurte à un certain nombre de restrictions qui sont fixées par la loi et qui sont jugées nécessaires au respect des droits et de la réputation d’autrui.
Car même si les paroles ne tuent pas, elles peuvent porter atteinte à l’honneur ou à l’intégrité morale. Au Sénégal, des restrictions sont notées dans le Code pénal, notamment dans ses articles 72, 80 et 255 qui répriment tout propos de nature à «troubler l’ordre public», «à inciter à l’insurrection populaire» et «à diffuser de fausses nouvelles».
Mieux, l’article 139 du Code de procédure pénale prévoit, avant jugement, de déférer sur simple instruction du procureur tout individu incriminé dans une affaire. C’est ce que l’on appelle les délits de presse ou «les infractions commises par tous les moyens de diffusion publique».
Quelle part de responsabilité pour les médias ?
Si nous considérons, avec Jürgen Habermas, la communication politique comme «un espace où s’échangent les discours contradictoires des trois acteurs qui ont la légitimité à s’exprimer publiquement sur la politique et qui sont les hommes politiques, les journalistes et l’opinion publique au travers des sondages», nous verrons nettement la fonction essentielle que jouent les médias dans le jeu politique.
Ceux-ci se présentent aujourd’hui comme des espaces publics ouverts à la confrontation des valeurs et des intérêts, où l’individu s’arrache et transcende ses particularités pour s’intéresser à l’intérêt général.
En effet, depuis une époque récente, le paysage médiatique sénégalais est marqué par la participation des citoyens dans l’animation des débats politiques, notamment dans la presse audiovisuelle. Cette pléthore d’émissions ouvertes et interactives diffusées dans les médias «chauds» ou «froids» comme l’enseignait Marshall Mc Luhan sont des occasions en or qui s’offrent aux nombreux Sénégalais, même analphabètes, pour prendre part à la vie politique.
Ce qui est salutaire, car étant une promotion de la démocratie sénégalaise. Mais en intégrant ces «innovations» majeures, les professionnels des médias se doivent d’assumer toutes les conséquences qui en découleront. Pourquoi diffuser des injures ou des propos orduriers en l’encontre d’un président de la République ?
C’est une lapalissade de dire que l’usage que l’on fait des moyens de communication sociale peut avoir des effets positifs comme négatifs. Bien que l’on dise souvent que les «médias» font la «pluie et le beau temps», il ne s’agit pas de forces aveugles de la nature échappant au contrôle humain.
Car, faut-il le rappeler, même si les actes de communication entraînent souvent des conséquences inattendues, les personnes choisissent toutefois d’utiliser les médias à des fins de bien ou de mal, d’une bonne ou d’une mauvaise façon.
Ces choix décisifs pour la question d’éthique sont faits non seulement par ceux qui reçoivent la communication -spectateurs, auditeurs, lecteurs-, mais également par ceux qui contrôlent les instruments de communication sociale et déterminent leurs structures, leurs politiques et leurs contenus.