BONNE NUIT, PRINCE KOROMA
EXCLUSIF SENEPLUS - L'intrégralité de la nouvelle version du récit de notre éditorialiste etécrivain-journaliste, "La nuit de l’Imoko" paru en 2013 aux éditions Mémoire d’Encrier
L’attente au bord de la route commençait à me paraître longue. De temps à autre un nuage de poussière rouge au-dessus des acacias et un bruit de moteur précédaient le passage d’une voiture. Je me levais alors dans l’espoir de voir arriver les visiteurs. Venant de la capitale, ils ne pouvaient entrer dans la ville que par le nord, du côté de Kilembe.
Peu avant le coucher du soleil, une Volvo bleue roulant à faible allure a éteint ses phares et s’est immobilisée près du banc en bois où j’étais assis depuis bientôt deux heures. Une portière a claqué puis le conducteur s’est avancé vers moi. Il était seul et malgré son air décidé j’ai d’abord pensé que c’était un voyageur égaré ou à la recherche d’un gîte pour la nuit. Il n’était ni l’un ni l’autre.
– Je m’excuse de mon retard, Monsieur Ngango, a-t-il dit d’une voix qui me parut plutôt inexpressive.
Je lui ai tendu la main mais, me voyant un peu perplexe, il m’a demandé si j’étais bien Jean-Pierre Ngango, le médecin-chef du district de Djinkoré. J’ai fait oui de la tête en continuant à le dévisager avec attention. Il était maigre et sec, et ses yeux ardents, comme en perpétuelle alerte, me firent penser à un homme de caractère, habitué à se faire obéir au doigt et à l’œil. Dès ce premier contact, je me suis senti mal à l’aise sans savoir pourquoi. Il s’est présenté à son tour :
– Je m’appelle Christian Bithege. Nous nous sommes déjà vus à une réunion dans le bureau du ministre du Développement rural, à Mezzara…
Je lui ai dit que je ne m’en souvenais pas et son visage s’est aussitôt fermé. Il y a eu alors un silence gêné et il a déclaré en baissant la voix :
– Je viens représenter le gouvernement à La Nuit de l’Imoko…
Dans son esprit, cette phrase était le mot de passe qui devait sceller notre complicité. À Djinkoré, petite ville un peu à part et perdue au milieu de la brousse, nous étions, lui et moi, les yeux, les oreilles et la bouche de l’État. J’étais donc censé comprendre qu’il venait me rejoindre en territoire plus ou moins hostile. Je connaissais bien la mentalité de ces fonctionnaires venus de Mezzara et je leur disais parfois que j’étais un agent double travaillant en secret pour nos administrés de Djinkoré. Ils me menaçaient de me coller au poteau d’exécution, puis nous rigolions joyeusement de mes douteuses blagues anti-républicaines. J’ai cependant vite deviné que l’étranger n’était pas du genre à apprécier de telles plaisanteries. C’était sûrement un fanatique, un de ces types toujours prêts à aller jusqu’au bout de leur folie. Convaincu qu’il avait devancé le reste de la délégation, je lui ai dit :
– Les autres vont arriver demain, je suppose…
– Les autres ?
– Oui… Vos collègues.
Ma question l’a visiblement agacé, sans doute parce qu’il s’y attendait.
– Je suis seul, comme vous voyez, a-t-il fait en pinçant ses lèvres minces.
Je n’avais pas imaginé un instant qu’il pût être à lui seul toute la délégation. C’était d’une totale absurdité. J’ai insisté :
– Je parle de la délégation officielle envoyée chaque année par le gouvernement à La Nuit de l’Imoko…
Je me rends compte aujourd’hui, en essayant de me souvenir de ces événements pour les rapporter avec fidélité, que c’est à cet instant précis que la situation m’a échappé. Je tenais là une belle occasion de coincer le nouveau venu, de lui faire sentir que j’avais flairé son imposture et qu’il risquait gros. Malheureusement, je perds presque toujours mes moyens dans les moments décisifs et ça n’a pas loupé cette fois-là non plus. Il a vu qu’il m’intimidait et a jeté sur moi un regard à la fois ironique et compatissant. Je devais me rendre compte par la suite que Christian Bithege était un redoutable connaisseur de l’âme humaine. Nous avons repris le chemin de Djinkoré. Sa Volvo n’était plus en très bon état : le toit de la voiture était lacéré, des fils pendaient sous le volant et l’intérieur sentait l’essence. Il y avait aussi sur le plancher et entre les sièges des épluchures de mandarine et des petites bouteilles d’eau minérale Montana. Nous sommes restés silencieux pendant tout le trajet. Il avait une mine renfrognée et de toute façon je n’avais aucune envie de causer moi non plus. Toutes sortes de questions se bousculaient dans ma tête. Pourquoi le gouvernement avait-il décidé d’envoyer un seul fonctionnaire à la Nuit de l’Imoko? Jamais une chose aussi bizarre n’était arrivée auparavant. Bien avant d’être affecté dans cette ville, je savais que tous les sept ans les ministres, les députés, les chefs des grandes entreprises et le président de la République lui-même venaient en masse s’y faire filmer aux côtés du souverain de Djinkoré. Mes lecteurs savent autant que moi pourquoi il a toujours été si vital pour nos politiciens de plaire à ce vieux monarque fantasque et cupide. Je ne m’étendrai donc pas sur le sujet. En revanche, j’aimerais bien qu’on me dise pourquoi la nuit de l’Imoko avait soudain perdu de son importance aux yeux de ces gens. Aurait-on décrété à mon insu que l’on ne voterait plus dans notre pays ? Une chose me semblait en tout cas certaine : les habitants de Djinkoré, qui avaient fini par hisser la nuit de l’Imoko à la dimension d’un événement planétaire, allaient très mal prendre cette décision. J’ai commencé à avoir peur pour Christian Bithege et pour moi-même. Je ne le voyais tout simplement pas se lever et, face à toute la cour royale, faire un discours au nom du chef de l’État. Un affront d’une telle gravité pouvait lui coûter la vie sur-le-champ. J’étais un fonctionnaire comme lui, il allait loger chez moi, et cela me mettait en danger, moi aussi. À l’entrée de Djinkoré, je lui ai indiqué presque à contrecœur le chemin de ma maison. En le voyant poser ses affaires dans un coin du salon, je n’ai pas pu m’empêcher de revenir sur le sujet qui me tracassait tant :
– Vous savez, j’avais fait préparer plusieurs chambres pour vous et vos collègues...
– Une seule suffira, a-t-il répliqué sèchement.
Comme tous les fonctionnaires en poste à l’intérieur du pays, j’avais un logement assez vaste. J’ai voulu installer mon hôte dans la grande pièce réservée aux chefs de délégation, mais il l’a refusée après une brève inspection. Elle était trop proche, selon lui, de la cuisine. Gilbert, le boy, lui a aménagé une autre chambre. Le dîner a été maussade, comme je m’y attendais. Mon invité n’a presque pas touché aux plats de viande – des brochettes de mouton et de pintade –, mais s’est régalé de Biraan Jóob, ces mangues farineuses et sucrées, qu’il découpait avec soin en toutes petites tranches avant de les laisser fondre sur sa langue. Je lui ai proposé du vin. Il ne buvait pas et il me l’a fait savoir en désignant sa bouteille de Montana en face de lui. Les chichis de ce frugivore-buveur-d’eau, ça commen- çait à m’agacer sérieusement. J’ai surtout regretté, ce soir-là, certains dîners avec d’autres fonctionnaires de la capitale en mission à Djinkoré. Ceux-là étaient beaucoup plus drôles, il faut dire ; ils foutaient dès le premier soir un bordel pas possible chez moi, mais j’aimais ça. Ils faisaient au moins revivre la maison, devenue si triste depuis que Clémentine s’était barrée avec Sambou, un des infirmiers de mon service. Avec eux, la conversation ne manquait jamais de piquant. Ils se saoulaient de tiko-tiki, notre vin de palme qui est si fort comme chacun sait. Je les entends encore se jurer, de leurs voix pâteuses d’ivrognes, de moraliser la vie publique de notre pays. Ils allaient d’abord mettre un terme à la ronde infernale des alliances politiques contre-nature et des trahisons et rétablir la peine de mort, boum-boum pour les crimes économiques, l’hô- pital est mal construit, ses murs s’effondrent sur les malades, feu et feu encore sur l’entrepreneur véreux ! Voilà, ces choses-là devaient être dites une fois pour toutes, très clairement, les Blancs nous font chier avec leurs droits de l’homme, on n’a pas la même histoire, hé, hé, qu’ils se torchent longuement le cul avec les dollars de leur aide, ha, ha. Après avoir déroulé ces vigoureux projets de réforme politique, nous mettions la musique à fond, les filles de Djinkoré étaient là, on se trémoussait ensemble sur une piste improvisée et elles restaient dans nos bras jusqu’au lever du soleil. Je me souviens aussi que mes confrères de Mezzara posaient toutes sortes de questions, des questions parfois très naïves, sur les mœurs des habitants de Djinkoré. Bien sûr, ils voulaient toujours tout savoir sur la fameuse nuit de l’Imoko. Était-il vrai que personne n’avait jamais vu le roi de Djinkoré manger ou boire ? Et cette histoire de passer la nuit parmi les étoiles ? C’était vrai, ça, qu’il remontait au ciel avec la Reine-Mère qui n’en finissait pas de se plaindre de son arthrite pendant l’ascension et de dire qu’elle en avait plus que marre, que ce n’était quand même plus une occupation de leur âge ? Mes invités avaient toujours l’air plutôt sceptiques, tout ça leur paraissait un peu trop joli-joli, mais moi, je ne voulais pas me mêler de choses aussi compliquées. Je me contentais de leur répéter ce qu’ils savaient déjà.
À Djinkoré, tous les sept ans, les Deux Ancêtres se lèvent d’entre les morts et pendant une nuit entière, la nuit de l’Imoko, ils disent à leurs descendants comment ils doivent se comporter pendant les sept années suivantes. C’est aussi simple que cela. C’est la nuit où tous les criminels sont confondus, celle aussi où les femmes infidèles, les maris indignes et les chefs injustes sont rappelés à l’ordre par la voix courroucée et tonitruante des Deux Ancêtres. Djinkoré est alors pétrifié par la peur, car chacun redoute que dans leur colère les Deux Ancêtres ne fassent disparaître la ville sous les eaux ou sous une coulée de lave incandescente. Le royaume retient son souffle jusqu’à l’aube et, avant de retourner à leurs nuages, les Deux Ancêtres font connaître le nom de celui qui est appelé à s’asseoir pendant sept ans sur le trône millénaire de Djinkoré. Comme je l’ai dit, mes hôtes savaient déjà tout cela. Après tout, on ne les avait pas choisis au hasard pour représenter le gouvernement à la nuit de l’Imoko. Cependant, ils étaient toujours friands de détails insolites, le genre de choses qu’on aime raconter à ses amis après un long voyage. Certains d’entre eux s’extasiaient, par exemple, sur le fait que les Deux Ancêtres étaient un homme et une femme. Ils y voyaient la preuve d’un sens inné de l’équité chez les habitants de Djinkoré, une «approche genre» avant la lettre et, pour le dire sans fausse modestie, une magistrale leçon de «bonne gouvernance» au reste de l’humanité.
J’étais un peu choqué par la frivolité de mes collègues fonctionnaires, mais je les trouvais somme toute bien sympathiques et faciles à vivre. Comme ma soirée avec Christian Bithege était différente ! Sous la pâle lumière du salon, bien calé dans un fauteuil, il feuilletait ses documents en jetant de temps à autre un regard vide autour de lui. L’atmosphère était si lourde que Gilbert, mon boy, faisait sa tête des mauvais jours. Il m’a d’ailleurs dit par la suite qu’il avait détesté Bithege à la seconde même où il l’avait vu sortir de sa Volvo bleue.
Le lendemain, nous sommes allés acheter des bananes et des goyaves au marché. Gilbert aurait pu s’en charger à notre place, mais Bithege avait envie de découvrir le centre-ville de Djinkoré. Nous n’étions plus qu’à quatre jours de la Nuit et, de part et d’autre de la rue principale – en fait une large bande de latérite –, on s’affairait aux préparatifs de la cérémonie. Bithege et moi avons croisé plusieurs groupes de danseurs montés sur des échasses, sifflets à la bouche. Des jeunes femmes vannaient ou pilaient du mil en fredonnant de vieux airs. La nuit de l’Imoko était naturellement au centre de toutes les conversations. Quelques-uns pestaient contre la hausse soudaine des prix du sucre et de l’huile et d’autres pariaient que la Nuit ferait venir au moins deux millions de visiteurs à Djinkoré. Plusieurs personnes levèrent la tête de leur ouvrage pour nous saluer tout en observant mon compagnon à la dérobée. Bithege leur répondait chaque fois par un vague mouvement de la tête, mais il avait visiblement l’esprit ailleurs. Je me demande aujourd’hui, avec le recul, si certains n’avaient pas pressenti, dès cet instant, la tragédie qui allait survenir peu de temps après. Il faut dire qu’à l’approche de la nuit de l’Imoko, les habitants de Djinkoré ne sont plus tout à fait les mêmes. Attendre la venue des Deux Ancêtres est presque au-dessus de leurs forces et ils sont très tendus. Une fois redescendus sur la terre, les Deux Ancêtres sont bien obligés de parler : que vont-ils dire ? Nul ne le sait à l’avance et tout événement plus ou moins inattendu – la présence de Christian Bithege à Djinkoré, par exemple – est interprété, avec un mélange d’inquiétude et d’espoir, comme un présage.
– Les gens m’ont l’air un peu nerveux, a déclaré l’étranger. – Qu’est-ce qui vous le fait dire ?
– Ça se voit bien.
Ce type était réellement spécial.
– Vous avez raison, ai-je reconnu, il y a toujours une certaine tension dans l’air avant l’apparition des Deux Ancêtres. Ce sera ma troisième Nuit et je vais éprouver les mêmes sensations que la première fois, il y a quatorze ans. C’est une expérience qu’on ne peut pas oublier.
– Ne vous en faites pas, ça va très bien se passer.
Il s’était exprimé sur un ton assez méprisant. Il semblait dire que toute cette affaire, c’était du cinéma pour tenir en laisse le petit peuple. Je n’étais pas loin de penser comme lui, mais je me suis senti un peu vexé malgré tout.
Nous nous sommes arrêtés devant l’étal du vieux Casimir Olé-Olé, le vendeur de fruits. J’ai fait les présentations.
– Monsieur Bithege est venu pour la Nuit. Il représente le gouvernement cette année.
Le fonctionnaire a hoché la tête et s’est incliné légèrement. Les deux hommes se sont jaugés sans mot dire pendant quelques secondes en se serrant la main. Le vieux Casimir Olé-Olé, c’était ce qu’on appelle un personnage. Il avait construit une cahute sur le seuil de sa maison, juste en face du marché, et restait assis là toute la journée, agitant sans cesse un chasse-mouches au-dessus de sa marchandise – mangues et ditax, tranches de noix de coco et poisson séché. Il se donnait un mal fou pour paraître niais et même complètement insignifiant, et je crois bien que son plus grand rêve était de se métamorphoser en ombre pour pouvoir se glisser partout et voir sans être vu. Il disait par toute son attitude : «Je m’appelle certes Casimir Olé-Olé, vous me voyez bien en face de vous, mais je vous en supplie, oubliez-moi, je n’existe pas.» Le rusé bonhomme faisait de même semblant d’être sourd. Quoi que vous puissiez lui dire, il vous demandait toujours de répéter votre phrase en plaçant, en un geste caractéristique, une main contre le lobe de son oreille droite. Mais pendant qu’il vous jouait sa petite comédie, ses yeux malicieux disaient clairement qu’il vous avait bel et bien entendu. Du reste, chaque fois que j’observais Casimir Olé-Olé à son insu, j’avais l’impression qu’il surveillait les allées et venues de tous les habitants de Djinkoré et qu’il avait à cœur de savoir ce que chacun d’eux pensait à chaque instant de sa vie. Soupçonneux et solitaire, Casimir Olé-Olé était pour moi une énigme absolue. Bien qu’il vécût dans la misère, je me disais parfois que le jour de sa mort on trouverait sous son matelas une très forte somme d’argent, des millions peut-être ; d’autres fois, j’étais à peu près convaincu qu’il travaillait en secret pour la police. Si je rapporte tout cela, c’est surtout pour faire comprendre à quel point j’étais excité par la rencontre entre Christian Bithege et Casimir Olé-Olé. Ce dernier allait-il enfin baisser la garde ? C’était la seule chose qui m’intéressait et, dans un sens, je ne fus pas déçu. De façon assez inhabituelle, Casimir Olé-Olé s’est montré plutôt prévenant envers notre hôte et a fait rouler la conversation, d’une voix neutre, sur la nuit de l’Imoko. À l’en croire, c’était faire preuve d’une grande sagesse que de laisser les morts décider de tout à la place des vivants.
– Je pense moi aussi que c’est une bonne idée, a déclaré Bithege en pesant lui-même les bananes qu’il venait de choisir une à une, avec beaucoup de soin.
Son ton était si neutre que je n’ai pas pu savoir s’il était sérieux ou s’il se moquait des habitants de Djinkoré. Il s’est toutefois un peu agacé quand Casimir Olé-Olé lui a demandé de répéter ce qu’il venait de dire. Il s’est exécuté et le marchand de fruits s’est écrié :
– Oui ! Comme ça au moins, on est tranquilles, les morts sont plus justes que nous !
L’étranger a alors fait remarquer que nulle part au monde on ne se comportait de la même façon que les gens de Djinkoré. Après quelques secondes de réflexion, il a ajouté d’un air entendu :
– Mais comment savoir qui a raison ?
Oubliant de jouer au sourd, Casimir Olé-Olé l’a regardé longuement et a dit :
– Moi, Casimir Olé-Olé, je ne sais pas qui a raison… Mais je dis ceci : pourquoi aurions-nous tort, nous de Djinkoré ?
Qui peut me dire pourquoi tous les autres auraient raison, d’une manière ou d’une autre, et pas nous ?
Au moment de payer, Bithege lui a remis un billet de cinq mille francs. Casimir Olé-Olé a essayé de le rouler en faisant semblant de ne plus avoir de menue monnaie. En une fraction de seconde, le fonctionnaire est entré dans une colère froide, terrifiante mais quasi imperceptible. Il a tout fait pour le cacher, mais j’ai décelé chez lui une violence subite et incontrôlée ; j’ai bien vu qu’il était prêt à faire du scandale et peut-être même à frapper Casimir Olé-Olé. La main tendue, il a insisté d’un air buté pour recevoir son dû. J’ai levé la tête vers le vieux marchand et quand nos yeux se sont rencontrés, j’ai compris que nous venions de communier dans une haine silencieuse à l’égard du nouveau venu. Il m’a semblé que Bithege s’en était rendu compte, mais qu’il s’en moquait bien. Lorsque nous nous sommes éloignés, il a observé :
– C’est un numéro, ce Casimir Olé-Olé.
Le marchand de fruits l’avait intrigué et il comptait sur moi pour mieux le cerner. J’ai éprouvé une mesquine satisfaction à ne pas lui rendre ce service. J’ignorais alors que l’étranger avait mis en place, avant même de venir à Djinkoré, son petit réseau d’informateurs. Il avait dû distribuer de gros billets de banque, car il s’était fait des amis jusqu’au Palais royal où, soit dit en passant, je n’avais jamais osé mettre les pieds. L’expression ‘’palais royal’’ fera peut-être sourire, mais je n’en connais pas d’autre pour désigner la maison du Roi, même si le souverain en question, alcoolique et extravagant, n’a d’autre souci que de faire voter ses sujets à toutes les élections nationales pour le candidat le plus généreux en tonnes de riz et billets de banque.
S’il est un jour que je n’oublierai jamais, c’est celui où j’ai entendu Christian Bithege prononcer pour la première fois le nom du Prince Koroma. Ce n’était pas un crime de prononcer le nom du Prince, mais ce n’était pas non plus très prudent. À Djinkoré, nous ne nous mêlons pas des affaires des grands du royaume, nous leur obéissons sans même prétendre savoir qui ils sont, où ils vivent et comment ils s’appellent. J’ai donc conseillé à Bithege de faire attention. Au lieu de se taire, il a voulu que je lui donne mon avis sur les chances du Prince Koroma de devenir Roi de Djinkoré.
– Les Deux Ancêtres n’ont pas encore parlé, ai-je répondu prudemment.
Il a déclaré, de l’air de celui qui n’était pas dupe :
– Allons ! Allons ! On sait toujours ces choses-là à l’avance.
– Eh bien, moi, je n’en sais rien, Monsieur Bithege.
J’étais de plus en plus excédé par ses manières arrogantes et je tenais à le lui faire savoir. Ça ne l’a pas empêché d’insister :
– Vous êtes ici depuis quinze ans, vous connaissez bien le Prince Koroma.
– Je vous l’ai déjà dit, votre comportement nous met en danger.
– Je dois tout savoir, vous comprenez ça ?
Il avait élevé la voix sans paraître particulièrement fâché.
– Je ne sais rien du Prince Koroma, ai-je dit sur un ton ferme. Parlons d’autre chose s’il vous plaît.
Mon mensonge a paru l’amuser.
– Eh bien, je vais vous le présenter, a-t-il lancé avec une désinvolture étudiée.
– Me présenter qui…?
– Le Prince Koroma.
– Ah oui ?
J’aurais bien voulu pouvoir me montrer d’une mordante ironie, mais mon cœur battait très fort. Il fallait que ce type fût complètement cinglé pour se comporter avec une telle légèreté.
– J’ai eu plusieurs discussions avec le Prince, a-t-il dit. Il a promis de venir me rendre visite ici.
Je me suis fait presque menaçant :
– Je n’aime pas qu’on se moque de moi, Monsieur.
Nous étions ensemble depuis quelques jours et c’était la deuxième fois que je l’appelais «monsieur ». Il m’a alors parlé avec gravité, presque comme à un ami :
– Je ne me moque pas de vous. J’ai rencontré le Prince à deux reprises. Parler avec les gens importants fait partie de mon travail. Il faut que vous le sachiez, je ne suis pas comme ceux qui venaient à Djinkoré avant moi.
Le message était sans ambiguïté : Christian Bithege me demandait de choisir mon camp. Après tout, j’étais au service de l’État, moi aussi. Peut-être touché par mon désarroi, il m’a confié sur le même ton bienveillant :
– Je vais avoir une troisième rencontre avec le Prince Koroma et il est important que personne ne nous voie ensemble cette fois-ci. Il viendra discrètement chez vous, mais il faut que cela reste entre nous…
À partir de cet instant, je me suis senti à la merci de l’étranger. Nous avons causé de tout et de rien pendant deux ou trois heures et, sans le vouloir tout à fait et sans avoir non plus la force de m’arrêter, je lui ai dit tout ce qu’il voulait savoir sur le Prince Koroma. Il m’a posé des questions très précises et j’ai bien vu à plusieurs reprises que nous étions en train de franchir la frontière qui sépare une conversation normale d’un interrogatoire en bonne et due forme. Au fil des minutes, il m’est apparu très nettement que ce qui se jouait, c’était le destin politique du Prince Koroma. Christian Bithege voulait que le Prince remplace son père quasi centenaire, mais l’apparente instabilité mentale de Koroma le faisait hésiter.
– Ce Prince Koroma, est-il vraiment… capable ?
Cette question était revenue plusieurs fois dans la conversation, de façon ouverte ou insidieuse. Elle signifiait : il saura certes ce qu’il nous doit, mais sera-t-il assez fort pour faire face aux intrigues de ses ennemis ? J’aimais le Prince Koroma et, pour plaider sa cause, je me suis décidé à révéler à Bithege une petite anecdote personnelle. Je lui ai dit que le Prince était déjà venu me voir à la maison. Il s’est aussitôt animé :
– Ah oui… ? Comment cela ?
Je ne l’avais pas encore vu aussi peu maître de lui.
– Voici comment c’est arrivé, ai-je répondu. Une nuit, on a frappé à ma porte vers trois heures du matin. J’ai ouvert. C’était le Prince Koroma. Il m’amenait le fils d’un des gardiens du Palais. Le gamin de cinq ou six ans avait eu une violente attaque de palu…
– Un gamin de cinq ou six ans… a-t-il répété sans me quitter des yeux. Ensuite ?
– J’ai fait une piqûre à l’enfant.
Bithege a eu un geste d’impatience. « Il doit penser que nous sommes tous deux de minables amateurs, le Prince Koroma et moi», me suis-je dit. Mon histoire ne l’intéressait pas et peut-être même la trouvait-elle ridicule.
– Il a très bon cœur, le Prince, a-t-il déclaré. Mais n’êtes-vous pas en train de me parler d’un grand rêveur ? N’est-il pas de ces jeunes idéalistes qui s’imaginent qu’on peut changer les hommes ?
Je me suis senti au pied du mur. Au fait, qui était-il, ce haut fonctionnaire venu de Mezzara ? Il ne m’avait pas encore dit en quoi consistait exactement son travail là-bas, dans les bureaux de la capitale, mais je commençais à avoir ma petite idée là-dessus. J’avais sans doute affaire à un haut responsable de la police politique. J’étais en tout cas bien obligé d’admettre qu’il avait percé à jour le Prince Koroma. Ce dernier n’était pas à sa place dans la maison royale de Djinkoré, déchirée par de sanglantes rivalités. Avec son air un peu mélancolique, le Prince, d’une bonté d’âme foncière, était comme un ange perdu dans cet univers impitoyable. Tout cela, Bithege le savait. Il en cherchait simplement la confirmation. J’ai souri intérieurement en songeant que la seule façon d’aider le prince Koroma, c’était de dire à Bithege : «Ce type, tout à fait entre nous, c’est un salaud de la pire espèce, il est prêt à tout pour arriver à ses fins et vous pouvez me croire, sa main ne tremblera pas au moment de s’abattre sur ses ennemis !»
Je n’ai pas pu m’y résoudre.
– À Djinkoré, les gens aiment le prince Koroma, ai-je au contraire martelé en désespoir de cause.
– Pourquoi ?
– Je ne sais pas trop.
C’était une réponse absurde et il me l’a fait remarquer à sa façon sournoise :
– Il y a bien une raison… En quels termes parle-t-on le plus souvent de lui ?
– On dit ici qu’il respecte la religion de ses ancêtres. Voilà pourquoi il est si aimé par les habitants de Djinkoré.
– Il respecte la religion de ses ancêtres…
C’était comme si Bithege prenait mentalement note de cette information.
J’ai renchéri :
– C’est un jeune homme qui ignore le doute. Bien des membres de la famille royale jouent avec… avec…
J’avais du mal à trouver mes mots et il m’a encouragé à continuer :
– Allez-y, je vous suis très bien...
– J’admire sa force.
– Sa force ? Que voulez-vous dire ?
– Vous savez, quand on vous raconte que vos ancêtres morts depuis trente siècles reviennent tous les sept ans sur terre pour un brin de causette nocturne, vous avez beau y croire, il y a quand même des jours où vous vous demandez si tout cela est bien vrai.
– Je vois ce que vous voulez dire, a observé l’étranger avec un sourire ambigu.
– Eh bien, voilà, il faut être fort pour ne jamais douter. Vous avez des petits malins qui pensent que toutes ces histoires au sujet des Deux Ancêtres sont des blagues puériles, mais qui en profitent pour dominer leurs semblables et s’enrichir. Et puis vous avez des milliers de braves gens qui se tiennent, eux, dans la pleine lumière de l’espérance. Le Prince Koroma est de ceux qui n’ont jamais douté. Il est réellement persuadé que les Deux Ancêtres quittent leurs tombeaux pour venir se promener pendant une nuit dans les rues de Djinkoré.
– On peut aussi appeler cela de la naïveté, vous ne croyez pas ?
Son visage est resté impassible et je n’ai pas réussi à savoir s’il se félicitait ou non de la candeur du Prince.
J’ai répondu, après un moment de réflexion :
– C’est possible. Peut-être aussi que cela prouve surtout sa force morale.
Il a hoché lentement la tête, songeur :
– Mais tout de même, à quoi sert la force morale sans la force tout court ?
C’était difficile de savoir quoi répliquer à cela.
Il a ajouté :
– Pour le reste, je suis bien d’accord avec vous, des centaines de millions de gens sur la terre se débrouillent très bien avec des fables complètement délirantes. C’est ce que Casimir Olé-Olé a voulu nous dire hier... Accepter d’être les seuls à ne jamais avoir raison, ça n’a aucun sens, c’est nous résigner à une lente mort spirituelle. Chimères pour chimères, pourquoi ne pas nous fier à celles de nos ancêtres ?
Ce qu’il venait de dire là, c’était un bon point pour le Prince Koroma. J’ai enfoncé le clou :
– Le Prince Koroma fera de bonnes choses pour les habitants de Djinkoré. Le moment est peut-être venu pour ce royaume d’avoir à sa tête un être d’une aussi grande pureté d’âme. (FIN 3)
L’étranger a souri d’un air complice, sans toutefois rien laisser paraître de ses sentiments réels :
– Pureté d’âme… Vous êtes philosophe, vous, à ce que je vois.
La veille de la nuit de l’Imoko, j’ai trouvé Bithege assis au milieu de la cour. Il paraissait reposé et – pour la première fois depuis son arrivée à Djinkoré – d’humeur plutôt badine.
– J’observe ces lézards depuis quelques minutes, m’a-t-il dit, ils glissent le long du mur puis vont se perdre dans les hautes herbes…
J’ai approuvé de la tête sans rien comprendre à ses propos et il a poursuivi :
– J’aimerais bien savoir où ils vont après, les lézards. Où vont-ils, à la fin des fins ?
J’ai souri :
– Tiens-moi au courant quand tu le sauras, Christian. Moi, je file au dispensaire, nous sommes débordés en ce moment.
C’était la première fois que je le tutoyais.
– Ah ! Votre nuit de l’Imoko, bien sûr…
– Des diarrhées et des évanouissements. Rien de grave, mais nous devons être prévoyants.
Il a proposé de venir avec moi :
– Écoute, le Prince ne sera là que dans une heure, ça me laisse le temps de te déposer au dispensaire et de revenir ici.
– C’est bon, on y va.
– Alors je vais me changer en vitesse.
Pendant que je l’attendais dans la cour, j’ai entendu un cri tout près de la porte d’entrée. Il y a eu ensuite un silence qui m’a paru assez long. Bithege est aussitôt ressorti de sa chambre, une serviette autour des épaules.
– Que se passe-t-il ?
– J’ai entendu un cri.
– Tu ne sais pas ce que c’est ?
Je me suis peut-être fait des idées, mais j’ai eu l’impression qu’il me soupçonnait tout à coup de lui cacher quelque chose. La même petite lueur de méchanceté a brillé dans son regard fixe et dur. C’était effrayant comme l’expression de son visage pouvait changer d’une seconde à l’autre. Quand il y a eu un deuxième cri, encore plus fort, il a jeté sa serviette sur le canapé et s’est précipité dans la rue. Je l’ai suivi. Au bout de quelques mètres, je l’ai vu s’arrêter pour parler avec le Prince Koroma qui venait dans notre direction. Complètement hébété, le Prince tournait la tête de tous côtés en marmonnant des propos incohérents. Entre deux phrases, il répétait : «Je les ai vus… Je les ai vus…»
– De qui parlez-vous, Prince ?
– Ils s’amusaient comme des enfants ! Je vous jure que je les ai vus !
– Qui ? Qui donc ?
– Ils se moquent de nous… Savez-vous qu’ils se moquent vraiment de nous ? Comment osent-ils ?
– Dites-nous ce que vous avez vu, Prince Koroma. Qu’avez-vous vu ?
Aujourd’hui, près d’un an après les événements de cette journée, j’ai au moins une certitude : Bithege avait immédiatement perçu l’extrême gravité de la situation. Moi, j’étais en plein cirage. Je crois aussi que le Prince Koroma me faisait bien trop pitié pour que je puisse penser à autre chose. Son visage, habituellement d’une rayonnante douceur, s’était brusquement assombri. Il ne faisait aucun geste de trop ; son corps semblait se mouvoir avec précaution dans un invisible et dangereux labyrinthe. Ses yeux hagards étaient ceux d’un halluciné encore hanté par ses visions.
À force de patience, Bithege réussit à lui faire raconter son histoire.
Elle était toute simple.
Se promenant seul dans la forêt de Diandio, le Prince Koroma avait entendu un bruit inaccoutumé. Il s’était alors dissimulé derrière un buisson. Et là, il avait surpris les notables de Djinkoré en train de préparer à leur manière la nuit de l’Imoko. Pour le dire aussi crûment que possible, sans jouer avec les mots, les vieux salopards se répartissaient les rôles et mettaient au point leurs foutaises pour la nuit de l’Imoko. Toi, tu seras l’Ancêtre Numéro Un. Non, t’es vraiment con, ne marche pas aussi vite, tu as trois mille ans et tu viens de sortir du tombeau, alors voici comment tu dois te bouger, pareil pour toi Numéro Ancêtre Deux, n’oublie jamais que tu es censée être une charmante vieille dame, tu as cette fichue arthrite, etc., etc. J’ai forcé un peu le trait, je l’avoue, mais c’est juste pour rester fidèle au récit chaotique du Prince Koroma. Ce dernier, qui n’avait jamais été témoin d’une scène aussi affreuse, ajouta que les notables se livraient à leur comédie en se moquant de la crédulité de la populace. Ils chantaient et dansaient de manière grotesque entre deux larges gorgées de tiko-tiki. Celui qu’ils appelaient Ancêtre Numéro Un dut s’y reprendre à plusieurs reprises pour donner l’impression que sa voix, rauque et profonde, venait tout droit des profondeurs de l’abîme et ses complices le gratifièrent d’un tonnerre d’applaudissements. Tous se grimaient avec du kaolin, de la cendre et du charbon et se fabriquaient des vêtements avec des feuilles et des écorces arrachées aux arbres. De sa cachette, le Prince Koroma les entendit prononcer plusieurs fois son nom. Ils disaient avec des éclats de rire d’ivrognes que le Prince Koroma serait un bon roi pour eux, car c’était un parfait crétin. Bithege fit semblant d’être révolté par les révélations du Prince :
– Prince Koroma, connaissez-vous ces mauvaises personnes ?
– Tout ça, c’est le vieux Casimir Olé-Olé, répondit le Prince Koroma. Il est leur chef.
– Le chef de qui ? fit encore Bithege. Nous voulons connaître les noms des autres.
Mais le Prince Koroma n’était déjà plus avec nous. Il dit, très lentement cette fois-ci :
– Ainsi donc, toutes ces choses sont des inventions.
J’aurais voulu dire quelque chose, mais les mots se refusaient à moi. J’étais fasciné par la métamorphose du Prince Koroma : il venait de perdre la raison et il ne la retrouverait plus jamais.
– Calmez-vous, Prince, nous ne les laisserons pas faire, dit Bithege.
– Ce sont des mensonges, hurla le prince, ils font dire ce qu’ils veulent aux Deux Ancêtres ! Casimir Olé-Olé est leur chef !
– Casimir Olé-Olé… murmura Bithege.
Il ne semblait guère surpris d’apprendre que le vieux vendeur de fruits était au centre de toute cette histoire. Il restait cependant un peu tendu.
– Il faut tuer Casimir Olé-Olé, suggéra soudain le Prince Koroma avec un calme étrange.
– Mais pourquoi donc ? ai-je demandé, affolé.
Bien sûr, je n’aimais pas ce que les vieux notables de Djinkoré avaient fait, je n’aimais pas ça du tout, mais je ne comprenais pas non plus qu’on veuille les tuer. Je sais aujourd’hui ce qui me faisait tant paniquer à l’époque : c’était de sentir que j’allais bientôt être mêlé, d’une façon ou d’une autre, à un meurtre politique.
– La nuit de l’Imoko ! cria le Prince. La nuit de l’Imoko ! Je vais dire aux habitants de Djinkoré que c’est un mensonge ! Toutes ces choses, ce sont des mensonges !
Le plus calme de nous trois, c’était bien entendu Christian Bithege. Il tenait beaucoup à savoir si le prince avait eu le temps de raconter sa mésaventure à d’autres habitants de Djinkoré. Quand il eut la certitude que nous étions les seuls à en être informés, il lui dit avec un profond respect dans la voix :
– Prince, allons ensemble dans la forêt de Diandio. Casimir Olé-Olé et sa bande seront châtiés comme ils le méritent.
J’ai failli crier au prince Koroma : « Non, surtout ne faites pas cela ! Ne le suivez pas Prince !» Je n’en ai pas eu le courage. De toute façon, il ne m’aurait même pas entendu. Plus rien n’avait désormais de l’importance pour lui. Bithege m’a fait signe de monter à l’arrière de la Volvo et, tel un automate, le Prince s’est assis à ses côtés. Devant la forêt de Diandio, Bithege m’a prié de les laisser seuls un instant. Ce n’était pas nécessaire, je savais très bien ce qui allait se passer. Bithege prit une sacoche marron dans le coffre. Ses gestes étaient précis et de tout son être se dégageait une impression de farouche et sauvage résolution. Je l’ai regardé prendre le Prince Koroma par la main et s’enfoncer avec lui parmi les hautes herbes. Il est revenu seul au bout de quarante-cinq minutes.
– On y va, a-t-il dit en faisant tourner le moteur de la voiture.
«Je suis déjà bien en retard, ai-je pensé. Au dispensaire, ils vont se demander ce que je suis devenu.» J’essayais sans doute de me convaincre que la vie continuerait comme avant. Mais ce n’était pas si simple. Mon double ne me laissait pas tranquille, il martelait mon crâne avec la même question : «Que vas-tu devenir, après ça ?»
Bithege m’a brusquement annoncé qu’il rentrait le soir même à Mezzara. J’ai fait comme si je n’avais rien entendu et il a ajouté :
– La délégation officielle arrive demain. Elle sera conduite par le Big Boss en personne. Je lui fais mon rapport cette nuit.
Le Big Boss… Il s’était bien payé ma tête, en fin de compte, Christian Bithege. Le silence dans la voiture était pourtant moins pesant que le jour de son arrivée. Si je me taisais cette fois-ci, c’était moins par hostilité à son égard que pour me tenir loin des ténèbres qui risquaient de m’engloutir après le meurtre du Prince Koroma.
Bithege a dit ensuite, sans se tourner vers moi :
– C’était la seule solution…
– Je sais bien.
Même si j’avais du mal à l’admettre, je pensais sincèrement que, d’une certaine façon, ce fils de pute n’avait pas eu le choix. Sans doute encouragé par ma réaction, il a repris :
– Tout s’est passé très vite. Il n’a pas souffert.
– Vous êtes trop bon, Monsieur.
Je ne sais toujours pas d’où m’était venu subitement tant de mépris pour cet homme si sûr de lui. Il a reçu de plein fouet cette sorte de crachat à la figure et au moment où je sortais de la voiture il a dit simplement, avec calme :
– Merci pour tout. Adieu.
Il n’a pas attendu ma réponse, mais j’ai compris le sens de son dernier regard, qui m’a presque fait pitié : «J’ai fait ce que j’avais à faire, tant pis pour toi si tu ne l’as pas compris.»
La suite de mon histoire, je m’en souviens comme si c’était hier.
Les Deux Ancêtres sont descendus sur Djinkoré illuminée par un grandiose feu d’artifice et, au petit matin, la foule en délire s’est déchaînée : «Gloire à notre nouveau roi ! Gloire à Casimir Olé-Olé !» Le Président de la République est alors apparu aux côtés de Casimir Olé-Olé, raide, quasi pétrifié, avec sur le visage cet air de lassitude et de bienveillante sévérité qui ne le quitte pas depuis des années.