POURQUOI SI PEU D'AFRICAINS AU PALMARÈS DU NOBEL DE LITTÉRATURE ?
«Et qu’est-ce donc à présent que cette négritude, unique souci de ces poètes, unique sujet de ce livre ? Il faut d’abord répondre qu’un blanc ne saurait en parler convenablement, puisqu’il n’en a pas l’expérience intérieure et puisque les langues européennes manquent des mots qui permettraient de la décrire.»
Jean Paul Sartre, Orphée Noir
Ils sont vraiment peu nombreux les écrivains africains au sud du Sahara qui figurent au palmarès du plus prestigieux des prix littéraires : le Nobel de littérature. Le dramaturge nigérian Wole Soyinka est l’illustre exception, compte non tenu (à tort certainement) des deux Prix Nobel Sud- Africains Nadine Gordimer et John Maxwell Coetzee.
Lorsqu’il obtenait le prix, il était bien moins connu que l’autre géant de la littérature africaine, Chinua Achebe. Mais fort heureusement, le prix Nobel ignore (parfois trop) la notoriété. Le jury donne l’impression de ne pas trop aimer les écrivains médiatiques.
A ce propos, le Congolais Alain Mabanckou et dans une moindre mesure le Guinéen Tierno Monenembo ont du souci à se faire même s’ils sont encore loin de prétendre au prix Nobel.
La surprise peut nous venir, bien plus tard, d’autres auteurs comme l’Ivoirien Koffi Kwahulé, l’auteur de Babyface dont l’écriture jazzique révèle une inspiration singulière et personnelle ou bien même Mia Couto le Mozambicain, s’ils continuent à travailler dans la discrétion et l’incubation propre à toute grande production littéraire. Et pourquoi pas l’Angolais Arthur Pestana dit «Pepetela» ?
L’écriture est un exercice de longue haleine. Le Congolais Sony Labou Tansi, le Tarentino de la littérature africaine, était tellement puissant qu’il était sur le point d’ouvrir l’écriture africaine au post-modernisme, mais la maladie ne lui en a pas laissé le temps.
Son mentor, Gérald Félix Tchikaya U’Tamsi fut un poète d’une inspiration précoce, très tôt repéré et salué par Léopold Senghor, il n’a pas vécu longtemps pour voir son «génie littéraire» exploser de mille feux.
Il faut à la vérité dire qu’il y a peu de «créateurs» qui courent après la reconnaissance et les prix décernés par des jurés qui réduisent l’œuvre de toute une vie en une belle et douteuse phrase, histoire de justifier le choix porté sur tel ou tel autre écrivain. Mais il faut reconnaître qu’il y a une grande frustration, un sentiment «naturel» qui confine au mal.
Et ce sentiment qu’éprouvent tous les artistes n’est pas le manque de reconnaissance mais l’incompréhension. Mais il y a encore pire que l’incompréhension, c’est la méprise. Mais peu s’en faut que la méprise devienne du mépris.
C’est tout le sens du propos du philosophe de l’existentialisme qui défend non pas l’inintelligibilité de la négritude pour un sujet non-nègre mais la singularité d’une création. Ce n’est pas ici le lieu d’un vulgaire droit à la différence ou un essentialisme primaire mais le refus du mépris.
La littérature n’est peut-être pas une théorie de la connaissance pour les puristes de la philosophie mais elle est un discours au sens foucaldien du mot et en tant que tel un pou- voir au contenu «politique». Lisez L’orientalisme de Edward Saïd ; il y a donné une réponse «définitive» à cette question très complexe.
L’on oublie trop souvent que les postures esthétiques sont des points de vue sur la vie et en tant que telles, des «idées politiques» au sens noble de l’expression. Le fait que les grandes œuvres «noires» soient regardées avec une morgue inqualifiable ne relève pas de l’anecdote. Il est en passe de devenir un fait historique, une sorte de rémanence culturelle qui empêche d’apprécier librement des œuvres de génie.
Il ne touche pas seulement la littérature mais s’étend de façon insidieuse à la musique, au sport, à la sculpture et au cinéma. Pour exemple, Roger Caratini, un auteur à la culture encyclopédique, a écrit cette phrase choquante habillée de mots savants : «La musique de Jazz traditionnelle, depuis sa naissance à la Nouvelle-Orléans, vers 1890, jusqu’à l’éclosion de ce qu’on a appelé le free- jazz vers 1960, est une musique créée pour la civilisation blanche, avec les moyens de la musique blanche, par des musiciens noirs esthétiquement colonisés.»
Assertion pour le moins absurde (philosophiquement) puisqu’elle définit l’œuvre non pas du point de vue de la créativité et de la production mais à partir de la réception. L’esthétique de la réception quelque service qu’elle puisse rendre à «l’herméneutique artistique» si l’on peut dire, ne saurait primer la généalogie propre à toute œuvre d’art.
La meilleure définition d’une œuvre, celle qui rend compte de sa nature interne, doit être «maternelle». Comment négliger la personne de celui qui a materné l’œuvre dans un processus d’ignition ? Nous pensons que l’œuvre est dans la matrice.
Mais ne soyons pas étonnés, les grandes œuvres «noires» ont toujours été validées par un regard externe, du moins depuis un siècle. Ceci est une anomalie quels que soient la générosité, la curiosité et même l’intérêt intellectuel d’un Jean-Paul Sartre.
N’a-t-il pas fallu le génie «opportun» d’un Pablo Picasso à travers le cubisme, pour offrir un quotient d’intelligibilité et de validité à l’art nègre ? Il a fallu aussi le grand étonnement de André Breton devant l’œuvre himalayesque de l’enfant de Basse-Pointe, Aimé Césaire, pour que Le cahier d’un retour au pays natal ne soit pas un simple cahier mais le programme du monde.
La production artistique se déploie toujours entre la validation interne et la reconnaissance «internationale». Des voix «étrangères» ont souvent magnifié la littérature africaine mais sans réussir à ébranler le jury suédois. Il y a lieu de dire ici que le prix Nobel de littérature est décerné par une académie et en tant que telle une institution officielle trop conformiste.
Elle écoute rarement les voix parallèles. Les barrières esthétiques n’expliquent pas cette situation. Une grande œuvre est toujours suffisamment vigoureuse pour «enjamber» le mur épais du culturalisme littéraire. La littérature africaine étant une voix de l’ailleurs, on comprend vite la difficulté à accorder un quelconque intérêt à «une production littéraire sous- développée».
Tout ceci relève non pas de la contradiction mais du paradoxe. Toutefois, il faudra souligner la chose suivante : la littérature africaine est victime de l’enfermement et du monopole de la critique universitaire dont le défaut principal est sa formidable capacité à magnifier toute œuvre, fut-elle de qualité moyenne, par un vocabulaire spécialisé et effrayant.
On peut trouver de l’anamnèse, de la surdétermination, de la focalisation zéro, des palimpsestes et même de fréquents analepses et prolepses dans une œuvre sans grande teneur poétique.
Cela ne veut nullement dire que les apports de Gustave Lanson ou d’un Georges Ngal à la critique universitaire sont inutiles. Ils furent de grands moments de la critique littéraire. La littérature africaine aspire à une critique moins «cartésienne», une critique plus personnelle fondée sur le plaisir et le beau. Mais une critique savante.
Gaston Bachelard a déjà découvert le piège de l’utilisation fréquente de la métaphore qui, sous la plume de beaucoup de sous-poètes, relève non pas de l’inspiration mais simplement du «complexe de culture» qui nous vient des leçons apprises et assimilées à l’école. Elles restent gravées dans notre mémoire archaïque. Beaucoup de métaphores relèvent de «l’infantilisme poétique».
Tant que le poète ne réussit pas à franchir le seuil du cerveau archaïque pour donner à la technique littéraire une valeur ontologique, il reste un sous-écrivain qui rampe pitoyablement dans la fange de l’écriture commerciale. Il ne sera jamais suffisamment vigoureux pour voler de ses propres ailes.
Beaucoup d’auteurs poursuivent le destin d’un batracien et non celui d’un oiseau qui s’envole gaiement vers l’immensité profonde. Il y en a beaucoup en Afrique et pas seulement ! Tel n’est pas le cas de Aimé Césaire par exemple. Loin s’en faut.
A propos du «nègre fondamental», nous avons déjà écrit ceci : «(...) Aimé Césaire dont une bonne partie de l’œuvre n’est pas encore dignement lue et commentée. Il aurait fallu de grands spécialistes de l’herméneutique, de la trempe de Jacques Derrida, Erich Auerbach, Valentin Mudimbe ou Edward Saïd pour affronter ce volcan littéraire qu’est Aimé Césaire.
Il nous a légué une œuvre himalayesque faite de poèmes, de discours, d’essais et pièces de théâtre.» Aimé Césaire, c’est l’apothéose de la poésie. Il a fait le ciel et la terre se rencontrer dans la poésie. Le retour aux origines, le bruissement perpétuel, le grondement originel sont permanents dans la poésie césairienne.
Aimé Césaire, c’est la tempête, l’ouragan des Caraïbes qui a réuni dans sa poésie, toute la tragédie nègre pour en faire un boulet de canon. Partout où le nègre est passé, Césaire a laissé traîner sa poésie. Ses écrits ont été une secousse tellurique qui a fait trembler le monde de l’Art, de la Culture et de la Politique.
Mais le prix Nobel est passé à côté de lui sans le voir. Peut-être que l’académie a été aveuglée par la réverbération d’une œuvre trop brillante, trop étrange. Celui qui a écrit ces vers qui «contiennent le programme du monde» mérite le prix Nobel : « (...) il est place pour tous au rendez-vous de la conquête et nous savons maintenant que le soleil tourne autour de notre terre éclairant la parcelle qu’a fixée notre volonté seule et que toute étoile chute de ciel en terre en notre commandement sans limite.»
Césaire y a mis toute la mission de l’homme sur terre. Jamais le sens du vicariat n’a été autant chanté. L’autre «africain hors du continent», Edouard Glissant, a manqué de peu le prix Nobel de
Littérature. Il est aujourd’hui abondamment cité par les brillants théoriciens du postcolonialisme à la faveur du grand retour de Franz Fanon dans le discours sur la modernité des anciennes colonies. Quant à Léopold Sédar Senghor, il n’a jamais été cité abondamment comme prétendant sérieux au prix Nobel comme l’est aujourd’hui le kenyan Ngugi Wa Thiong’o. Chose étonnante !
Pourtant ses milliers de pages poétiques et essais philosophiques valent certainement autant ou mieux que les écrits de Tomas Transtörmer ou Elfriede Jelinek. Mais on murmure que le jury du prix Nobel n’a pas pensé à lui pour des raisons «politiques». Quant à Mongo Béti, son écriture n’a jamais été dans le sillage des prix littéraires.
Il est resté dans l’imagerie littéraire africaine, ce rebelle invétéré qui ne négocie pas. Il vaut mieux que cela sans nul doute. Mongo Béti est un écrivain majeur de la littérature africaine au 20ème siècle. Il avait une idée arrêtée, néanmoins très claire, de la mission de l’écrivain africain.