PRIMATURE, LE POIDS DU SOUPÇON
UNE INSTITUTION AU CŒUR DES CONFLITS POLITIQUES
La Primature sénégalaise demeure une institution fragile dans un régime présidentiel. Pis, elle traîne un soupçon originel hérité de la crise politique de 62.
Avant de signer, Mimi Touré a-t- elle lu attentivement son contrat de travail ? Sa situation est précaire. Elle peut être révoquée sur-le-champ. Sans autre forme de procès. En réalité, la Primature sénégalaise est un château de cartes, une institution fragile voire volatile. Rayée plusieurs fois de l’architecture institutionnelle, son itinéraire s’écrit en pointillés sur les registres de la République. Elle n’a acquis droit de cité que récemment. Et, comme tout revenant, doit trouver sa place dans un espace public complètement réaménagé derrière elle. L’hôte de la Primature est pris en tenailles entre deux légitimités, à l’étroit entre un présidentialisme écrasant et un législatif lymphatique.
C’est un écueil majeur : le Premier ministre a sur les épaules le poids de l’histoire. Sur le 9e étage du Building administratif plane encore le péché originel : la crise de 62. Quand Senghor remporte le bras de fer qui l’oppose au président du Conseil Mamadou Dia, ce dernier est démis et envoyé au bagne. Le régime parlementaire à la sénégalaise est rangé au placard. Senghor sollicite le vote des Sénégalais pour être élu au suffrage direct. Il se taille une Constitution sur mesure, celle de 63. Il instaure un présidentialisme fort et s’assied sur un fauteuil présidentiel capitonné. Senghor est seul détenteur de la légitimité républicaine. Le slogan du référendum constitutionnel est d’ailleurs sans équivoque :
«Il ne doit y avoir qu’une seule tête pour un seul bonnet». Le chef de l’Etat est seul maître à bord, chef du gouvernement, chef du parti politique unifié (Ups, futur Ps). La Présidence du Conseil, l’archétype de la Primature, est bannie de la République. Le législatif est ravalé au rang de satellite de l’exécutif. Une simple chambre d’enregistrements sans influence majeure sur la machine administrative. Se pencher sur le berceau de cette deuxième République, c’est prendre le pouls du système démocratique sénégalais actuel. Puisqu’elle nous a laissé les règles canoniques qui régissent encore le jeu politique.
Une épée à trois lames
Si le Premier ministre a gagné ses lettres de noblesse, c’est en prime à sa serviabilité au Président. La faute à Senghor ? Le poète président avait flairé que son présidentialisme exclusif était contre-productif. Il donne un prétexte trop commode à ses ministres pour se défausser de leurs responsabilités. Ce poncepilatisme le met dans une posture malaisée. Senghor se sent trop exposé. Mai 68 l’a ébranlé. Il crée un Premier ministre. La mission assignée à la Primature, c’est avant tout de s’ériger en bouclier autour de la Présidence. C’est clair : dans l’Etat senghorien, le Premier ministre est le premier pompier chargé d’éteindre le feu social. Son choix est d’ailleurs sans équivoque. Tirant les leçons de la crise 62, il sort Abdou Diouf de son chapeau. Diouf, c’est d’abord le technocrate froid, sans appétit politique déclaré. Le quotidien français Le Monde voit en lui «un grand commis de l’Etat, discret, connu pour sa patience et sa discrétion dans sa façon de gérer le politique».
Aussi, le régime senghorien, accoucheur de la Primature sénégalaise moderne, lui a prescrit un code génétique. Le Premier ministre a d’abord une fonction de régulation de la tension sociale. La nomination de personnalité politique à ce poste est donc une contre- indication. Le choc des ambitions entre deux politiques grippe l’exécutif. Ce théorème politique écrit au Sénégal des origines s’est vérifié à plusieurs reprises. Sous Niasse, Seck et Macky Sall, la Primature politique a été un facteur «tensiongène». Et Abdou Diouf l’a compris. C’est pourquoi, une fois entré au Palais (en 1981), il écarte le Premier ministre «légué» par Senghor, Moustapha Niasse, potentiel rival politique. Bien installé dans son pouvoir, il ferme la «station».
Pendant huit ans (de 1983 à 1991) le Sénégal roule sans Pm. Diouf a joué au yoyo avec la Primature. Il a ainsi contribué à l’érosion de son assise institutionnelle. Il en a fait un usage à la carte. Pour avoir occupé ce poste pendant dix ans, il sait que c’est l’antichambre où se mitonnent les plus savoureux appétits politiques. Quand il rouvre ce poste, en urgence, il le destine à un ami intime : Habib Thiam (Premier ministre à deux reprises de 1981 à 1983, puis de 1991 à 1998). Pour Diouf, c’est moins la nécessité politique que le contexte social qui impose la réhabilitation de la Primature.
Début des années 90 : le pouvoir socialiste vacille. Les élections de 88 sont marquées par des émeutes graves. La rue flambe. L’opposition dirigée par Wade conteste la réélection de Diouf. L’année blanche est décrétée dans les lycées et facultés. La Primature est rouverte pour coordonner le gouvernement de cohabitation. Mais Diouf garde le pouvoir : «Je reste maître du jeu», proclame-t-il. Le message est clair : c’est sur le terrain social que le Pm doit gagner sa légitimité. On revoit encore Habib Thiam à la télé, la mine grave, énumérant les mesures drastiques préparant la dévaluation du Cfa. Il est allé au charbon. C’était son boulot. Il l’a fait «par devoir et par amitié». Par loyauté, Mamadou Lamine Loum a ainsi servi d’écran et d’écrin pour couver les ambitions politiques d’Ousmane Tanor Dieng, en son temps héritier présomptif du pouvoir socialiste. Le bénéfice d’une techno-primature, c’est qu’elle fonctionne comme une digue de protection contre l’impopularité.
Le spectre du bicéphalisme
C’est connu : un Pm, c’est de la chair à canon. Abdoul Mbaye n’a pas échappé à ce destin politique. Premier ministre en état de grâce dans un espace public apaisé, Mbaye avait toutes les cartes en mains pour mener une Primature sans ambages. Sans capital politique, le banquier a joué les gentlemen décomplexés au sein de l’exécutif. «Le Président m’a choisi parce que je ne faisais pas de la politique», se vantait l’ex-Pm. Il a surfé sur une motion de censure. Mais, il a été rattrapé par l’impatience de la rue. Sa barque a buté contre les fragilités ataviques de son institution. Sur la tête du Premier ministre sénégalais est suspendue une épée à trois lames : le président de la République, le pouvoir législatif, la demande sociale. Mais, il faut se demander si Mbaye n’a pas payé le prix de la confusion au sein de Benno Bokk Yaakaar. Car d’autres technocrates effacés, Loum, Boye, Soumaré, ont assumé leur mission sans heurts. Seulement, la bataille sur le terrain politique a été menée par le parti ou la coalition au pouvoir. Ce qui a fait défaut au prédécesseur de Mimi Touré.
Tout Pm doit résoudre un dilemme cornélien. S’il s’active trop, on lui reproche de travailler pour son compte politique. S’il reste en mode discret, à l’image d’Abdoul Mbaye, le couperet tombe pour n’avoir pas donné corps à la vision du président. D’une manière ou d’une autre, le soupçon est toujours présent sur la Primature sénégalaise. Il doit toujours donner la preuve de sa loyauté au Chef de l’Etat. Comme un étranger sommé de montrer à chaque coin de rue ses titres de séjour sur un territoire réservé. Car le pouvoir a été configuré pour un seul homme : le président de la République. La cohabitation entre Wade, élu en 2000, et son 1er Premier ministre, Moustapha Niasse, n’a tenu que onze mois. Idrissa Seck est vite accusé de se servir de son poste pour placer ses hommes et de préparer la succession. Les spectres du Coup d’Etat (rampant) et du bicéphalisme ont resurgi. Le trauma originel de 62 plane toujours sur la République.
Le Premier ministre cristallise des paradoxes du système politique sénégalais forgé dans le présidentialisme fort, mais encore sous le charme d’un parlementarisme aboli. Pure nostalgie ? En tout cas, ce type de régime politique a été vivement recommandé par les Assises nationales. Est-ce un hasard si la Primature cherche encore un siège digne de ce nom ? Ballotée entre la maison militaire (Sous Idrissa Seck) et le 9ème étage du Building, on pense à nouveau à la recaser à l’ancienne ambassade des Usa à Dakar. Assurément, il faut y voir plus qu’un signe d’instabilité.