MULTIPLE PHOTOSQUE RESTE-T-IL DE LA PENSÉE ÉCONOMIQUE DU PÈRE LEBRET AU SÉNÉGAL ?
La question du développement est l’un des sujets les plus débattus au monde et intéresse plus encore les pays pauvres comme le Sénégal, qui avait tracé sa voie au tout début des indépendances avec l’appui du Père Louis-Joseph Lebret
Le mérite de Léopold Sédar Senghor, président de la République et de Mamadou Dia, président du Conseil, est d’avoir pensé le développement en mettant l’homme au centre. Cette dimension du développement a été théorisée par un prêtre dominicain, le Père Louis-Joseph Lebret qui a conçu le premier plan quadriennal du Sénégal. De cette vision, que reste-t-il aujourd’hui au Sénégal ?
En tant que «gouvernement du peuple, par le peuple et pour le peuple», les différents gouvernements et régimes qui se sont succédé au Sénégal avaient pour vocation de répondre aux préoccupations des populations. Si le tandem Senghor-Mamadou Dia partageait la vision du dominicain, cela est moins sûr pour Abdou Diouf, Abdoulaye Wade et Macky Sall. Il convient de noter que Senghor lui même a abandonné cette option vers les années 70 et ce, pour plusieurs raisons.
En effet, de 1968 aux années 85, une série de sécheresses frappe le Sénégal. Cela contribue à plomber l’animation rurale. Par ricochet, c’est la notion de développement humain prônée par le Père Lebret qui prend du plomb. De la planification, le Sénégal est passé à l’assistance. Autrement dit, des mesures d’urgences pour venir en aide au monde rural durement éprouvé.
Crise morale sans précédent
Ce changement de cap dans la politique de développement peut se mesurer par le flux des populations rurales vers les centres urbains. Laissés à eux-mêmes, les villages se vident de la population juvénile à la recherche d’un avenir meilleur dans les villes.
Cet exode rural est accentué par les mesures désastreuses imposées par la Banque mondiale et le Fonds monétaire international aux pays africains dans les années 1990 : les politiques d’ajustement structurel. Les privatisations massives, couplées aux diminutions de subventions pour certains secteurs vitaux ont fortement impacté le monde rural.
Les politiques menées sous la pression de Bretton Woods vont à contre-courant du développement humain prôné par Lebret. A la place d’un «développement de tout l’homme et de tous les hommes», on assiste à un libéralisme effréné. Le retrait de l’État des secteurs clés a fait apparaître au Sénégal une crise morale sans précédent : détournement des deniers publics, immoralité de la classe politique, la notion de profit est devenu le mot le mieux partagé au Sénégal.
Et le plus cocasse est que cette notion de profit est plus présente dans le secteur public que privé. Certains hauts fonctionnaires et hommes politiques sont plus riches que les entrepreneurs. Le temps d’un mandat ou d’une nomination, ils en profitent pour se remplir les poches. Le développement se réduit à la croissance économique. Ignorant la dimension morale et sociale, bref la dignité humaine. La croissance ne profite qu’à une élite.
Repenser notre développement
Ce décalage entre leaders politiques et populations pose la question de l’authenticité du développement de notre pays. Réduire le développement du Sénégal simplement à l’économie reviendrait à tuer ce que nous avons de plus cher.
C’est à dire l’humain, notre civilisation, notre culture. Et malheureusement, nous sommes en train de tuer ce qui faisait la force de notre pays au début des indépendances : le monde rural.
L’exode rural a dépouillé la campagne de bras valides qui viennent grossir les chômeurs des centres urbains. C’est pourquoi nos villes sont devenues des poudrières sociales qui ne tarderont pas à exploser.
Que reste-t-il de l’enseignement du Père Lebret dans les programmes de développement du Sénégal ? Rien, sommes-nous tenté de répondre. D’où l’importance de repenser notre développement. Ou plutôt, revenir à l’orthodoxie du développement : le développement de tout l’homme et de tous les hommes.
Car, tous les Hommes aspirent à s’«affranchir de la misère, trouver plus sûrement leur subsistance, la santé, un emploi stable ; participer davantage aux responsabilités, hors de toute oppression, à 1’abri de situations qui offensent leur dignité d’hommes ; être plus instruits ; en un mot, faire, connaître, et avoir plus pour être plus» (Populorum Progresso).
L’esprit Lebret toujours vivant
Serait-ce un délit d’avoir ces aspirations ? Que font alors nos autorités ? Si le Président Abdoulaye Wade a excellé dans les infrastructures qui sont concentrées dans la capitale et une petite partie de l’intérieur du pays, il a ignoré la périphérie du pays, accentuant ainsi la fracture déjà existante entre les régions.
Sur le plan social, plusieurs mesures salutaires s’inscrivant dans l’esprit Lebret ont été prises.
Il s’agit entre autres de la gratuité de la césarienne, de la gratuité des soins de santé pour les personnes du 3ème âge, le renforcement de la carte scolaire et universitaire... Ces mesures restent tout de même insuffisantes.
C’est pourquoi il faut se féliciter de l’institution de la bourse de sécurité familiale par le Président Macky Sall, qui vise à mettre à la disposition de 250 000 familles vulnérables des bourses de sécurité familiale de 100 000 FCfa/an pour renforcer leurs moyens d’existence et capacités éducatives et productives.
Toutefois, la bourse de sécurité familiale n’est pas idéale pour la promotion de la dignité humaine. C’est un programme d’assistance sociale qui soulage certes les bénéficiaires, mais ne doit pas être envisagé comme une alternative pérenne. Parce que nul ne veut vivre dans l’assistance.
Cependant, la mesure qui s’inscrit le plus dans la vision de Père Lebret est la décision prise par les autorités de lancer l’Acte 3 de la décentralisation, qui va transférer de nouvelles compétences aux collectivités locales, permettant de mieux renforcer la démocratie locale, tout en régulant les relations entre l’État et les collectivités locales.
Cette réforme qui doit aussi consacrer la communalisation du Sénégal permettra un meilleur équilibre entre les localités. De plus, la volonté du pouvoir actuel est d’accompagner cette réforme d’une politique de territorialisation des politiques publiques.
L’Anomalie sénégalaise
Le gouvernement projette de créer six pôles régionaux de développement économique et social sur l’ensemble du territoire. Il est aujourd’hui urgent de mettre en avant le potentiel des régions. Au Sénégal, les parties nord et sud du pays regorgent d’un potentiel touristique, agricole et en élevage ; le sud-est de mines et le centre d’un fort potentiel agricole. Malheureusement, ces atouts ne sont pas exploités.
Une localité comme Kaolack pourrait être un poumon économique important du fait de sa centralité, de son ouverture sur la sous-région et de son port. La capitale Dakar est une bombe en sommeil. Elle représente moins de 0,3% du territoire national, regroupe un quart de la population et concentre 80% des activités économiques.
Cependant, un espoir est permis avec le lancement du Pôle de développement de la Casamance, dont la finalité est de faire de la partie méridionale du Sénégal un levier économique et social, tout en favorisant la paix dans la sous-région.