«ON A DIT QUE J’ETAIS L’AMI DU PRESIDENT GBAGBO...»
Sidiki Bakaba parle de sa relation avec Douta Seck, le «Maître» dans le film, de la situation politique dans son pays, la Côte d’Ivoire, où il vient de rentrer, après sept longues années d’exil : dans l’air, un vent de «paix et de réconciliation».

Sidiki Bakaba, c’est une quarantaine de films. Le Samba Diallo du grand écran, c’est lui : un rôle «capital», adaptation plutôt réussie de «L’aventure ambigüe» de Cheikh Hamidou Kane. Dans cet entretien avec la presse, juste après la projection du film, ce dimanche 13 janvier au Musée des Civilisations noires, Sidiki Bakaba parle de sa relation avec Douta Seck, le «Maître» dans le film, de la situation politique dans son pays, la Côte d’Ivoire, où il vient de rentrer, après sept longues années d’exil : dans l’air, un vent de «paix et de réconciliation». On lui a prêté dans le temps une relation amicale avec le président Gbagbo, dont la Cour pénale internationale (Cpi) a ordonné l’acquittement, hier, mardi 15 janvier… L’homme nuance : «Les présidents n’ont pas d’amis.»
D’où vient l’idée, ou alors comment le contact a-t-il été noué, jusqu’à la projection, ici à Dakar, de ce film, L’aventure ambigüe, du réalisateur Jacques Champreux ?
Euh…C’est un concours de circonstances heureux. Je dirais que…Oui, c’est la volonté de Dieu, il y a des choses qui nous échappent…J’étais en exil pendant sept ans (tout le monde a su), à cause de la crise, ou peut-être un malentendu, parce qu’un artiste libre n’est pas toujours bien compris. Du coup, il y a eu des amalgames, du fait que j’ai été blessé au moment où je filmais la guerre, la bataille d’Abidjan. J’ai été blessé, on m’a pris, on m’a mis sur le divan dans la résidence présidentielle, où il y avait le bombardement, et ça a prêté à confusion ; pas à cause de mon travail de témoignage, qui est le travail de l’artiste dans toutes les grandes sociétés. (...) Malheureusement, ça a pris beaucoup de proportions, et donné lieu à beaucoup d’interprétations. Blessé, très grièvement d’ailleurs, par un obus, j’ai été transporté en France. Bon, la suite, c’est que tout le monde a donné une explication : c’est l’ami du président Gbagbo. Mais comme disait Amadou Hampaté Ba, un président, ce n’est jamais l’ami de qui que ce soit, c’est une connaissance. Vous voyez, ce film (L’aventure ambigüe de Jacques Champreux, Ndlr), a plus de 30 ans, monsieur Laurent Gbagbo n’était pas encore président de la République. Quand je suis venu jouer ici au Sénégal, à Sorano en 1969, j’avais déjà une longue carrière. (…) Gbagbo, lorsqu’il a été élu, m’a proposé de diriger le Palais de la Culture, ce que j’aurais fait quel que fût le président ivoirien qui m’aurait confié cette mission. Un, c’est mon devoir de faire ce que j’ai pratiqué depuis plus d’une trentaine d’années, et puis deux, ce qui m’a motivé le plus, c’est de transmettre. Donc, j’ai pris ce Palais de la Culture à sa demande, et j’ai dirigé et formé des jeunes. Aujourd’hui, la plupart d’entre eux travaillent en Côte d’Ivoire, dirigent des travaux d’acteurs, ou sont eux-mêmes devenus de grands acteurs. En fait, ça c’était ma passion, et je l’aurais fait quel que fût le président, quel que fût son parti. Bon, mais l’amalgame a été de dire : c’est l’ami du président, donc voilà…J’ai connu sept ans d’exil. (…) On croyait que je ne pourrais plus jamais rentrer en Côte d’Ivoire. Avec l’amnistie du président Ouattara, tous pouvaient rentrer. J’ai cru à cette volonté de dire qu’il faut réunifier la Côte d’Ivoire (les dents et la langue sont toujours en bataille, mais continueront à vivre toujours ensemble), et que nous sommes dans l’ère de la réconciliation. Coïncidence heureuse, le professeur André Kamaté (maître de conférences en arts du spectacle africains et actions culturelles, Ndlr), qui vient d’écrire deux livres sur moi, il les a publiés d’ailleurs, eh bien il a décidé de faire un colloque international sur ma carrière («Sidiki Bakaba, un engagement au service des arts du spectacle africain», Ndlr), de mon vivant, ce qui est un honneur. Ce sont des choses qu’on n’entend qu’une fois dans sa tombe, et qu’on n’est plus là…J’ai eu ce privilège d’être en Côte d’Ivoire, donc il y a un mois de cela, accueilli par les universités, et ça, symboliquement, c’est très fort.
Vous êtes donc rentré en novembre dernier, après 7 ans d’exil. Que ressentez-vous ?
Ben, écoutez, j’étais heureux de retrouver mes compatriotes de tous bords, de toutes ethnies, heureux de revoir surtout mes sœurs. Parce que la chose qui ne faiblit jamais, c’est la bénédiction des sœurs, ça c’est ma culture. Et ben, elles étaient toutes là, heureuses de me voir, de me trouver, et je retrouve mes élèves qui sont devenus des directeurs et qui ont une activité intense au niveau de la création artistique. Et comme je disais, ce ne sont pas des acteurs que j’ai formés, ce sont des hommes que j’ai formés pendant ce temps-là. Donc, c’est vrai, en arrivant à retrouver cela, j’ai enfin compris que la Côte d’Ivoire va vers ce qui est le plus précieux, la philosophie la plus profonde du premier président de la République (Félix Houphouët-Boigny, Ndlr), la paix. Donc nous allons vers la paix, nous allons vers la réconciliation. Durant mon exil, j’ai soutenu tous ceux qui ont dit : «On va vers la réconciliation», donc je suis venu tranquille et je suis heureux de me dire que c’est réel, cette réconciliation, que la paix va venir et qu’elle est en train de s’installer. C’est dans ce même mouvement que le professeur André Kamaté, qui a initié ce colloque (du 16 au 18 novembre, Ndlr), a invité 33 intervenants, c’est inespéré, venus du Sénégal, du Mali, du Burkina Faso, du Bénin, des Etats-Unis, et du Canada. Ils sont tous venus, et où, symboliquement ? A l’université Félix Houphouët-Boigny.
C’est pourquoi on dit que, avec ce grand colloque international, vous êtes revenu par la grande porte ?
Absolument (il répète le mot). Je n’aurais même pas rêvé qu’après tout ce que je viens de vous dire, il y aurait eu une telle porte pour moi, et je crois que ça c’est une vraie grande bénédiction, et que ce soit la porte de l’université, du savoir, avec des gens que je ne connais pas, qui sont beaucoup plus jeunes que moi, et qui ont suivi toute ma carrière. Celui du Sénégal me parle d’Albouri («L’Exil d’Albouri», de Cheik Aliou Ndao, Ndlr), que j’ai montée et jouée, et le Bénin me dit : «Oui, vous avez joué Toussaint Louverture», écrit par Bernard Dadié, incarné ce personnage, qui m’a valu d’ailleurs d’être fait prince des Ayizo au Bénin (…) J’avais dit d’ailleurs (…) que je vais partout en Afrique, que j’ai une histoire depuis 69 avec le Sénégal (…), et que je ne sais même plus d’où je ne suis pas. Voilà donc le sentiment de cette ouverture pour moi, c’est ça, et de me dire : oui, effectivement, je suis chez moi partout en Afrique, et donc cette porte ouverte symbolique est que je peux être au Sénégal, y passer le restant de ma vie, je peux être au Bénin, au Burkina Faso, au Mali…
Vous avez incarné Samba Diallo à l’écran, dans L’aventure ambigüe de Jacques Champreux. Comment l’avez-vous vécu ?
Oui…C’est une chance extraordinaire, c’est comme Gérard Philippe qui joue dans Le Rouge et le Noir (adaptation du roman éponyme de Stendhal, Ndlr). De toute sa carrière, il y a des choses comme ça qui marquent un acteur : rêver d’un personnage, le lire, dans un roman, et être un jour en train de l’incarner, c’est une chance extraordinaire, ça veut dire que oui, j’étais heureux, ce que j’ai dit tout à l’heure, de voir en plus comment j’ai été choisi par l’auteur et le réalisateur, non seulement pour jouer le rôle principal, mais pour m’occuper de casting…Jusqu’à la musique du film, jusqu’à Manu Dibango. Je dis : «Viens», et tout le monde vient, c’est un rêve réalisé pour moi, et les jeunes qui venaient sur le plateau de tournage à Korogo, pour voir Samba Diallo, je crois que c’est le meilleur cadeau qu’on peut avoir dans sa carrière comme acteur.
Vous avez joué avec Douta Seck, quel souvenir en gardez-vous ?
Ben, écoutez, Douta Seck m’appelait : «Mon fils» (il imite la voix de Douta Seck, qui rappelle un peu la sienne), et je l’appelais papa. Avant d’aller en France, c’est eux que j’écoutais souvent dans les pièces radiophoniques qui passaient sur l’ORTF (Office de Radiodiffusion Télévision Française, Ndlr) à l’époque : donc Bachir Touré, Douta Seck, Robert Liensol, Guillaume Correa (…), et en fait, ma chance a été qu’en arrivant en France, j’ai pu faire beaucoup de pièces radiophoniques, et jouer aux côtés de Douta Seck. Après il y a le très grand film à succès, un film très populaire, qui s’appelle Pétanki (1982, Ndlr), où je joue le fils de Douta Seck. Douta est un milliardaire, je suis son fils avocat, il fait des malversations, et c’est moi qui vais devenir son avocat. Ce film est très connu (…), il a été fait par un Ivorien (Yéo Kozoloa, Ndlr) qui n’est plus parmi nous. Ce n’était pas la première fois que je jouais avec Douta Seck, et j’ai été très heureux de le retrouver dans Pétanki. Dans L’aventure ambigüe, puisque c’est moi qui faisais le casting, j’ai pu réunir tous ceux que j’avais eu la chance de connaître, qui m’ont boosté, qui m’ont donné envie de faire ce métier, et j’ai pu jouer avec eux. Donc jouer avec Douta Seck ou Bachir Touré, grand comédien, grand acteur, qui fut élève à l’école primaire de Douta Seck…Ah oui ! Douta lui a appris à chanter…Je peux dire que c’est un film avec 4 générations d’acteurs qui jouent, mais Douta, oui, j’étais heureux de faire L’aventure ambigüe avec lui.
La Côte d’Ivoire va vers des élections l’année prochaine, en 2020. Quelle est l’ambiance là-bas, dans votre pays ?
Je crois que le monde a connu des crises incroyables, que l’on croyait ne jamais pouvoir résoudre. Regardez ce qui s’est passé en Europe, entre les Français, les Allemands, et les Anglais…Aujourd’hui tout ce monde cohabite, c’est-à-dire que ce sont les épreuves qui peuvent faire une véritable nation. On ne le souhaite jamais, mais regardez ce qui s’est passé au Rwanda, certains disent que c’est sans précédent. Aujourd’hui ce pays est émergent, ils nous ont dépassés. Donc, si vous voulez, moi j’ai espoir, je crois que, quel que soit ce que les uns et les autres diront de tel ou tel parti, quels que soient les belliqueux. Parce qu’il y en a, il y aura toujours des gens pour dire : «Non, on ne veut même pas que ça finisse», et ça existe, c’est la contradiction des humains, mais ça ne suffit pas. Une nation, l’histoire d’une nation, on ne peut pas arrêter la marche du temps, et la Côte d’Ivoire doit retrouver ce qu’il y a de plus précieux, qui est la paix (…) Voilà ce que je peux dire de l’ambiance en Côte d’Ivoire. La preuve, c’est que je suis entré et sorti.
Propos recueillis par Théodora SY SAMBOU