DAARA J EN LUTTE CONTRE LE CAPITALISME
Quatre ans après Foundation, les deux rappeurs, Faada Freddy et Ndongo D, reviennent avec Yaamatele, un nouvel opus forgé entre Dakar, Paris et Kinshasa. Sur ses pistes, ils militent pour l’écologie et s’adressent aussi bien aux peuples qu’aux puissants
Quatre ans après Foundation, les deux rappeurs sénégalais de Daara J Family, Faada Freddy et Ndongo D, reviennent avec Yaamatele, un nouvel opus forgé entre Dakar, Paris et Kinshasa. Sur ses pistes, ils s’insurgent contre le capitalisme, militent pour l’écologie, et s’adressent, en wolof, en français et en anglais, aussi bien aux peuples qu’aux puissants. Pour eux, le rap, hérité des griots, est vecteur d’éducation. Encore une fois, avec Daara J Family, on est à bonne école !
RFI Musique : Que signifie le titre de ce disque, Yaamatele ?
Ndongo D : Yaamatele, c’est un personnage comique d’un dessin animé des années 1980, Onze pour une coupe : un robot, avec une grosse télé à la place du ventre. Depuis, dans le jargon de rues, au Sénégal, on utilise son nom pour désigner les personnes droguées à leurs écrans – télés, ordinateurs, téléphones portables. Notre titre-parabole dénonce cette addiction.
Faada Freddy : Aujourd’hui, tout est tellement digitalisé qu’on en perd notre humanité. Parfois, dans une maison, un membre de la famille regarde la télé dans la chambre, l’autre dans le salon…Et pour communiquer, ils s’envoient des SMS ! Les gens passent tant de temps agglutinés à leurs écrans, qu’ils en oublient de vivre ! Et puis, sur leurs appareils, arrivent tout un flux d’infos non triées : l’annonce de guerres, de décès tragiques, au milieu de bimbos aux seins nus… Le danger, c’est de devenir insensible à tout !
ND : En Afrique, il y aura bientôt 660 millions de smartphones. Même les grands-pères, dans les villages les plus reculés, possèdent ces outils numériques. Désormais, ce ne sont plus les politiciens qui gouvernent le monde, mais Facebook ou WhatsApp. D’ailleurs, les réseaux sociaux s’imposent comme des armes politiques puissantes, dont se sont servi Trump ou Bolsonaro pour arriver au pouvoir. Nous ne demandons pas aux jeunes d’abandonner leurs smartphones, mais d’adopter un recul critique face aux contenus.
Le dessin sur votre pochette de disque représente cette addiction…
FF : Oui, il révèle un arbre à palabres. Auparavant, tout le monde se réunissait autour de lui et de l’odeur d’un thé brûlant, pour s’offrir des moments de discussion, des temps d’échange et de partage. Sur la pochette, dans des lueurs crépusculaires, on voit désormais ces gens obnubilés par leurs écrans. Sur les branches de l’arbre, pendent des smartphones, tels des parasites ! En Afrique, on est même en train de perdre notre culture de l’oralité. Avant, un griot entraînait sa mémoire à garder l’art de la parole... Aujourd’hui, il cherche ses références sur Internet.
ADN, le titre d’ouverture de votre disque, s’avance comme un hymne écologique. Pourquoi ?
ND : Comme beaucoup, nous sommes profondément préoccupés par l’avenir de la planète. Déjà, en 2012, on avait sorti ce titre, Niit (qui signifie "observer de près avec une torche") et nous avions tourné le clip dans la plus grosse décharge de Dakar. Au Sénégal, il commence à y avoir une fragile prise de conscience. Quelques hommes politiques – un ou deux sur dix –, dont le ministre de l’Hygiène Publique, tâtonnent pour trouver des solutions écologiques. Et puis, il y a des initiatives, des mouvements comme Sénégal Ney Set ("Que le Sénégal soit propre") avec lequel nous collaborons.
FF : Au fil de nos voyages, nous croisons des gens qui partagent les mêmes angoisses, sur la déforestation et la pollution. Ainsi, j’ai pu échanger avec le Brésilien Almir Surui, le chef de la tribu Paiter Surui, en Amazonie. Les autochtones sont menacés de mort parce qu’ils protègent la forêt ; ils sont bousculés par les gros industriels qui veulent les faire disparaître. En Afrique, je citerais l’exemple de Kigali, qui interdit le plastique sur son sol : une des solutions vers une planète plus saine…
Vous rappez depuis vingt ans. Qu’est-ce qui a changé depuis vos débuts ?
FF : Dès l’origine, on a tâché de transmettre une parole qui pouvait élever les esprits. Nos parents respectifs étaient instituteurs. On avait en nous ce bagage-là pour prôner l’éducation. D’où notre nom, Daara J : l’école de la vie. Et notre responsabilité s’est accrue avec la notoriété. Depuis vingt ans, ce qui a changé et s’est empiré, c’est cette maladie qui ronge le monde : la globalisation et le capitalisme mondial. Aujourd’hui, la valeur d’un être humain se mesure à son compte en banque. Son bonheur, à son sourire posté sur Instagram. Nous sommes aussi dans une ère de l’ultra-communication, qui peut friser le mensonge. Même pour faire la guerre, on use de la communication. Nous, en tant que colibri, nous faisons notre part. Et en tant que rappeurs, nous tâchons de réinvestir une parole digne de sens.
Quelle est la situation au Sénégal ?
ND : Au niveau culturel, la situation évolue positivement. Il y a par exemple la Biennale des Arts…Beaucoup d’artistes continuent de repousser les limites. Mais là où ça coince, c’est au niveau des politiques, au service du capitalisme… Ca gâche tout ! Tu fais des beaux châteaux de cartes, et ils s’écroulent instantanément. Dans un titre comme Jotna, par exemple, on parle de la mainmise sur les économies en Afrique…
FF : On s’adresse aussi aux dirigeants. Avant de signer un accord, on leur dit : "prenez le temps de réfléchir. Ne voyez pas uniquement vos intérêts, vos amitiés personnelles. Pour protéger un lobby, vous sacrifiez toute une génération sur 50 ou 70 ans. Réfléchissez !". Dans Jamono, on parle au peuple, à tous ces jeunes Africains qui cherchent l’Eldorado en Europe, au péril de leur vie. Comme le dit l’écrivaine Fatou Diome, ils se jettent dans le "ventre de l’Atlantique" en emportant leurs rêves. A ces voyageurs du désespoir, je dis : "Vous partez chercher le diamant, mais vous oubliez que vous êtes assis dessus".
Derrière vos lyrics, votre musique a aussi évolué… Comment ?
FF : On a composé entre Kinshasa, Paris et Dakar. On est sortis de notre zone de confort ! Ainsi, au Congo, on a été inspirés par la rumba, avec des compositeurs comme Kratos. On mélange et ça donne Chaka Zulu, une certaine transe ! A Paris, on a travaillé avec Manu Sauvage qui collabore avec Youssoupha ou Arthur H.
ND : On a effectué un travail de recherche : comment faire pour que nos musiques parlent aux nouvelles générations, sans tomber dans la copie de la tendance, par nature éphémère ?
FF : En gros, on a forgé une musique équilibrée, qui garde ses racines. Je convoque souvent la métaphore de l’arbre : quand les "temps" viennent, les feuilles changent, mais les racines demeurent toujours, qu’importent les saisons ! Et puis, même si on travaille énormément sur nos lyrics et la musique, on essaie aussi de se laisser porter par la vibe, de ne pas tout contrôler, pour recevoir la magie de l’univers.
Comment se porte aujourd’hui le hip hop au Sénégal ?
FF : Le pays regorge de talents. Avec Internet et les home studios, les jeunes s’organisent. Ils osent aller de l’avant, sans attendre que les grosses maisons de disques les produisent. Ils créent leurs affaires, ils nous demandent des conseils…
ND : Il faut que ça devienne une industrie, au même niveau que les pays anglophones, portée par des investisseurs.
De toute façon, le hip-hop vient d’Afrique !
FF : Bien sûr ! C’est ce que nous expliquions dans notre album Boomerang, en 2003. Pour preuve, tous les précurseurs du rap américains avaient des noms africains, Afrika Bambaataa et la Zulu Nation en tête ! Le hip hop trouve directement sa source dans le griotisme, cet art rythmique de la parole. Il y a justement une vidéo qui circule sur le net, où Quincy Jones explique à Kendrick Lamar que le hip hop vient d’Afrique. On est ultra fiers !
Vous pensez que le rap et plus largement la musique, peut-être une solution ?
FF et ND : Evidemment ! On est souvent bien plus écoutés que des politiciens !