IDÉE D'UNE AFRIQUE HEUREUSE
Reprendre la question du monde commun à partir de l'Afrique - Les Ateliers de la pensée sont loin d'être une fête abstraite du savoir
Après un pari lancé en 2016 par Felwine Sarr et Achille Mbembe de réunir des intellectuels pour Ecrire l’Afrique-monde, les Ateliers de la pensée s’installe à Dakar avec une deuxième édition qui s’est tenue du 1er au 4 novembre. Des grandes figures de la littérature, de la philosophie et de l’art contemporain, pour la plupart des Africains, étaient présent. Leur nombre a par ailleurs doublé par rapport à l’édition précédente. À l’horizon de ces rencontres, un objectif ambitieux : réfléchir sur les problématiques actuelles qui touchent le monde, et ce depuis l’Afrique.
Le logo des Ateliers de la pensée a la forme suggestive d’un cerveau, mais également d’une bulle de bande dessinée. Composition parfaite pour évoquer la pensée, et dessinant des traits suggérant des connexions, neuronales, sinon électroniques. Une simple image et tout est dit. Cette année, l’événement a réuni près d’une soixantaine de participants, le double de l’année précédente. Et ce, pour réfléchir et penser, ensemble. Aux premiers rangs on retrouve quelques fidèles, présents pour l’édition 2016, tels que Alain Mabanckou, Françoise Vergès, Abdourahman Waberi ou Sami Tchak.
Ce rendez-vous s’est déroulé dans plusieurs lieux emblématiques de Dakar, à l’instar de l’université Cheikh Anta Diop ou de l’Institut Codesria, alors que l’ensemble des débats de 2016 s’étaient eux tenus au sein de l’Institut Français. Ajoutons à cela un programme parallèle de side events, dont une pièce de théâtre signée Felwine Sarr et la projection du documentaire de Jean Pierre Bekolo sur les premiers Ateliers. Certes, cette fois, afin d’optimiser les ressources engagées, la ville de Saint Louis n’aura pas été témoin de ces Ateliers.
La parole, l’art et l’oeuvre
Convaincus de l’urgence de « reprendre la question du monde commun à partir de l’Afrique », Sarr et Mbembe se sont donnés comme mission de repenser, au cours de quatre intenses journées, les piliers de nos imaginaires sur la réalité. Inutile de préciser qu’il s’agit ici du monde dans son sens le plus large, comme l’annonçait le titre de l’édition, « Conditions Planétaires et Politiques du Vivant », alors que le premier chapitre avait été majoritairement consacré à l’Afrique.
Le geste relève en effet de l’œuvre car, bien qu’ayant été surnommé le Festival des Idées, l’initiative est loin d’être une fête abstraite du savoir. « J’aime voir le mot ‘Atelier’ à côté de ‘Pensée’, car pour moi cela veut dire qu’on bosse », remarquait le commissaire d’exposition Simon Njami au moment de son tour de parole. Bien qu’organisés dans une ambiance joviale, la plus appropriée pour favoriser le jeu des idées, les Ateliers étaient marqués par un rythme frénétique imposé aux échanges, avec des interventions parfois contrôlées à la minute. Comme s’il s’agissait d’un concours, la dynamique consistait à exposer ses hypothèses sur le sujet principal, pendant une dizaine de minutes,. Ensuite l’intervenant se devait de se soumettre aux questions et aux remarques incisives, soit des collègues, soit des spectateurs.
Des communications supposées être stimulantes pour l’inter-fécondation malgré, ou justement grâce aux divergences pouvant jaillir dans cette lumière salutaire que ce veut être le débat, mais qui ne l’ont pas toujours été à en croire la déception exprimée par une partie de l’assistance. Sur les quatre jours, les discussions se répondaient parfois, des termes et des idées étaient reprises, mais souvent les sujets choisis par chacun des intervenants d’un panneau ne se touchaient quasiment pas : sous celui « Identités, Cosmopolitisme, Mondialité », par exemple, les interventions ont porté indistinctement sur le caractère cosmopolite de l’Afrique, sur l’Islam et le laïcisme ou encore sur le rôle du Sahara en tant qu’espace de partage.
Des thématiques diverses, sans contradiction, mais justement laissant parfois le sentiment ironique de chanter à l’unisson, avec trop peu de confrontations et de débats.
Habiter la Planète
Pendant quatre jours donc, il a été question aussi bien de l’Humain que des animaux, de l’économie que de l’expression artistique, de la condition des migrants que de l’identité cosmopolite. Les exposés du premier panneau consacré à «l’Anthropocène et le vivant», démarraient avec Lionel Manga et sa fable de la rainette, dans la pure tradition des contes Africains. Un panneau où il était question de l’être humain et de sa relation avec la planète : animaux, environnement, transformation de la nature, entre autres. Une thématique originale dans son approche.
En effet plusieurs autres temps forts, incontournables, résonnaient fortement avec ceux exposés l’année précédente : migrations et frontières, réinterprétation des systèmes démocratiques, colonisation et impérialisme, mise en question de l’aide au développement, diaspora, rejet en bloc du Franc CFA, roman africain (…) Des analyses qui sont le cœur des productions intellectuelles contemporaines au sujet du continent africain. Nous retenons, entre autres, les contributions de Nadia Yala Kisukidi, toujours prolifique, et son renversement du mythe diasporique du retour en Afrique pour en faire un outil politique; les arguments de Souleymane Bachir Diagne contre l’élargissement du Droit de l’Homme au reste des êtres vivants;…
Parmi les innovations de cette édition, la décision d’élargir les disciplines aux formes d’expression non discursives ou artistiques, représentées par un cortège de figures de l’art contemporain, comme la commissaire d’exposition Marie-Anne Yemsi aux manettes des rencontres africaines de Bamako ou le fondateur de la revue Chimurenga, Ntone Edjabe. Une vision qui a trouvé son prolongement pratique avec la pièce de théâtre We call it Love, écrite par Felwine Sarr et mise en scène par Denis Mpunga, jouée à l’Institut Français.
Sortir du postcolonial
Bien évidemment, les discussions se sont tenues sous la lumière de la dichotomie entre l’universalisme et le relativisme culturel. Force est de constater que le débat confrontant le postcolonial et le décolonial avait déjà fait l’objet d’analyses croisées en 2016. Polémique fructueuse, mais comment se sortir du labyrinthe dans lequel elle nous plonge? Le point commun des deux termes c’est un rejet de la tradition des Lumières et de la validité de ses postulats sur toutes les sociétés et cultures du monde. Cependant, il s’impose de résoudre, par exemple, l’équation par laquelle le philosophe camerounais Achille Mbembe défend la théorie postcoloniale sans pour autant s’en réclamer.
Des indices pour déceler l’énigme ont été esquissés dans les Ateliers 2017. Notamment au travers des avis divergents des intervenants sur l’héritage des figures postcoloniales comme Léopold Sédar Senghor, qui oscillaient entre la critique acerbe de Célestin Monga à son « faux rendez-vous » et les bouées de sauvetages que lui lançaient certains, en forme de pardon aux erreurs de calcul du président-poète. Nous étions au Sénégal
Décoloniser les savoirs, passerait il sinon par un non recours à des auteurs occidentaux ? Autrement dit, le saut du postcolonial vers le décolonial se ferait-il en construisant une épistémé non occidental sur la base d’une « authenticité» de références? Comme le professeur Sarr l’explique dans son livre Afrotopia: « La possibilité de penser par soi-même n’est féconde que si l’on se déprend des systèmes idéologiques qui en ont constitué le socle et la charpente ».
Quelle résonance?
Déconnexion du large public, tel est le reproche qui ait fait aux Ateliers depuis leur naissance. On dénonce une sorte d’élitisme, au motif que les intellectuels parleraient un langage d’initiés, à distance du «peuple». Ils seraient, de cette manière, un « conclave d’initiés », comme le disait un intervenant en coulisses. On affirme aussi qu’il s’agit d’une rencontre visant à gonfler des egos, avec des communications sans autre but que d’élever les propres communicateurs. Mais comment rapprocher davantage cet événement de cette majorité qui n’aurait pas les outils intellectuels?
Force est de constater que cette année, que l’organisation a travaillé dans ce sens, tout d’abord en ouvrant les débats à tous, alors qu’en 2016 une bonne partie se tenait à huit clos. Valeur ajoutée aussi : la programmation artistique parallèle, dont la conférence au Musée IFAN est un bon exemple. Des jeunes étudiants ont ainsi eu la possibilité d’échanger directement avec des intervenants. Au croisement des questions sur la raison d’être de l’art et, plus amplement, du travail des participants, Achille Mbembe nous a savamment éclairé: « Je ne suis pas satisfait de cette vie que je dois vivre. Mon travail consiste à réfléchir sur les causes, à comprendre le pourquoi des problèmes du monde. Et j’ai la chance qu’on me paye pour penser, sans être obligé d’apporter des alternatives ».
Suite à leur écho grandissant, les Ateliers veulent continuer cet exercice de réflexion en 2018.