RÉFORMES ET RÉSISTANCES
Au départ, c’est clair, net et volontaire : nous voulons de la rupture, du changement, ici et maintenant. Cependant, cela devient moins évident, surtout lorsque le changement touche à nos intérêts, alors la résistance s’organise plus ou moins spontanément.
In fine, certains se découragent devant la difficulté et en viennent presque à regretter le temps d’avant où il paraissait plus commode de baisser les bras devant la culture de fraude et de corruption qui règne dans notre espace universitaire. Cela est pour le constat.
Pour les faits chiffrés, regardons ensemble ce que nous disent le rapport de la Banque mondiale (BM), l’audit du ministère de l’Enseignement Supérieur et de la Recherche (MESR) et l’audit de l’Inspection générale d’Etat (IGE). Un travail de qualité.
28% des dépenses salariales du ministère de l’Education nationale, soit 54 milliards de francs CFA, servent à payer 5100 agents n’exerçant pas la fonction d’enseignant.C’est la raison principale du hiatus qui existe entre le budget alloué à ce département ministériel et les mauvais résultats obtenus.
35.000 bourses universitaires perçues par des non-ayants droit, soit un préjudice annuel de 10 milliards de francs CFA soustraits indûment de la poche du contribuable. En sachant que 12.117 bourses universitaires ont été attribuées en 2012-2013 et 15.318 en 2013-2014, soit une hausse de plus de 3000 boursiers, quel manque à gagner depuis des années que dure cette duperie! La fraude est « une atteinte à l’éthique et à l’égalité des chances ».
Les inscriptions en ligne sont fonctionnelles depuis l’année 2012-2013 et ce 28 août 2014, 83.000 étudiants sont inscrits à l’UCAD. Comme d’autres l’auront fait remarquer, cela équivaut au nombre d’habitants d’une grande ville, comme Louga dont la population est de89.984personnes(ANSD, 2012). L’université de Dakar est une agglomération à elle toute seule, avec ses contraintes et ses perspectives.
La réforme de la politique d’enseignement supérieur et de recherche, recommandée par la Concertation nationale sur l’avenir de l’enseignement supérieur au Sénégal (CNAES) en 2013, a été validée par le Conseil présidentiel d’Août 2014.
Les onze (11) directives présidentielles qui en sont issues ont supprimé pratiquement toutes les zones de non-droit : suppression des avantages indus en argent et en nature à l’UCADet dans les autres universités, suppression de toute intermédiation et intervention par l’orientation en ligne (campusen.sn), plus de déplacement pour les nouveaux orientés depuis ce 28 août et paiement des droits dans les structures de transferts d’argent.
Il y a aussi la suppression des comptes parallèles ouverts par les administrations et les enseignants pour gérer les fonds issus des fonctions de service et des fonds compétitifs, la nomination d’agents comptables dans les principales facultés pour gérer, affecter de manière transparente et utiliser au service de l’UCAD les ressources générées, estimées à plus de 10 milliards de francs CFA sans que l’établissement n’en tire un bénéfice en rapport avec le montant. Trois facultés ou écoles généraient de grosses ressources sans un contrôle réel de l’université : ESP, Médecine et FASEG. Game is over now !
Suppression des quotas de lits des amicales, suppression du dépôt des dossiers d’étudiants pour les bourses sociales par les amicales depuis 2013, suppression des quotas de bourse des délégués d’étudiants et de certains secrétaires généraux de syndicats, mettant fin à leurirrésistible pouvoir sur les étudiants !
Les bourses d’exemption pour le Canada sont depuis juin 2014 allouéessur appel d’offres et commission d’attribution, au lieu d’êtres rétrocédées à certaines personnes qui les revendaient (sic).
Ne sont pas abordés ici d’autres aspects de la réforme universitaire tels que ’utilisation des TIC, l’accès à l’Internet, l’université virtuelle du Sénégal et les espaces numériques ouverts, les équipements scientifiques et techniques, les nouvelles infrastructures, car il faudrait tout un journal pour le faire.
Entres autres objectifs, la réforme vise à accroître l’efficacité interne en faisant passer le taux de réussite en 1ère année de 21% à 50% en 2017, à désengorger l’UCAD de ses 84.000 étudiants en 2012-2013 pour arriver à 60.000 étudiants en 2017-2018, à aligner les filières de formation sur les besoins de l’économie, à renforcer le portefeuille des partenaires techniques et financiers (Banque Mondiale, USAID, BAD, KOICA et prochainement AFD).
Evidemment, cela n’ira pas sans contraintes ni sacrifices.
Le premier sacrifice est l’augmentation des droits d’inscription pédagogique qui font passer les ressources générées de 600 millions de francs CFA actuellement à 2,5 milliards. La qualité a un coût, c’est certain : à 10.000 francs CFA par an les droits d’inscription auparavant, ce qui est donné, il n’est pas sûr que la qualité y était. En dehors de l’UCAD, dans l’environnement concurrentiel, la scolarité est en moyenne de 150.000 francs CFA le mois.
La directive présidentielle la plus importante à mon avis est la décision 9 qui vise à « améliorer la gestion des budgets et ressources propres des universités par la mise en place de procédures et mécanismes modernes et transparents ».Car sans vertu budgétaire et transparence financière, inutile d’espérer atteindre l’efficacité visée.
La réforme a heureusement mis le doigt sur les contraintes essentielles du secteur, qui sont connues de tous les acteurs d’ailleurs depuis fort longtemps. Citons en quelques unes : augmentation de la demande d’accès à l’Enseignement supérieur face à des infrastructures insuffisantes;massification des effectifs de l’UCAD dans les filières littéraires ; faible taux de réussite dû aux difficiles conditions d’apprentissage des étudiants ; faiblesse des ratios étudiants/encadreur ;hausse non soutenable des ressources allouées aux bourses, aides et aux œuvres sociales, au détriment du pédagogique ;faiblesse des ressources allouées à la recherche qui tournent autour de 0.5% du PIB.
A cette insuffisance, s’ajoute l’absence de financements importants sur ressources externes ;faiblesse dans l’organisation et la coordination de la recherche nationale (duplication dans les thèmes de recherches, dispersion des chercheurs et des structures de recherches) ; absence de programmes de vulgarisation et de valorisation des résultats de la recherche, pour la plupart inconnus du grand public et même des décideurs.
Parmi ces contraintes, celles qui ont le mauvais goût de mettre le feu aux poudres et les étudiants dans la rue doivent être sérieusement étudiées et réglées: insuffisance du budget affecté à l’Enseignement supérieur (déséquilibre financier structurel du système d’enseignement supérieur); irrégularité dans la mise à disposition des ressources par le MEF (dotations trimestrielles, absence de sécurisation des crédits annuels du fait des ponctions en 2010, 2011, 2012) ; retards récurrents dans le paiement des salaires et autres indemnités des enseignants, des bourses et aides des étudiants qui sont des sources de déstabilisation du système et de mauvais résultats, il faut le reconnaître.
Cependant, il ne sert à rien de continuer à se lamenter, car les perspectives qu’apporte la réforme souhaitée par tous, sont elles aussi connues de tous.
En voici quelques unes là aussi, déjà appliquées ailleurs avec succès: développement des sciences, technologies, sciences de l’ingénieur et mathématiques ; politique d’internationalisation afin de développer notre enseignement supérieur ; développement des formations professionnelles et professionnalisantes;évaluation et mesure de manière continue des universités d’enseignement supérieur à tous les niveaux ; variation des langues de travail, en plus du français, utilisation de l’anglais comme langue de travail et des langues nationales pour l’enseignement ; conservation de l’UCAD dans son intégrité pour plusieurs raisons, dont celle de la place que cette université occupe et celle qu’elle vise dans les classements internationaux ; utilisation des compétences universitaires de la diaspora ; définition de stratégies efficaces de diffusion des résultats de la recherche ; mise en place de mécanismes permettant de susciter l’intérêt du secteur privé pour la recherche dans les universités etc.
A terme, il s’agira de construire dans l’espace de l’enseignement supérieur universitaire, grâce à la négociation et dans une démarche consensuelle, un espace pour la science et le savoir-être. Dans cet espace, l’étudiant devra être accueilli et accompagné dans ses choix, aidé dans l’art de constituer et de présenter un bon portfolio, et tenu informé des possibilités d’emploi à diverses étapes de son cursus. Il s’agira, il n’est pas interdit de rêver, de former les étudiants sénégalais à se mettre au service de la communauté et d’en faire des citoyens aptes à s’adapter à un monde en perpétuel changement.
Précisons d’emblée que ce n’est pas seulement à l’étudiant de changer, mais aussi et surtout à tous les autres acteurs de l’espace universitaire qui concourent eux-aussi par leur comportement asocial à « pourrir » l’université sénégalaise. L’exemple, bon ou mauvais, vient du haut.
Un tel étudiant est possible, de tels acteurs de l’espace universitaire peuvent exister dans une université sénégalaise qui fait face à ses contraintes et relève le défi de l’excellence, au lieu de patauger dans les marigots de la fraude, de la médiocrité et de la corruption.
Cet étudiant de nouveau type aura à cœur de se consacrer à ses chères et précieuse études au lieu de nous offrir le spectacle affligeant d’un face-à-face stérile avec des forces de l’ordre et pire, d’un « massacre » devant les caméras et les micros de la langue de travail que constitue le français. S’il ne fallait retenir qu’une chose de la dernière grève, ce serait bien cela.
Lorsqu’en 2012, des étudiants grévistes sont venus interrompre le cours d’histoire que donnait l’excellent Professeur Abdoulaye Bathily au département d’Histoire de la Fac des Lettres et Sciences Sociales de l’UCAD, c’était également en massacrant la langue de travail de manière à réveiller Molière et Voltaire.
Pourtant, s’il y a bien une leçon de vie que nous retenons du Professeur Bathily, c’est que, tout étant meneur de grève et leader du mouvement estudiantin des années 60-70, ses camarades et lui mettaient un point d’honneur à réussir tous leurs examens et à obtenir leur diplôme. Car diriger, dit-il, c’est d’abord montrer le bon exemple au plan universitaire, professionnel et social, et ne pas prêter le flanc à la critique ni à la violence.
Il y a un temps pour la contestation universitaire et un temps pour l’étude et la réussite. Il y a un espace universitaire et il y a un espace politique. S’adonner aux deux activités est possible et salutaire, mais entre les deux, les choses doivent être claires et étanches car elles sont irréconciliables.
C’est tellement vrai que, pendant que les hommes politiques mettent leur grain de sel dans l’espace universitaire, ils se gardent bien d’y mêler leur précieuse progéniture qui vaque dans des espaces universitaires protégés où l’échec est relativement absent.
Paix à l’âme des martyrs de la contestation universitaire au Sénégal et au dernier en date, l’étudiant Bassirou Faye !