RÔLE ET PLACE DES INTELLECTUELS
Il s’agit de rendre à la politique ses lettres de noblesse. Pour ce faire, les intellectuels doivent reprendre l’initiative qu’ils ont malheureusement perdue avec l’avènement de la pensée unique
Le retour des intellectuels dans la gestion de la cité et dans la définition de la trajectoire de nos sociétés se pose aujourd’hui comme une exigence. Au demeurant, il nous faut aussi recentrer le débat politique, les interventions des politiques sur l’essentiel, c’est-à-dire l’économie politique, sur les mécanismes, voies et moyens de positionner la politique au service du développement, du progrès social, du bien-être des populations, plutôt que d’arrimer tout le débat à la politique politicienne, aux intérêts individuels, de famille, de positions et de positionnements.
En d’autres termes, il s’agit de rendre à la politique ses lettres de noblesse. Pour ce faire, les intellectuels, pour ce qui en reste, catégorie sociale naguère avant-gardiste, doivent reprendre l’initiative qu’ils ont malheureusement perdue avec l’avènement de la pensée unique.
Absence de plateformes intellectuelles d’échanges
Le mal aujourd’hui dans notre pays est que le débat et l’analyse politiques volent très bas du fait de la rareté de l’espèce intellectuelle, mais surtout de l’absence de plateformes intellectuelles d’échanges permettant de déblayer, de baliser les voies du progrès de notre société et de réorienter l’action des décideurs politiques et des acteurs du développement.
La situation de l’intelligentsia sénégalaise est plus que préoccupante : l’intellectuel est devenu une denrée rare, certains comme feu Sémou Pathé Guèye ont tiré leur révérence, paix à leur âme, ceux comme Souleymane Bachir Diagne, que Dieu les garde longtemps parmi nous, sont obligés momentanément de s’exiler, d’autres, gagnés par l’austérité de la vie, ont rejoint les lambris du pouvoir ou des officines, le reste du gotha trouve de la peine à sortir la tête de l’eau pour saisir les mutations en cours, ployant sous le poids des corvées routinières implacables dans des universités agonisantes.
Des bassins de formatage politico-politicien et de promotion politique et sociale
Ainsi, la recherche, l’analyse prospective, la critique constructive, les délibérations scientifiques sur l’ensemble des problématiques politico-socio-économiques, indispensables à la dynamique de progrès, sont quasi inexistantes.
De soi-disant cadres d’intellectuels dont les critères d’appartenance relèvent du domaine de l’arbitraire et l’approche lourdement partisane, se construisent au sein des partis ou autour du pouvoir, mais en réalité ne servent que de bassins de formatage politico-politicien et de promotion politique et sociale.
Alors, le champ politique, lieu idéal de confrontation des idées, des projets de société, de programmes et de stratégies de transformation sociale, est occupé par des gladiateurs parfois avec des armes non conventionnelles, qui s’affrontent impitoyablement sur des rings médiatiques, organisés par une presse en proie au sensationnel. Les plateaux médiatiques de pugilats verbaux remplissent les grilles du programme des organes de presse et on détourne l’attention de tous de l’essentiel.
Ce faisant la matière politique n’est plus le développement de la cité, de la société, mais le spectacle, l’audimètre, les arguties pour descendre l’autre dans une perspective de le supplanter. Ainsi, les protagonistes sont exclusivement mus par des intérêts partisans, individuels ou de groupes et la politique politicienne prend le pas sur la problématique des politiques sectorielles, sur les programmes, au grand dam du pays.
N’est-ce pas là une explication de l’attitude indifférente ou le silence cathédral de ces intellectuels sur l’expérience historique et inédite en Afrique que notre pays est en train de vivre après la deuxième alternance, où toute une classe politique, sociale s’est unie dans un sursaut national, s’est mobilisée pour arrêter un péril national (un complot républicain de dévolution monarchique), s’est accordée pour gouverner ensemble,(ce qui est encore une réalité), a élaboré un programme commun (Pse), validé au plan national par la majorité et international par la presque totalité des partenaires techniques et financiers, et qu’elle s’efforce de mettre en œuvre ?
Peut-on alors aller chercher plus loin l’absence d’analyses du contenu de ce programme, d’appréciation de ses trois piliers et des approches techniques et politiques de mise en œuvre de ce Pse où on a fait l’effort de le faire transcender les limites étroites d’un mandat politique ?
Non, les intellectuels n’ont pas le droit de faire la politique de la chaise vide et laisser la place aux politiciens qui y vont chacun selon l’angle réducteur des ses intérêts de groupe, y compris jusque dans l’entourage immédiat du chef de l’Etat. Pour ce dernier, il faut le reconnaître, il est en avance sur son Peuple mais aussi sur son époque.
La forme de gouvernance inclusive dont il s’est accommodé contre la volonté de ses partisans, la reddition des comptes dont la traque des biens mal acquis constitue seulement un volet à côté des nombreuses institutions de contrôle et l’action des parlementaires invités à jouer leur mission de contrôle de l’action gouvernementale, confirment son slogan «la Patrie avant le parti» et constituent un paradigme nouveau, une vision nouvelle du pouvoir convoité par les partis mais qui doit rester sans parti.
Cette gestion impersonnelle du pouvoir, cette ouverture du pouvoir à d’autres influences, cette approche participative à tous les niveaux , exécutif central, local, Parlement, et autres organes consultatifs, ajoute à l’exception sénégalaise et inscrit le Sénégal comme pionnier en Afrique de l’expérimentation d’une culture d’économie politique fonctionnelle et viable.
En outre, le Pse n’est pas l’affaire d’un parti, moins encore l’affaire d’une génération. Il y est inscrit dans ses priorités, la transformation structurelle de l’économie et de la croissance pour un développement durable tout en corrigeant au fur et à mesure les injustices et les inégalités et en consolidant l’Etat de droit qui a été vendangé.
Le premier jalon vers un changement de mentalité est de pouvoir reconnaître ce qu’il y a de positif dans l’autre pour y apporter son soutien. Mais avant, il importe de s’approprier le contenu du Pse, ne serait-ce que pour manifester ses réserves, c’est toujours un apport à la construction nationale. C’est un devoir impérieux pour tout patriote mais particulièrement pour les intellectuels et tous les acteurs du Benno.
Alors, si l’on part du postulat que le développement d’un pays part de l’identification d’un ensemble de problèmes qui se posent à des secteurs, d’équations qui se posent aux citoyens de ce pays et qu’il faut les résoudre sur la base du tryptique organisationnel (Production-distribution-consommation), il faut admettre qu’en amont, l’intellectuel, dont la fonction essentielle reste l’analyse d’une réalité donnée, sa dissécation pour en saisir les composantes et les relations entre celles-ci, a un rôle et une place importante dans tout processus de développement.
Les jeux d’influences doctrinaires, philosophiques, les contingences sociopolitiques, les soubassements culturels ; sociologiques, anthropologiques, les stratégies géopolitiques qui dictent le comportement des acteurs, des groupes d’acteurs ou des institutions et les relations entre eux, nécessitent une analyse lucide et détachée dont seul l’intellectuel est dépositaire de la légitimité intellectuelle et morale.
Il faut donc créer les conditions de l’implication des intellectuels
Sur cette base, l’intellectuel analyse de manière libre et scientifique, délibère sur une base objective dépouillée de toutes considérations partisanes, éclaire la voie au politique qui se charge de la mobilisation sociale et des ressources pour la solution des problèmes. Il est donc évident que, contrairement à une idée très répandue dans nos pays, les moyens à eux seuls ne suffisent pas pour asseoir le développement.
Pour preuve, combien de milliards ont été engloutis dans des projets et programmes concoctés par d’autres sans grands effets sur les conditions de vie des nos populations ? Non, nos intellectuels doivent se mettre au service de la société et non au service d’officines internationales et de promotion personnelle.
Les politiciens à eux seuls ne peuvent développer nos pays parce qu’il leur est difficile de penser global et ils ne peuvent pas cerner à la fois les réalités sociales physiques et environnementales et leurs interconnexions. Il faut donc créer les conditions de l’implication des intellectuels en mettant rapidement en place des plateformes intellectuelles nationales, d’échanges de concertation et de consultation sur toutes les questions d’intérêt national.
Cet appel à un changement dans le traitement de la matière politique au Sénégal, de changement d’approche et de paradigmes est motivé d’une part par l’équilibre précaire au plan politique, social et économique de notre pays dans un contexte international lourd de menaces et d’autre part par la conviction personnelle qu’aujourd’hui pour la réalisation des ambitions et des politiques déclinées dans le Pse, aucun parti politique au pouvoir, seul, ne peut prétendre y arriver.
C’est pourquoi les analyses simplistes, auto centrées, les approches machiavéliques du pouvoir, le nombrilisme, le sectarisme, la condescendance, doivent céder la place à l’ouverture, à l’humilité, à l’action solidaire pour créer les conditions d’une réflexion approfondie, féconde parce que contributive.
C’est de cette manière seulement qu’on pourra sortir notre pays de ces chemins tortueux de la politique politicienne où les stratégies occultent les programmes s’ils existent et, ces stratégies se résument malheureusement à la conquête du pouvoir et au partage du gâteau.
La vocation première de l’homme politique est de servir la Cité en tout temps et en tout lieu
Dans ce cadre, il faut récuser cette fuite en avant qui cache mal un orgueil mal placé qui consiste à croire que la vocation d’un parti politique est la conquête du pouvoir. Je dis que la vocation première de l’homme politique est de servir la Cité, la société, en tout temps et en tout lieu, la conquête du pouvoir restant une hypothèse haute mais pas la seule.
Le pouvoir n’est ni une fin en soi, ni la chose la plus importante en politique mais plutôt le programme et à cet effet il est important de demander à ceux-là qui sont déjà au pouvoir, dans un programme conçu, validé et déroulé ensemble, ce qui peut les faire courir encore.
Oui faire la politique autrement, c’est ne pas être obsédé par le pouvoir à l’autel duquel il faut sacrifier, l’intérêt supérieur du pays, les valeurs sociétales d’éthique, de partage et de solidarité mutuelle, les nobles principes qui fondent la politique, au compte d’intérêts égoïstes de personne ou de groupe. Ce faisant, on dénature la politique, on déshabille le politique pour le vêtir de manteau d’éboueur.
Cette haute conscience de la politique et de la loyauté républicaine, la plupart des partis de gauche qu’on taxe souvent de manière irresponsable de partis «yobaléma», en ont fait une religion en acceptant de renoncer à une partie de leur identité et aspirations pour l’intérêt général.
Cette grande vision de la politique est incarnée aussi par le président Niasse et c’est le lieu de saluer sa lucidité de l’heure et le courage légendaire avec lequel il assume ses idées.