FOCUS SUR UN ART EN DECADENCE
De Jacqueline Scott-Lemoine, en passant par Abdoulaye Douta Seck, jusqu’à Baye Peul, pour ne citer que ceux-là, sans bien sûr oublier les troupes de la trempe de «Daaray Kocc», «Bara Yeggo», «Diamoney Tey», le théâtre sénégalais a rayonné dans le monde.
Même si ce 4ème art continue son bonhomme de chemin, il fait aujourd’hui face à plusieurs contraintes notamment le manque de soutien, d’organisation, de formation, le foisonnement des séries télévisées et un public qui est de moins en moins intéressé au théâtre. Pour autant, même si l’emploi du participe passé peut s’expliquer, les professionnels du secteur ne sont pas d’avis que le théâtre serait en déclin. Aussi, pour la Journée Mondiale du théâtre qui va être célébrée le 27 mars prochain, est-il prévu plusieurs activités pour marquer l’évènement. Au Théâtre national Daniel Sorano, son directeur, Sahite Sarr Samb, annonce des activités comme la représentation de la Tragédie du Roi Christophe mais aussi un hommage à celui qui a porté cette pièce de Aimé Césaire, Douta Seck, dont le centenaire de la naissance coïncide avec cette journée. Entre miser sur la jeunesse dans les créations en ce qui concerne le Théâtre national Daniel Sorano et travailler sur un document d’orientation qui mènera à la mise en place d’un fonds dédié au théâtre, les professionnels du secteur se sont inscrits dans la dynamique de redonner au 4ème art, son lustre d’antan.
Le théâtre populaire à l’épreuve des séries télévisées
La prolifération des séries télévisées a impacté sur le théâtre populaire qui, auparavant, avait marqué les spectateurs. Aujourd’hui, le théâtre n’est plus ce qu’il était il y a de cela une vingtaine d’années. Entre manque d’organisation, de soutien et de formation, le 4ème art fait face à plusieurs contraintes. Toutefois, le président de l’Arcots ( Association des artistes comédiens du théâtre sénégalais), Pape Faye tout comme l’artiste-comédien Lamine Ndiaye ne sont pas d’avis que le théâtre serait en décadence face au foisonnement des séries télévisées qui, selon eux, ne sont pas du théâtre. Mais l’initiateur du Théâtre de la Rue jette quant à lui, un œil critique sur le théâtre actuel.
D’une mise en scène de grandes pièces au petit écran et maintenant avec des séries télévisées qui ne cessent de foisonner, le théâtre a perdu son lustre d’antan. Dans les quelques salles qui restent encore, les spectateurs se font désirer. Déclin ou évolution ? Cette question se pose avec acuité. Pour autant, l’émergence des nouvelles technologies de l’information et de la communication a modifié le mode de conception et de consommation du théâtre. De nouveaux modes de diffusion voient le jour évitant tout déplacement. Mais pour le président de l’Arcots, cela ne veut pas dire que le théâtre est en décadence. Selon Pape Faye, «ceux qui disent le contraire ne font pas du théâtre, ne connaissent pas les fondements encore moins les contours pour être en phase avec la réalité sur le terrain. Ce sont donc ceux-là qui ne viennent pas au théâtre qui veulent l’agoniser».
Des troupes théâtrales, il y en a toujours, selon Pape Faye. « A Douta Seck, les gens sont en train de travailler tous les après-midis. C’est pareil à Guédiawaye, à Pikine, aux Parcelles assainies. Il y a des compagnies qui sont là un peu partout et qui font un excellent travail », souligne le comédien.
«Le théâtre est devenu un jeu d’enfant»
Si pour le président de l’Arcots, le 4ème art ne souffre d’aucun essoufflement, Lamine Ndiaye, initiateur du Théâtre de la Rue, est quant à lui sans équivoque. A ses yeux, «le théâtre n’avance plus », il est même « devenu un jeu d’enfants». Ce qui lui fait dire «qu’on assiste aujourd’hui à un fourre-tout », sans compter qu’il n’y a plus de «distinction» entre les genres. «Il y a un problème fondamental qui se pose. Il y a des journalistes même qui n’arrivent pas à distinguer le théâtre à ce qu’on voit à la télévision. D’abord, il y a le théâtre qui est un art vivant qu’on joue en live, sur les planches ensuite, il y’a ce qu’on appelle les téléfilms», souligne l’acteur culturel Pape Meïssa Guèye, par ailleurs coordonnateur du Syndicat national des travailleurs de la culture (Sntc). Une idée que partage Lamine Ndiaye. Pour lui :« Ce qu’on voit à la télévision, ce sont des téléfilms puisque c’est joué avec un décor naturel. Pour le théâtre, on installe un décor. C’est-à-dire avoir des panneaux, construire une chambre, même les cours de maison, on peut les fabriquer. Ce n’est pas pareil quand on joue dans un décor naturel comme dans les téléfilms. On se trompe beaucoup. Quand on voit des films au niveau de la télévision, on pense que c’est du théâtre alors que c’est bien défini. Ce n’est pas du théâtre mais des téléfilms». Argumentant sur la décadence du 4ème art, Pape Meïssa Guèye soutient que «les créations sont rares au niveau du Sénégal puisque durant toute une année, le nombre de représentations de troupes sénégalaises ne dépasse pas cinq».
Pour cause confie-t-il , il y avait autrefois la Fédération nationale de la musique et du théâtre avec une « structure qui travaillait pour la promotion et le développement du théâtre et qui était très pris au sérieux mais aujourd’hui tout cela n’existe plus ». Pape Faye lui voit la prolifération des séries dans l’air du temps. « Le monde change et cette prolifération des séries permet aux télévisions d’avoir du contenu. Ce sont nos comédiens qui jouent dans ces séries. Ce sont en réalité des activités para-théâtrales (entre le théâtre et le cinéma) qui frisent un peu les techniques théâtrales», confie le comédien. Et d’ajouter : « il est vrai que les gens, au lieu de se déplacer pour aller voir le théâtre vivant, préfèrent rester chez eux, pour suivre ces séries télévisées, ou même regarder sur You tube mais cela ne freine pas le théâtre, c’est une sorte de rendue théâtrale, adaptée au niveau des télévisions».
ACTEUR OU COMEDIEN ?
Entre un comédien et un acteur donc, il y a une différence. «Pour le théâtre, on dit comédien et pour les films, on dit acteur. La nuance est que l’acteur est déjà le personnage. Il a été choisi, on a fait un parcours pour le personnage. Pour le comédien, c’est différent. C’était à partir de certaines connaissances techniques qu’il fallait se baser. Il peut même ne pas faire le personnage mais on se base sur ses qualités techniques, pour le professionnalisme qu’il a et ses connaissances», précise Lamine Ndiaye.
«Au lieu d’aller étudier le théâtre, ils prennent un raccourci en allant jouer dans ces séries télévisées-là»
Même s’il trouve que le théâtre continue toujours d’exister au Sénégal, le président de l’Arcots soutient qu’il y a beaucoup de problèmes qui plombent son envol. A l’en croire, les gens veulent aller trop vite. «Au lieu d’aller étudier le théâtre, ils prennent un raccourci en allant jouer dans ces séries télévisées-là », regrette-t-il. Pour autant, le comédien dira que tout n’est pas mal dans les séries télévisées qui répondent parfois aux attentes des populations. « Il ya de bonnes séries à encourager, une bonne direction d’acteurs, les techniques de scénarisation sont adaptées à nos coutumes, il y a un jeu d’acteurs qui est très bon pour certains, mauvais pour d’autres, mais tout est une question de formation», a fait savoir Pape Faye. En effet, dans chaque nouvelle série, on retrouve de nouveaux acteurs qui, pour la plupart, s’engouffrent dans le métier, juste par passion. «Le problème pour ces séries, c’est que certains le font non pas par ambition, mais pour le paraitre. Ils le font tout simplement par un besoin d’exister, d’être », avance Pape Faye qui est également parrain de la cérémonie de la Journée mondiale du théâtre par l’Association des écrivains du Sénégal. Non sans relever : « ce n’est pas l’argent qui compte pour certains mais l’essentiel, c’est qu’ils paraissent sur le petit écran et ça c’est dramatique». «Il y en a qui, au bout d’une saison, ont envie de venir sur le plateau pour justement mieux avoir de connaissance dans le monde».
LES ACTEURS CULTURELS MONTENT AU CRENEAU : «On ne sent pas l’accompagnement de l’Etat parce que l’action culturelle est politisée»
Pour les acteurs de théâtre, l’Etat a sa part de responsabilités dans la «déliquescence» du secteur. «A moins de deux semaines (l’entretien a été réalisé la semaine dernière, Ndlr) de la Journée Mondiale du théâtre, nous peinons toujours à recevoir la subvention que l’on a demandée à l’Etat. Cette subvention nous aurait permis de relancer le festival du rire de Kaolack», a fait savoir Pape Faye. Il renchérit : «il y a des compagnies qui sont là un peu partout et qui font un excellent travail. Une production, ça coûte cher. Aujourd’hui, tout le monde sait que le théâtre ne nourrit pas son homme. Dans tous les pays du monde, les troupes sont subventionnées. Là, il y’a une politique à faire mais ça reste malheureusement. Jusqu’ici, on n’a pas reçu de subventions. Les compagnies sont là mais il faudrait qu’on les aide ». Sur cette absence de l’Etat, Pape Meïssa Guèye lui emboite le pas : «Le Sénégal est absent dans les grands rendez-vous de théâtre dans le monde, il y a une grande politique qui doit se faire». Et d’ajouter : «on ne sent pas l’accompagnement de l’Etat parce que l’action culturelle est politisée. Il n’y a pas une vraie politique destinée à aider ou à développer le théâtre parce qu’il y a beaucoup de secteurs artistiques qui bénéficient de l’appui de l’Etat mais on ne voit pas ça dans le théâtre».
GRANDEUR ET DECADENCE DU THEATRE : Le 4ème art, d’hier à aujourd’hui
Née en 1923 à Port-au-Prince et décédée en 2001 à Dakar, la comédienne Jacqueline Scott-Lemoine avait interprété le rôle de Madame Christophe dans la Tragédie du Roi Christophe en 1966 lors du premier Festival mondial des arts nègres. Abdoulaye Douta Seck dont une maison de la Culture à Médina porte le nom avait lui aussi joué le rôle principal dans la pièce d’Aimé Césaire, La Tragédie du Roi Christophe. Doura Mané (1939-1978) est connu pour le rôle de Patrice Doumbé dans le film « L’Etat Sauvage » adapté du roman Georges Conchon. Pour ne citer que ceux-là, le théâtre sénégalais a connu ses heures de gloire. A l’époque également, le théâtre national Daniel Sorano a accueilli des représentations théâtrales comme « Lat Dior ou le chemin de l’honneur », une tragédie en wolof consacrée au dernier Damel du Cayor qui avait marqué la saison théâtrale à l’ouverture, en 1965, du bâtiment qui porte le nom d’un illustre comédien franco-sénégalais. Sur ce qui a fait la grandeur du théâtre interprété à Sorano jadis, il y a « l’Exil d’Alboury » de Cheikh Aliou Ndao, « Monsieur Pot de Vin », une pièce écrite par le premier Directeur Maurice Sonar lui-même, « L’os de Mor Lam » de Birago Diop, « Le Fusil » de Patrice Ndendi Penda, « Le lion et la perle » de Wolé Soyinka, « Mac Beth » de Shakespeare, « Tête d’Or » de Paul Claudel, etc. Sans aussi oublier « Ngor Niébé » de Birago Diop, « Le faux marabout » d’André Terisse, « Antigone de Jean Anouilh », « L’Amante anglaise » de Marguerite Duras ». La grandeur du théâtre d’hier a aussi été marquée par les troupes comme « Jamoney Tey », « Barago Yego », « Daaray Kocc » qui ont interprété des pièces en fonction des valeurs de notre société. Pour revenir aussi sur le théâtre d’hier, il ne faudrait surtout pas oublier Baye Peul, Thierno Ndiaye Doss, Mame Sèye Fall, Makhourédia Guèye, Malick Ndiaye, Seyba Traoré, Ismaila Cissé, Omar Seck, Jean Pierre Leurs etc. Des comédiens qui ont marqué les esprits à l’époque sur les planches. C’était en cette période où Sorano faisait le plein de spectateurs avec des pièces qui avaient pour fonction de conscientiser les populations. Même s’il y a toujours des troupes théâtrales qui existent, il n’en demeure pas que les créations se font rare. Aujourd’hui, le théâtre sur scène semble avoir un autre visage. Parmi les causes de cette « décadence », il y a l’effet des nouvelles technologies de l’information et de la communication. Les séries télévisées semblent remplacer le théâtre sur scène même si ce n’est pas la même chose. Pour certains, le théâtre est devenu une affaire d’amateurisme. Les conséquences du manque de formation, de soutien et d’encadrement se manifestent dans les quelques productions qui se font.
ABDOULAYE KOUNDOUL, DIRECTEUR DES ARTS : «Travailler pour la mise en place d’un fonds dédié au théâtre»
Le ministère de la Culture est conscient des problèmes qui touchent le secteur du théâtre sur scène au Sénégal. «Le problème du théâtre, c’est la formation, le financement et la diffusion. Il y a toutes ces problématiques-là qu’il faudrait que l’on examine mais dans un cadre organisé où les professionnels du secteur devront être les premiers», a déclaré le directeur des Arts. Toutefois, selon Abdoulaye Koundoul, «il ne faut pas que le ministère de la Culture s’érige en donneur de leçons alors que ceux qui sont dans ce secteur sont là et nous essayons à travers de comités mis en place d’accompagner les acteurs». Mieux, dit le directeur des Arts, «de la meilleure façon qu’on a réussi à mettre en place pour avoir un fonds dédié à l’édition, un fonds pour le cinéma, un fonds pour les cultures urbaines et bientôt un fonds pour la danse, il faudrait qu’ensemble avec les professionnels du secteur du théâtre, qu’on arrive à travailler sur un document d’orientation qui mènera à la mise en place d’un fonds dédié au théâtre ». Pour Abdoulaye Koundoul, avec le fonds dédié au théâtre, « on arrivera à jeter les bases de l’élaboration d’une politique théâtrale structurée et ambitieuse ». Revenant sur la décentralisation de la célébration de la journée mondiale du théâtre, le directeur des arts dira : «cela nous pousse aussi au niveau du ministère de la Culture à rassembler les professions des différents métiers de la culture pour qu’ils travaillent même dans le cadre de l’élaboration même d’un document d’orientation stratégique qui va mener à la modernisation et au développement culturel».