SURVEILLÉS DE PRÈS…
Si nous savions que nous pouvions à tout moment être observés, notre morale en sortirait réformée…
Le développement vertigineux des technologies de surveillance à la disposition des Etats a pour corollaire le développement vertigineux des technologies de contrôle à la disposition des citoyens. Bienvenue dans un monde paradoxal, ou la sphère privée est menacée par le culte partagé de la transparence. L’avènement du cyber espionnage bouscule les frontières et partages traditionnels. Paradoxe : le progrès technique produit de l’homme ne peut être arrêté par lui. Il avance sur tant de fronts que l’on est saisi de vertiges. C’est une force plus forte que celle qui la meut.
D’un côté : caméras vidéo, outils de géolocalisation, empreintes digitales, fichiers bancaires et médicaux, historique de nos appels, messages internet toute une panoplie d’instruments mis bout à bout permettent d’enserrer presque complétement la vie intime de chacun de nous. De l’autre avec Google, Facebook, twitter nous nous livrons avec enthousiasme et impudeur au regard des autres. Ces effets de levier exponentiels redistribuent certes la valeur mais annihilent l’humain.
Ces dynamiques vont dans la même direction celle d’une société de la transparence sans limites offerte à l’inspection d’autrui. La surveillance est de plus en plus acceptée au nom de la securité. Bien ou mal ? Grand bouleversement pour sûr. Question fondamentale : jusqu’où peut aller le pouvoir de nos états et surtout des grandes puissances en matière d’intrusion dans la vie privée ?
Croire aux bienfaits de la transparence ne veut pas forcément dire que tout le monde doit savoir la vérité sur tout, mais qu’être mieux informé s’avère peut être garant de sécurité.
Pour décrire les effets nocifs de la surveillance sans limites des citoyens de nombreux commentateurs utilisent une métaphore inspirée du célèbre auteur George Orwell, ce dernier dans 1984 décrit une société totalitaire régie par un pouvoir nommé Big Brother qui observe ses citoyens de façon obsessionnelle et exigent d’eux une discipline absolue. Prémonitoire ? C’est à croire.
Les partisans de la logique du « rien à cacher » reposent sur l’hypothèse erronée que la vie privée concerne la dissimulation de quelques méfaits. Si vous n’avez rien à cacher c’est que vous n’avez pas de vie assènent leurs pourfendeurs ! Mais encore la question n’est pas d’avoir quoi que ce soit à cacher mais de ne pas vouloir qu’on se mêle d’affaires qui ne regardent que nous.
La surveillance en excès peut aussi entraver des activités légales comme la liberté d’expression, d’association et tout droit essentiels au bon fonctionnement d’une démocratie. Un autre danger est celui de l’exclusion, consistant à empêcher les individus d’avoir connaissance de la manière dont sont utilisés les renseignements les concernant et à corriger les erreurs éventuelles. Cette manière d’exclure les sujets concernés est une forme de déni de droit.
La soif insatiable de transparence s'inscrit dans l'évolution de démocraties malades ou peut-être agonisantes. L'égalité doit régner sur tous et partout. Les sociétés d'extrême transparence (le laboratoire le plus achevé demeurant le délire stalinien) finissent dans le mensonge et la manipulation, parce qu'elles nient l'être humain, son besoin du caché, ses équivoques, ses mystères. Tout pouvoir qui érige la transparence en objectif absolu fait de l'homme... une silhouette, un être sans chair ni épaisseur. La transparence a tout d'une lumière aveuglante, le caché utilisant l'excès de clarté pour se protéger.
Souvenons- nous de l'homme qui a perdu son ombre! Le héros se réveille un matin avec le sentiment désagréable que quelque chose lui manque. Il découvre qu'il n'a plus d'ombre. Sa vie bascule, notre homme est amputé. Cette forme sautillante qui ne cessait de se déplacer autour de lui manque horriblement. La folie n'est pas loin! N'y a-t-il pas là une leçon pour des sociétés avides d'anéantir toute part d'ombre ?
La poursuite acharnée de transparence tend à escamoter le défi historique auquel font face les démocraties : quel contrat social réaliste peut-on bâtir ? Tout régime politique ne peut éviter de se demander : quel individu veut-il façonner? Veut-il le réduire à un personnage uniforme, guidé par un seul souci : être dans le moule ? Ou accepte-t-il l'être humain dans sa richesse, sa fragilité, ses ambiguïtés, conscient que cette ambivalence produit aussi bien le meilleur que le pire ? La maîtrise de l'information sur soi est au cœur de la souveraineté individuelle. Certains secrets participent de notre identité, de notre dignité et - s’ils ne causent pas de dommage à autrui – ils doivent être inviolables. Les petits secrets sont partie prenante de l'édifice fragile de nos vies.
Le monde d’avant wikileaks et Facebook paraissait certes plus sûr mais était-il un monde meilleur ? Au bout du compte il y aura t-il moins d’enfants qui mourrons de faim au Kenya suite à la divulgation d’un rapport sur la corruption? Notre réponse varie selon que nous adhérons ou non aux convictions des Papes de la toute transparence tel le Maitre de wikileaks.
Contre l’asservissement et contre la perte de notre souveraineté numérique et donc de notre souveraineté tout court, la réponse est connue et s'imposera : les états tout en nous protégeant sont garants de notre liberté et de la protection de notre vie privée. Le moment est venu de reprendre notre place, d’apprivoiser notre futur et d’œuvrer au respect de la sphère intime de tout citoyen. Libérons-nous du mythe de la transparence. Après tout le défi de la vie n’est pas de conquérir le ciel « mais de toujours éloigner l’abime ».