UN FLÉAU MULTIFORME ET TENTACULAIRE
VIOLENCE EN BANLIEUE DAKAROISE
En 2013, Keur Massar, Guinaw Rail et Grand-Yoff ont été classées comme les zones les plus criminogènes de la capitale ; même si ces localités ne détiennent pas le monopole de la violence qui règne en maître dans la banlieue dakaroise. Meurtres, menaces à ascendants, agressions avec armes blanches, vols à l’arrachée, viol... continuent de rythmer le quotidien des populations qui demandent, entre autres, plus de présence policière, de l'éclairage public et des mesures hardies pour régler la question du chômage et du désœuvrement. Qu'est-ce qui explique la persistance de la violence ? Existe-t-il des solutions ? Quel est la part de responsabilité de l'État ? EnQuête tente d'apporter des réponses à ces interrogations, en donnant la parole à des autorités policières et des spécialistes de la question. Le témoignages de victimes et auteurs de ces violences apportent aussi un éclairage nouveau.
Entre décembre 2013 et la date du 30 avril 2014, la seule boutique de droit de l'Association des femmes juristes sénégalaises, située à Pikine, a enregistré 206 cas de violences de diverses natures.
Le même constat de recrudescence est fait au niveau des commissariats de Police, brigades de Gendarmerie, et au niveau des centres d’accueil de lutte contre les violences de tous genres de la banlieue dakaroise. Même s'il est difficile d'avoir des statistiques au niveau de ces structures et démembrements de l'État. Dire donc que la banlieue baigne dans la violence est presque une lapalissade.
Pour expliquer la violence, on invoque souvent le chômage et les conditions de vie et de logement précaires dans les banlieues. Si cela entre bien en ligne de compte, il ne suffit pas à expliquer le phénomène. Les spécialistes de la question évoquent des phénomènes de déstructurations identitaires qui sont plus difficiles à comprendre.
Les violences des bandes de jeunes des banlieues, selon eux, “révèlent de façon paroxystique une désaffiliation due à l’érosion des collectivités d’appartenance qui inscrivaient l’individu dans une collectivité et le structuraient “de l’intérieur” : famille, collectivité de travail, classes sociales, appartenance nationale...”
Sous ce rapport, poursuivent-ils, les situations de chômage et d’habitat dégradé se combinent avec une déliquescence des liens familiaux : le plus souvent absence du père, la mère subsistant tant bien que mal avec des revenus irréguliers et étant la plupart du temps absente lorsqu’elle travaille.
Grand Yoff-Keur Massar-Guinaw Rails, l'axe du mal
Des cas de violences du genre meurtre, association de malfaiteurs, vol à l’arraché, vol commis pendant la nuit et à l’aide des moyens de transports (charrettes, deux-roues et voitures), agression avec armes blanches, viols, menaces à ascendants, des cas d’agressions pendant la nuit et ou la journée, pour ne citer que ceux-là, ont valu des centaines d'arrestations depuis le début de l’année, dans les différents commissariats de police de la banlieue.
Mais force est de constater que c’est au niveau des trois localités de Grand Yoff, Keur Massar et Guinaw Rails que sont notés les cas de violences les plus sadiques.
Selon des sources policières, l'année dernière (2013-2014), la quasi-totalité des cas de meurtres sont enregistrés dans ces trois communes. Elles évoquent également une centaine de cas de menaces à ascendants et plus de trois cents cas de vols à l’arraché et vols commis à l’aide des moyens de transports, associations de malfaiteurs et détention d’armes blanches.
A cela s’ajoutent d'autres cas de moindre importance qui dépassent le millier. En somme, selon ces sources policières, le nombre des cas de violences tous genres confondus enregistrés au cours de l’année dernière dépasse le chiffre de 2 000.
Les sources du mal
Il n’est pas trop aisé de dire les vraies racines du mal de la violence, mais force est de constater qu’après moult témoignages, elle pourrait provenir de divers facteurs parmi lesquels le besoin de s’affirmer, le complexe d’infériorité, mais aussi des règlements de comptes entre caïds.
Sur les causes de cette violence, chacun a son opinion. À travers leurs enquêtes, policiers et gendarmes tentent eux aussi de percer le mystère et d'apporter des réponses. Ils avancent la curiosité, le besoin de s’affirmer, mais aussi le chômage ou l'oisiveté, parmi les principales causes. Une source policière révèle à ce propos :
“Parmi les cas de violences que nous avons eu à traiter, plusieurs auteurs expliquent leur forfait par le fait qu'ils ne travaillent pas et qu'ils ont des soucis. D'autres expliquent qu'ils voulaient juste briser le mythe de la curiosité”.
A l’en croire, nombre de personnes qui commettent les violences les plus atroces sont souvent sous l’emprise de la drogue, de l’alcool ou les deux. Les règlements de comptes entre caïds conduisent également à des situations tragiques. “Ils s’entretuent au moment du partage du butin. Il faut ajouter que ceux qui chôment et qui n’ont aucune activité se sentent minimisés dans leur propre famille”, ajoute notre interlocuteur.
“La révolte sauvage, désespérée et nihiliste des bandes de jeunes”
“Attaquer les passants esseulés. Casser ou brûler la voiture de son voisin, ou encore tuer ce dernier comme par inadvertance. Incendier des pneus, vider des écoles, saccager des stades ou les installations publiques du quartier où l’on habite. Arrêter des bus pour y déverser de l’essence et y mettre le feu devant des passagers affolés.
Face à de tels actes sauvages, la nécessité urgente d’un retour à l’ordre ne se discute pas”, soutient un inspecteur de police qui requiert l’anonymat. Ins, comme l’appellent ses proches, estime que “c’est le préalable à tout débat sensé sur la question de la violence en banlieue contraire à la morale et au civisme le plus élémentaire”.
Si les habitants de ces quartiers qui craignent pour leur sécurité et leurs biens se voient privés de moyens de transport, de commerce et d’écoles, le flic regrette qu'on ne prenne guère en considération “la crainte des autres jeunes des quartiers qui ne veulent pas être confondus avec les bandes, et qui continuent de croire à l’école et au travail pour s’en sortir”.
À en croire l'inspecteur, de multiples analyses et commentaires interprètent les événements avec des schémas qui, pour l’essentiel, se refusent à voir le caractère sauvage, désespéré et nihiliste de la révolte des bandes de jeunes.
Selon lui, certains y voient un signe de la montée des communautarismes (Baye Fall, Thiantacoune Ibadou, Moustarchidine...), de l’emprise de l’islam radical, voire la concrétisation d’une guerre des civilisations. D’autres, au contraire, les considèrent à tout prix comme l’expression d’une pure révolte contre les discriminations et les inégalités.
“De tels schémas idéologiques ont pour effet de rabattre des événements dans des catégories générales prédéterminées qui en dissolvent la singularité. Avant même d’aborder les conditions qui ont rendu possibles de tels événements et de les situer dans le cadre des banlieues et de la société, il convient de délimiter le phénomène et de cerner ses aspects nouveaux”, souligne-t-il. Tout un programme.
Effectifs de police et de gendarmerie insuffisants
D'aucuns évoquent le manque d’effectif des forces de l’ordre au niveau de la banlieue dakaroise. Grand Yoff, une commune qui accueille des milliers d’âmes, ne compte qu’un seul commissariat de police. Une seule brigade de gendarmerie pour Keur Massar.
Tandis que Guinaw Rails, qui dépendait des commissariats de police de Pikine et de Thiaroye, dispose aujourd'hui d'un poste de police qui commence à donner des résultats. “Ici à Guinaw Rails, nous ne dormons que d’un seul œil, à cause des caïds qui font la loi ici. Les cas de violence sont récurrents”, témoigne Maïmouna Sarr.
Baye Galaye Bâ, la soixantaine sonnée, est un habitant d'Aladji Pathé, une localité de la commune de Keur Massar. Il pense que le manque d’éducation et la démission des parents figurent parmi les origines du mal.
“Il n’y aurait jamais eu de cas de violence dans ce pays, si les parents avaient inculqué les valeurs cardinales dignes d’un vrai Sénégalais à leurs enfants. Mais le triste constat est que, de nos jours, les parents sont plus obnubilés par la recherche de la dépense quotidienne qu’autre chose”, regrette-t-il.
Le casse-tête des solutions
Lutter contre la violence ressemble à bien des égards à une gageure, pour de nombreux professionnels travaillant dans ce domaine. Néanmoins, ils pensent qu'il faut revoir, entre autres, l’éducation des enfants et veiller au retour aux valeurs cardinales.
Trouver une solution face aux nombreux cas de violence qui vont en crescendo au niveau de la banlieue n'a rien d'une sinécure. Car face à cette réalité, il n’existe pas de remèdes simples dont les effets seraient immédiats. Mais si on se fie à un officier de police, il est important, à la fois de fixer des repères et de tirer des leçons des pratiques passées, avant même d’envisager des mesures particulières.
“La question de la violence en banlieue reflète de façon extrême les phénomènes que l’on retrouve à différents degrés dans l’ensemble de la société, en l’occurrence la dégradation des vertus. D’où la nécessité de réorienter les citoyens. L’idée d’un service civil pour tous les jeunes, alliant réalisations de tâches utiles, apprentissage de la vie collective et formation professionnelle, va dans ce sens. Cela suppose d’importants moyens, particulièrement en termes d’encadrement, et tout cela à un coût pour des résultats qui ne sont pas acquis pour la totalité des jeunes concernés”, propose le policiers.
Travail et estime de soi
Pour le commissaire de police, l’apprentissage, s’il doit être pleinement pris en compte et valorisé, ne constitue donc pas une panacée. L’appel constant à “l’éthique” et à la “citoyenneté” ne suffit également pas.
“Qu’on le veuille ou non, le travail demeure un élément fondamental de la structuration individuelle et sociale. Il est un élément décisif de la constitution de l’estime de soi, de la confrontation avec la réalité et de l’apprentissage de la limite, de l’insertion dans les rapports sociaux. Toute la question est de savoir : quelles conditions favorables sont à mettre en place pour que l’insertion et la formation des jeunes en situation de travail puissent se faire dans de bonnes conditions ?”.
En écho à cette interrogation, le psychologue Serigne Mor Mbaye propose un préalable : une étude sur les jeunes. “Le plus grand problème de nos sociétés, dit-il, est que nos élites politiques ne connaissent pas les besoins des jeunes, car depuis les années 1976, il n’y a pas eu d’étude sur les jeunes. On ne connaît pas les jeunes. Si on les connaissait, on saurait comment les gouverner, les aider à fonder des projets”.
En attendant de trouver une réponse à ce questionnement, Félix Mendy, un habitant des HLM Las Palmas, une localité de la commune d’arrondissement de Grand Yoff, milite pour des forces de sécurité en nombre et bien équipées. Ce souhait est partagé. Les populations veulent aussi des police et gendarmerie de proximité. Sokhna Fall, une habitante de Keur Massar, pose la problématique de l'éclairage public et des patrouilles policières dans les zones dites criminogènes.
Cas de violences les plus récurrents
Des informations recueillies au niveau des services de police, du groupement national des sapeurs-pompiers, de la gendarmerie et dans les services d’urgence des hôpitaux visités permettent de se faire une idée des cas de violences les plus fréquents.
Il s'agit des viols, des violences verbales, des femmes et maris battus, des menaces à ascendants, des agressions, des vols à l’arraché, les cas de pédophile et ou inceste, des voies de faits et injures publiques, des actes de vandalisme, de la destruction de biens appartenant à autrui, des meurtres, des actes de tortures et barbarisme. La liste n'est pas exhaustive.
Entre décembre 2013 et avril 2014, la boutique de droit de Pikine, de l’Association des femmes juristes du Sénégal (AJS), a enregistré 206 cas de violences de divers genres, qui ont touché 28 hommes et 178 femmes. Parmi eux, l'Ajs a recensé 15 cas de viol dont les victimes ont entre 6 ans et 21 ans.
Témoignages
F. T, mère de famille, 68 ans
“Mon fils, sous l’emprise de la drogue, a failli me brûler vive”
“Mon mari est décédé. Je vis sous le même toit que mon fils. Son comportement a changé dès qu'il s'est mis à prendre de la drogue. Un jour, de retour d’une soirée bien arrosée, il nous a abreuvés d’injures, sous le prétexte qu'il voulait prendre sa part de l’héritage de la maison. Il est allé trop loin, en sortant la bonbonne de gaz pour me brûler. N’eût été l'intervention des voisins, il allait me tuer. Pour avoir la paix, j’ai été dans l’obligation de porter plainte.”
S.K, ancien agresseur, 33 ans
“Pourquoi j’ai rangé couteaux et machettes”
“J’étais jeune et débordant de force. Puisque je n’avais aucune activité rémunératrice d'argent, sous l’influence de mes amis, j’ai intégré un gang d’agresseurs. On passait toute la journée à dormir. Le soir, après une petite séance de débriefing, on tombait d’accord sur le lieu à patrouiller. Cela a été ainsi jusqu’au jour où nous avons agressé une personne que je connaissais et qui, de surcroît, était un adepte des arts martiaux. Il a fallu, ce soir-là, que je sois aussi rapide que Bolt pour qu’il ne me reconnaisse pas, mais aussi pour me tirer d’affaire. Car ses coups pleuvaient de partout. Le lendemain, j’ai décidé de tout laisser. Depuis lors, je suis dans le commerce et pour l’instant, je gagne bien ma vie.”
Serigne Mor Mbaye (Psychologue)
“Face à cette crise, il faut une réponse politique”
Professeur, c’est quoi la violence et quels sont les genres de violence qui existent ?
Il y a la violence physique ou verbale, c'est-à-dire prendre à partie l’autre et agresser son corps. Il y a une autre forme de violence qui est l’autoagression. Lorsque je ne peux pas projeter la violence sur autrui, je la projette sur moi. C’est l’autodestruction et bon nombre de jeunes aujourd’hui se droguent, tombent dans l’alcoolisme et se détruisent ou intègrent des sectes absurdes qui, par la suite, les plombent.
C’est du suicide. Il y a la violence projetée vers l’autre à connotation sexuelle. L’ampleur des agressions sexuelles sur les femmes et les enfants est inouïe. Cela montre qu’il y a quelque chose qui ne va pas. Car une société organisée, où des gens ont des repères et des valeurs de vie commune, du respect sur la vie d’autrui et le territoire sexuel de l'autre, il n'y a pas ce genres de violence.
Qu’est-ce qui peut pousser une personne à verser dans la violence ?
Ce qui peut pousser quelqu’un à être violent, c’est son manque d’éducation, son état de pauvreté économique et ses repères. Là où il y une forte densité démographique, comme la banlieue qui est un espace refuge où l’espace n’est jamais stable, qui est toujours mouvant. Tous les jours que Dieu fait, des milliers de personnes débarquent dans la banlieue avec des stratégies de survie économique. Là, il y a souvent des risques. Un élément essentiel : 60% de notre population a moins de 25 ans. Donc, des jeunes habités par un sentiment de désespérance, désœuvrés, sans perspective et parfois avec des idées suicidaires.
A cette étape, notre jeunesse ne voit pas le bout du tunnel. Dans ce climat-là, il y a forcément de la violence. Pourquoi ? Parce que la violence devient une stratégie de survie économique. Associés à cette violence, il y a la drogue. Tout le monde sait que, dans les stratégies de survie de notre jeunesse, aujourd’hui, il y a tout ce qui est dealer. C'est-à-dire, vendre un peu de cannabis pour s’en sortir, voler quelque chose et puis le vendre pour avoir de l’argent. C’est cela fondamentalement qui caractérise les espaces à fortes densités démographiques. Alors la problématique fondamentale, c’est aussi de dire que la violence est domestique.
Tous les jours, on souligne des violences à ascendance, parce que tout simplement l’espace domestique est pollué. Il y a une pollution relationnelle liée au fait que des générations partagent le même espace et la précarité économique. Des gens arrivent à la retraite, sans beaucoup de ressources et une flopée de progénitures qui est là, désœuvrée et n’a pas de perspectives d’amélioration du quotidien. Cet espace domestique est saturé par des confits inter-générationnels. Voilà une société où aussi les jeunes voient que d’autres sont devenus riches par escroquerie. Les élites politiques sont des escrocs, dans le sens où on entre dans la politique. On n'a hérité de rien du tout.
On n’a même pas inventé une machine à casser des œufs et, tout d’un coup, on compte des milliards et on annonce des milliards. Les jeunes ont conscience de ces formes d’accaparement des ressources. Et qui dit escroquerie dit violence : Je vais prendre chez l’autre. C’est le contexte de crise économique, culturelle et sociale qui explique la violence dans nos banlieues et ailleurs. Cet état de désespérance alimente les sectes. Les jeunes y vont parce que l’État ne répond pas à leurs besoins et à partir de ce moment, ils recherchent des espaces de sécurité. Le jeune y retrouve un sentiment de sécurité, d’appartenance à un groupe, des stratégies de survie et ou de refus délictuels.
Existe-t-il des solutions pour juguler ce fléau qu’est la violence ?
Tant que les politiciens ne répondent pas à la demande des jeunes pour un emploi, pour une socialisation par le travail, ce qui est sûr, c'est que la violence sera là. Tant que les modèles en cours sont des modèles d’escroquerie, de pillage des ressources que nous possédons par quelques individus, les valeurs en cours seront celles de violence. Parce qu’il n’y a pas plus violent que de voler, de prendre ce qui appartient à tout le monde, au vu et au su de tout le monde. Avant de parler de la violence en banlieue, il faudra parler de la violence politique. Les escroqueries et les ruses qui font qu’on prend ce qui appartient à tout le monde, cela crée un sentiment de frustration et cela installe des valeurs telles que la violence.
Si nous parvenons à arriver à une société où il y a plus de justice sociale, où toutes les ressources sont mieux placées, les gens vont en profiter, surtout les populations jeunes qui vont trouver du travail sain qui participera au développement de ce pays. Donc, la réponse : c’est l’emploi et pas la tricherie. Les jeunes ont énormément de problèmes. Ils n’accèdent pas, à l’âge adulte, à une socialisation particulière, en terme de trouver une femme et de fonder une famille. La perspective est sombre pour ces jeunes. Cela installe un climat assez suicidaire, de désespérance où la violence est un recours. Il n’y a pas à chercher ailleurs, il faut une réponse politique, face à cette crise.