ET L'ÉGYPTE RETROUVA SA BOUSSOLE AFRICAINE
Le samedi 29 décembre dernier, Cheikh Anta Diop aurait eu 95 ans - L'occasion de revenir sur le parcours de cet Africain hors du commun
Avec Cheikh Anta Diop, l'Afrique, terre des premiers hommes, a retrouvé sa place dans l'histoire antique de l'humanité, notamment dans l'histoire de l'Égypte. Toute sa vie, Cheikh Anta Diop a œuvré pour une meilleure connaissance de la culture de l'Égypte antique, et notamment de son imprégnation africaine. Et son message n'était pas seulement à destination des Africains, qu'il invitait à prendre conscience de cette réalité, mais aussi à tous ceux qui, par méconnaissance ou par calcul, ont voulu nié ce qui lui est apparu comme une réalité, une vérité historique incontournable. Autant dire pour paraphraser le grand écrivain et ethnologue malien Amadou Hampâté Bâ qu'à sa disparition, le 7 février 1986, c'est plus qu'une bibliothèque qui a brûlé. Mais quel a été son parcours de vie ?
Naissance et évolution au cœur du Sénégal
Cheikh Anta Diop naît le 29 décembre 1923 à Caytu, un village à une centaine de kilomètres à l'est de Dakar. Il est le fils unique de Massamba Sassoum Diop, qui décède peu de temps après sa naissance, et de Magatte Diop, une mère qui a laissé la trace d'une femme droite, courageuse et généreuse. Le petit garçon qu'il était tient son nom de « Vieux Cheikh Anta », son oncle maternel par alliance. Et pour la petite histoire, c'est un autre de ses oncles, Cheikh Amadou Bamba, qui a fondé en 1883 au Sénégal la confrérie des Mourides avant de porter sur les fonts baptismaux la ville sainte de Touba. Envoyé dès 5 ans auprès de celui qu'on appellera Serigne Touba ou Khadimou Rassoul, il quitte sa mère pour le village de Koki, fief des Diop. À l'école coranique, le petit garçon apprend la vie selon l'éthique mouride.
L'étude d'abord, car un bon mouride doit avoir une bonne connaissance des textes sacrés ; le travail ensuite, « comme si tu ne devais jamais mourir » ; et aussi, la prière « comme si tu devais mourir demain ». Dans cette famille d'érudits mais aussi de résistants à l'occupation française (ces 2 oncles seront exilés au Mali et au Gabon par l'administration coloniale qui redoute le succès de leurs idées nationales auprès du peuple), il apprend à connaître et à aimer sa culture, à confronter son intelligence à la logique, à s'imprégner d'une certaine morale, de théologie, de philosophie, de grammaire et de mathématiques.
Une approche précoce du fait culturel africain
Au collège, le jeune Cheikh Anta est sur une orbite originale. Le voilà qui s'emploie à créer un alphabet à destination de toutes les langues africaines, à rédiger une histoire du Sénégal, à traduire des philosophes européens en wolof... Autant dire que le jeune Cheikh Anta met à l'épreuve sa soif de connaissances et de communication.
Après son bac en mathématiques et philosophie obtenu à Saint Louis et à Dakar, il se destine à une carrière d'ingénieur en aéronautique. C'est ainsi qu'il arrive en France en 1946. Il se retrouve en classe de mathématiques supérieures au lycée Henri-IV de Paris. Parallèlement inscrit à la Sorbonne, il y obtient une licence en philosophie dans la classe de Gaston Bachelard tout en poursuivant ses travaux en linguistique, et chimie dont il obtient deux certificats et une spécialisation en physique et chimie nucléaire. Il est alors maître-auxiliaire de physique-chimie au lycée Claude-Bernard à Paris.
Après les maths, la chimie, la linguistique... l'histoire
Bien qu'adossé à sa culture wolof à laquelle il est très attaché, le jeune homme ressent un « vide culturel ». Son désir de se réaliser en tant qu'être humain le mène tout naturellement à l'histoire, la sienne, et non celle apprise dans les manuels scolaires, une histoire qu'il qualifiera de « falsifiée » parce que partant dans une logique inacceptable à ses yeux, celle où la « race noire » est dominée, et la « race blanche » dominante.
En 1954, il publie son ouvrage Nations nègres et culture, somme anthropologique dans laquelle il s'emploie à démontrer l'antériorité négro-africaine de la civilisation égyptienne et son apport à la civilisation helléniste. Une approche qu'il soutient d'autant plus facilement que les Grecs eux-mêmes ont reconnu avoir puisé nombre de leurs connaissances en philosophie (Aristote, Platon), en histoire (Hérodote), en mathématiques (Pythagore, Thalès) dans l'Égypte antique. Dans ses travaux, il s'applique à démontrer la continuité historique de cette civilisation dans toute l'Afrique autour de la spiritualité (le culte des ancêtres), l'écriture (les hiéroglyphes, pères des alphabets Bamoun du Cameroun et Vaïs de la Sierra Leone), des coutumes (matriarcat prédominant dans l'Égypte antique, chez les Bambara et les Kongo) ou de l'art (statuaire, poésie, musique). « Pour recréer un corps de sciences humaines africaines, il faut repartir de l'Égypte, renouer avec les Antiquités égyptiennes, seule façon de réconcilier les civilisations africaines avec l'histoire », disait-il.
En 1960, Cheikh Anta Diop rentre définitivement au Sénégal. Il est assistant à l'Institut français d'Afrique noire (Ifan) alors dirigé par Théodore Monod. Avec son accord, il crée et dirige un laboratoire de datation par les méthodes radioactives. La datation au carbone 14 lui permet de poursuivre ses recherches en histoire (égyptologie), archéologie (inventaire archéologique du Mali), linguistique. Inlassablement, le voilà qui parcourt l'Afrique et le monde, de colloques en conférences, continuant d'écrire. Parmi ses chantiers, une commande de l'UNESCO : L'Histoire générale de l'Afrique et Civilisation et barbarie.
Au-delà du chercheur, l'homme politique
Si beaucoup savent que Cheikh Anta Diop est un chercheur émérite, peu connaissent le combat politique de celui qu'on appelle aussi le « Pharaon noir ». Dès 1946, le jeune Cheikh Anta Diop milite dans les associations estudiantines afro-parisiennes soutenant les indépendances africaines. Il tisse le trait d'union entre Afrique francophone et anglophone, prône l'instauration d'un État fédéral et exhorte les Africains à se libérer du clivage ethnique. Parmi ceux qu'ils côtoient, deux futurs présidents, l'Ivoirien Félix Houphouët-Boigny et son compatriote, Léopold Sédar Senghor, qui deviendra un adversaire idéologique et politique. Alors que le chantre de la Négritude fait l'apologie de la langue et de la civilisation française, Cheikh Anta Diop souligne l'urgente nécessité d'enseigner dans les langues africaines, l'un des moyens les plus sûrs d'obtenir une véritable indépendance à ses yeux.
De fait, lorsqu'il est définitivement rentré au Sénégal, les portes de l'université de Dakar ne lui furent pas ouvertes et il faudra attendre le départ de Senghor en 1980 pour qu'il soit nommé professeur d'histoire ancienne aux facultés de sciences et lettres de Dakar.
Une œuvre qui a fait l'objet de controverses
Loin de faire l'unanimité, l'œuvre de Cheikh Anta Diop lui a très tôt valu de nombreuses critiques au sein de la communauté scientifique internationale. Il faut se rappeler que Cheikh Anta Diop naît, étudie et travaille dans un contexte socio-historique précis, celui de la colonisation. Cette dernière soutient une vision qui fait de l'Afrique un continent à civilisation anhistorique et atemporelle auquel l'administration coloniale et la civilisation qui l'accompagne portent secours. Son affirmation de l'africanité du passé antique égyptien lui a valu un rejet violent de ses pairs. Ainsi, lorsqu'en 1951, il tente une première fois de soutenir sa thèse sur l'Antiquité et l'unité culturelle en Afrique, il ne trouve aucun directeur de thèse. Neuf ans après, c'est chose faite mais Cheikh Anta Diop n'obtient pas la mention « très honorable », sésame pour enseigner à l'université.
Engagé en politique, Cheikh Anta Diop crée et dirige le Rassemblement national démocratique (RND) en 1977. Son combat pour l'instauration d'un multipartisme au Sénégal le mènera en prison et aussi à voir son passeport confisqué.
Et l'homme tout court ?
Proche de ses racines, Cheikh Anta Diop est le père d'une famille qu'il a eue avec une Française Louise-Marie Maes Diop, professeur certifiée d'histoire et de géographie, docteur d'État en géographie humaine, disparue en mars 2016 et enterrée à côté de son défunt mari à Caytu, au cœur du Sénégal. Si Cheikh Anta a donné comme prénom à ses deux premiers enfants celui de ses oncle et père, il a donné à ses deux derniers enfants des prénoms de résistants africains : Candace en hommage à une mythique reine soudanaise qui résista à l'envahisseur romain et envahit une partie de l'Égypte, et Kenyatta en hommage à Jomo Kenyatta, le père de l'indépendance kényane. Cheikh Mbacké Diop, son aîné, est physicien nucléaire. Il travaille à l'université Cheikh-Anta-Diop de Dakar ainsi qu'au laboratoire de physique nucléaire de Gif-Sur-Yvette en France où son père avait été formé. Il a écrit une biographie de son père en 2003 et a participé à la publication posthume de Nouvelles Recherches sur l'Égyptien ancien et les langues négro-africaines modernes (Présence africaine 1988).
Que reste-t-il de Cheikh Anta Diop ?
31 ans après sa mort, que reste-t-il de l'œuvre de celui que nombre d'Africains considèrent comme un colosse ? Chercheur humble et constant, révolutionnaire, créateur des sciences africaines modernes, Cheikh Anta Diop est avant tout un humaniste. La vérité historique qu'il a (r-)établie a permis de démontrer scientifiquement que le continent à l'origine de l'humanité est d'égale valeur historique que les autres. De quoi nourrir l'idée que les peuples africains doivent, avant tout, connaître leur histoire mais aussi que l'humanité, une fois débarrassée du concept de « race », pourra mieux appréhender l'homme dans sa globalité et se réconcilier enfin avec elle-même.
Théophile Obenga, philosophe, linguiste, égyptologue et historien congolais fut élève puis chercheur associé à l'Ifan. Il est aujourd'hui l'héritier de Cheikh Anta Diop. Il a écrit plusieurs ouvrages en relation avec les thèses de Cheikh Anta Diop et dirige la revue d'égyptologie ANKH. Des écoles d'égyptologie existent en Afrique, notamment à Yaoundé, au Cameroun, où des chercheurs continuent le travail d'exploration des civilisations noires antiques. Des historiens sénégalais comme Boubacar Lam (spécialiste des migrations), Babacar Sall (origine des Égyptiens noirs) ou les linguistes camerounais Gilbert Ngom et Oum Ndigila assurent la relève du travail entamé par Cheikh Anta Diop. Khadim Ndiaye, chercheur et philosophe sénégalais, œuvre pour que l'ouvrage Nations nègres et culturesoit enseigné dans les écoles africaines.
En 1986, l'Institut fondamental d'Afrique noire (Ifan) est rebaptisé Ifan-CAD. Depuis 1987, l'université principale de Dakar porte son nom. En France, Anse-Bertrand en Guadeloupe possède une avenue, une rue, une bibliothèque, un centre culturel qui portent le nom de Cheikh Anta Diop. Andrew Young, l'un des compagnons de lutte de Martin Luther King, et ancien maire d'Atlanta, a décrété le 4 avril 1985, jour Cheikh Anta Diop. La même année, l'université noire Morehouse d'Atlanta lui a décerné un diplôme docteur honoris causa. Côté musique, le pianiste et compositeur de jazz, Randy Weston lui a dédié son album Khepera (1998 Universal Music). Dans la mythologie égyptienne, Khepera est la manifestation vivante du Dieu-Soleil. Dans cet album, Randy Weston s'est entouré de Pharaoh Sanders (on ne peut pas l'inventer !) et Talib Kweli, musiciens africains américains, saxophoniste de jazz et hip-hop MC qui ont embrassé leur héritage africain.