SEEX ANTA JOOB
Lorsque la science est dépolitisée, lorsque la quête du savoir ne tient plus compte des rapports de domination, elle devient alors une simple série d’opérations justes en soi, mais fausses dans l’application
Il existe peu de grands hommes qui sont entrés dans l’histoire par la porte du savoir. Seex Anta Joob est de ceux qui ont réussi la gageure de faire l’histoire et d’écrire l’histoire en même temps.
Seex Anta Joob est un penseur ; non pas un penseur de parti, mais un penseur tout court. S’il y a un quelconque parti-pris chez ce grand Africain, c’est le parti-pris de la science. Les vérités et découvertes de Cheikh Anta sont les vérités de la science, les limites de Seex Anta Joob sont les limites de la science. La science n’est science que parce qu’elle est faillible. Le faillibilisme est consubstantiel à la science.
Seex Anta a repoussé les limites de son savoir dont la charge scientifique redonna sa dignité à l’homme noir. Seex Anta est un penseur d’époque, mais un penseur universel. Seex Anta est un grand homme puisque seuls les grands peuvent provoquer la légende. Il y a tellement d’anecdotes légendaires à propos de cet homme qui a été frappé d’ostracisme politique durant toute sa vie. Chercheur à l’Ifan, Seex Anta Joob a été marginalisé jusque dans l’université qui porte aujourd’hui son nom. Beaucoup parmi ceux qui, aujourd’hui, prennent les devants pour le magnifier, n’osaient pas s’approcher de lui ou lever le petit doigt pour le défendre. Aujourd’hui, c’est l’histoire elle-même qui prend sa revanche.
Seex Anta n’est pas seulement l’intellectuel noir le plus vénéré, mais il est aujourd’hui omniprésent dans les études postcoloniales, aux cotés de Franz Fanon. Les principales attaques contre l’afro-centrisme et les études postcoloniales, venant surtout de certains milieux intellectuels français, sont indirectement adressées contre les thèses de Cheikh Anta Diop soi-disant parce qu’elles présentent des limites et des erreurs.
Y a-t-il une seule thèse scientifique au monde qui ne présente pas de failles ? Mais il reste un fait indéniable, la posture intellectuelle et politique de Seex Anta à un moment précis de l’histoire du monde (l’époque coloniale), est une contribution unique en Afrique. Et cela personne ne pourra le lui enlever. Que valent les «vérités» scientifiques si elles ne contribuent pas à désaliéner l’homme ? Beaucoup d’hommes de science ont été incapables de faire l’histoire. Seex Anta l’a fait et de fort belle manière.
Le grand Seex Anta Joob a pensé de façon violente, il a pensé haut et fort, par la tête et par les tripes. Ce type de penseur n’existe presque plus en cette époque où beaucoup d’universitaires versent dans la pensée molle. Ils sont presque «émasculés» par l’idéologie de la pseudo-neutralité de la science. Lorsque la science est dépolitisée, lorsque la quête du savoir ne tient plus compte des rapports de domination, elle devient alors une simple série d’opérations justes en soi, mais fausses dans l’application.
Le philosophe camerounais Jean Godefroi Bidima a raison de dire qu’il manque aux philosophes africains «la violence libératrice et honnête, celle qui s’exerce au-dedans de soi, même quand on a mis de côté les fictions qui nous protègent comme les corporations, la bourse, la banque, la peur, le salaire, le confort, la réputation et les honneurs». En s’engageant, Seex Anta avait conscience qu’il était en train de jouer sa peau.
Né en 1923 dans le village de Céytu près de Bambey au Sénégal, Cheikh Anta Diop est un grand historien, un anthropologue redoutable, un savant aux connaissances encyclopédiques allant de la Physique nucléaire, la Chimie à la linguistique. Il a mobilisé de façon pharaonique tout ce grand savoir, cette immense culture au service de sa thèse fondamentale : L’antériorité des civilisations nègres. Si la thèse de l’antériorité nègre est inutile, à quoi sert la thèse de la supériorité blanche qui est présente partout, diffuse jusque dans le cinéma, la musique et le sport ?
Quoi qu’on en pense aujourd’hui, Seex Anta a fait œuvre de pionnier, avec des difficultés inimaginables. Sa première thèse, dirigée par Marcel Griaule, a été rejetée faute de jury. La thèse sera publiée sous le titre de «Nations nègres et culture» en 1954, un événement historique, «le livre le plus audacieux qu’un Nègre ait jusqu’ici écrit et qui comptera à n’en pas douter dans le réveil de l’Afrique», selon Aimé Césaire. Il y a peu de thèses universitaires qui aient eu un écho populaire. «Nations nègres et culture» est le dernier véritable événement éditorial de notre espace universitaire, c’était en 1954.
Il a créé au sein de l’université de Dakar le premier laboratoire africain de datation des fossiles archéologiques au radiocarbone. Seex Anta Joob est sans nul doute le plus illustre des Egyptologues. Chef de file du courant nationaliste au Sénégal, il est l’un des quatre grands penseurs politiques sénégalais. Le Rnd, parti politique qu’il a créé en 1976, est à l’origine de beaucoup de formations politiques. Sa confrontation politique et intellectuelle avec Senghor ne doit pas être minimisée. Elle révèle quelque chose de profond dans notre histoire politique et sociale : il existe au Sénégal un courant national et un autre dont le nom reste à désigner, et qui est plus tolérante avec les intérêts étrangers.
Seex Anta Joob est peut être l’auteur africain le plus influent du 20ème siècle. Il compte aujourd’hui de nombreux disciples. Après avoir mené une vie militante d’une richesse incommensurable, Seex Anta est parti dans son sommeil le 7 février 1986 à Dakar, laissant une communauté scientifique orpheline et une Afrique sevrée de la marche de ce grand empereur de la pensée.