QUAND LA COCAÏNE DESTABILISE LES ETATS
TRAFIC DE DROGUE EN AFRIQUE DE L’OUEST

L’instabilité de la sous-région ouest africaine est en partie liée au trafic de cocaïne qui y prospère depuis quelques années. Les barons de ce commerce illicite ont réussi partout à infiltrer les hautes sphères des Etats et à semer le chaos.
L’Afrique de l’Ouest est devenue une plaque tournante du trafic de drogue entre l’Amérique latine et l’Europe. Dans son rapport de février 2013, l’Office des Nations Unies contre la drogue et le crime (ONUDC) met en exergue la prise d’ampleur de ce phénomène depuis le milieu des années 2000, où des saisies à répétition de gros volumes de drogue ont été réalisées le long des côtes africaines.
De nombreux passeurs de cocaïne ont été appréhendés dans le même temps, sur des vols reliant le continent africain à l’Europe. « Cela suggérait un flux de cocaïne d’une valeur de plus d’un milliard de dollars US une fois parvenu à destination », relève le rapport. Les trafics – mais aussi les relations entre narcotrafiquants et forces de l’ordre – sont un secret de polichinelle dans cette partie du continent.
Dans la plupart des pays de la sous-région, les trafiquants ont su infiltrer les plus hautes sphères de l’Etat. Malgré sa façade ouvrant sur l’Océan atlantique, le Sénégal a, jusqu’ici, été épargné par la contamination massive de ses agents de sécurité comme cela se passe dans les autres pays de la région. Seuls quelques rares cas de policiers ou douaniers, sont cités. Et ceux-ci sont de grades inférieurs dans leurs hiérarchies respectives. Alors qu’ailleurs, à côté des hommes politiques, de hauts gradés de la police, de la gendarmerie et des douanes sont impliqués dans ce vaste commerce de cocaïne.
Au Mali, par exemple, en novembre 2009, l’affaire du Boeing 727 transportant neuf tonnes de cocaïne parti du Venezuela et qui atterrissait à Tarkint, une localité proche de Gao dans le nord Est du pays, avait éclaboussé la République. L’enquête révèle que des hommes d’affaires fortunés sont les promoteurs de cette opération. D’autres informations attestent aussi que des proches de l’ancien président Amadou Toumani Touré étaient impliqués dans cette affaire rocambolesque.
En avril dernier, le Maire de Tarkint, Baba Ould Cheikh un parrain de la drogue accusé d’être mêlé à l’affaire du Boeing est arrêté par l’Armée malienne. L’homme est aussi présenté comme un parrain local du Mouvement pour l’unicité et le jihad en Afrique de l’Ouest (Mujao). Se basant sur les informations d’un analyste politique français, spécialiste du Sahel, la journaliste Anne Frintz, dans le Monde diplomatique de février 2013, fait la corrélation entre le trafic de drogue et l’instabilité qui a secoué le pouvoir malien.
« A la fin du régime d’ATT, des officiers supérieurs de l’armée malienne et des renseignements liés à ces trafics étaient totalement délégitimés. C’est l’une des raisons pour lesquelles des hommes de troupe et des officiers subalternes ont participé au coup d’Etat de mars 2012. Les hauts gradés possédaient un parc automobile qu’ils n’auraient pu se payer même en détournant tout le budget de l’armée », rapporte la journaliste. Le trafic de drogue qui prospérait dans cette partie du Sahel a aidé les groupes tels que le Mujao, Al-Qaida au Maghreb islamique (AQMI) ou d’Ansar Dine à trouver les ressources nécessaires pour procéder à la partition du pays.
Un autre pays instable comme la Guinée Bissau, s’est transformé en narco-état. Dans cet Etat fantôme, les autorités (politiques et militaires) rivalisent d’influence dans ce commerce illicite de stupéfiants. L’arrestation au mois d’avril dernier de Bubo Na Tchuto, ex-chef d’état-major de la Marine bissau-guinéenne, par la DEA (Agence antidrogue américaine) prouve à suffisance le niveau d’implication des responsables de ce pays dans le trafic. Piégé par des agents de la DEA, Bubo Na Tchuto a été pris en flagrant délit de livraisons de cocaïne et d’armes aux rebelles Farc. L’actuel chef d’Etat major Antonio Indjai, a été plus chanceux. Lui qui a su éviter à temps le piège tendu par la DEA.
Mais, à cause de son implication dans le négoce de drogue, l’Agence antidrogue américaine l’a inculpé. « Antonio Indjai a utilisé sa position de chef des armées de Guinée-Bissau pour servir d’intermédiaire et pour faire de son pays une étape pour des personnes soupçonnées d’être des terroristes et des narcotrafiquants. En leur offrant la possibilité de stocker, puis de transporter de la drogue vers les Etats-Unis », soutient la DEA. L’officier Indjai est soupçonné d’être un grand parrain de la drogue et d’avoir participé au coup d’Etat ayant interrompu le processus électoral en avril 2012. A cause des fortes sommes d’argent en jeu dans ce trafic, l’Etat bissau-guinéen a volé en éclats. Les barrons latino américains et passeurs Nigérians ont fini d’imposer leur commerce.
De même, la Guinée Conakry a connu cette infiltration du sommet de l’Etat. Ce pays se rappelle des aveux circonstanciés en 2009 d’Ousmane Conté, fils de l’ancien président Lansana Conté. Sur son lit d’hôpital, il reconnaît sans ciller avoir participé au trafic de drogue. « Je reconnais être impliqué dans le trafic de drogue en Guinée et je présente mes excuses au peuple de Guinée », avoue-t-il. Dans son articule, Anne Frintz démontre l’expansion de ce commerce dans toute la sous-région. A Lagos, dira-telle, le premier laboratoire de fabrication illicite d’amphétamines et de méthamphétamine a été démantelé en juin 2011.
Au Cap-Vert, en octobre de la même année, une tonne et demie de cocaïne était saisie sur une plage de l’île de Santiago. En juin 2010, deux tonnes de poudre blanche étaient découvertes dans un entrepôt de pêche à la crevette en Gambie. En avril 2011, à Cotonou, deux cent deux kilogrammes d’héroïne étaient confisqués dans un conteneur maritime en provenance du Pakistan, apparemment à destination du Nigeria. Un commerce qui prospère grâce à la complicité de hauts responsables. « La crise économique ainsi que les politiques imposées par le Fonds monétaire international (FMI) et la Banque mondiale, ont aggravé l’illégitimité de la plupart des pouvoirs. L’argent y achetait déjà tout, avant même que la première tonne de cocaïne n’y fasse son apparition ; mais l’installation de criminels d’envergure internationale et brassant des sommes considérables, n’a fait qu’aggraver la situation », explique-t-elle. Selon L’ONUDC, le flux de la cocaïne a atteint une proportion telle que sa valeur de vente en gros à l’arrivée en Europe est supérieure au budget de sécurité nationale de nombreux pays de la région ».
Enfumage
A mesure qu’avance la chronique de l’affaire du trafic de drogue impliquant Abdoulaye Niang, le chef de la police sénégalaise, les informations, parfois partielles et souvent partiales, s’entrechoquent dans les médias. Au lieu de lever le voile sur les pratiques des forces de l’ordre, elles obscurcissent une affaire déjà opaque. Mais l’affaire actuelle a au moins l’avantage d’inviter à se questionner sur les relations – supposées ou réelles – entre la police et les parrains de la drogue, qui écument la sous-région Ouest-africaine.
Les éléments mis à la disposition du public par le commissaire Keïta renferment une forte dose de vraisemblance. La rigueur de l’enquête, les méthodes utilisées et les preuves versées dans le rapport, méritent que cette affaire soit prise au sérieux. Au lieu de la réduire à un simple « conflit entre hauts gradés », comme le ministre de l’Intérieur, Pathé Seck, a voulu le faire aux premières heures de la révélation de cette histoire. Voulant sans doute circonscrire l’incendie, le ministre de tutelle a donné l’image d’un homme plus préoccupé à sauver ses services qu’un commis de l’Etat soucieux de la sécurité de ses concitoyens.
El Hadji Hamidou Kassé a abondé dans le même sens. Il a essayé de minimiser les faits en soutenant que « cette affaire est celle des commissaires Keïta et Niang ». Kassé suggère au journaliste qui l’interroge de parler « plutôt d’Affaire Keïta et Niang ». La phraséologie du philosophe tentant d’infantiliser des adultes démontre a suffisance le peu de crédit que les hautes autorités donnent à cette affaire. Si la police (œil et oreilles de l’Etat) est gangrénée à ce niveau, c’est la sécurité de toute la nation qui est en jeu. A commencer par celle du chef de l’Etat. Raison pour laquelle, les autorités doivent donner une rigueur absolue à cette enquête pour l’éclatement de la vérité.
Par contre si le commissaire Keïta se révèle être un affabulateur, il doit être sanctionné sans faiblesse, pour avoir jeté le discrédit sur la police tout entière. Mais, le bon sens voudrait qu’après 40 ans de carrière et à six mois de la retraite, un flic de la trempe du commissaire Keïta, blanchi sous le harnais, ne prenne pas le risque de mouiller le chef « suprême » de la police sans disposer d’éléments concordants et d’indices tangibles. Et personne n’est surpris d’apprendre de telles pratiques au sein de la police, qui a habitué les citoyens à toutes formes de rackets.
Le Sénégal n’est pas à l’abri de ce qui se passe dans les autres pays de la sous-région, où les narcotrafiquants ont infiltré la plus haute sphère de l’Etat. Une situation qui a fini de déstabiliser des pays comme la Guinée Bissau, le Mali, le Nigéria, etc. Mais avec la tournure que prennent les choses, tout semble indiquer que Keïta sera châtié pour son « irrespect ». L’enquête ne sera alors qu’un simple enfumage.