QUAND LE DÉCOLONIALISME DÉPEND ENCORE TROP DU COLONIALISME
EXCLUSIF SENEPLUS - Le courage politique consiste à se regarder sans complaisance, pour sortir des discours démagogiques - Le rejet de l'Occident ne peut tenir lieu de projet politique - ENTRETIEN AVEC ELGAS ET MOHAMED MBOUGAR SARR - Partie 2/2
Elgas et Mbougar Sarr ont partagé quelques confidences avec SenePlus.com. Entretien croisé. Nous publions la seconde partie de l'interview. La première partie est disponible ici.
Seneplus : L’écrivain malien, Yambo Ouologuem, a dit : « Du jour ou les Nègres accepteront de s’entendre dire des vérités désagréables, ils auront alors commencé à s’éveiller au monde. » Que vous inspire cette sentence ?
Elgas - Devoir s’émouvoir de cette banalité prouve encore que l’hygiénisme qui frappe de tabou nos productions reste fort. Yambo Ouologuem a été un des premiers phares de cette école qui jette sa lucidité sur le monde. J’ai toujours pensé - une intuition - que le préalable c’est de se regarder, on ne peut avoir la critique généreuse sur l’autre sans se l’appliquer. L’auto-dérision donne sa noblesse à la dérision. Et c’est éviter d’ailleurs que d’autres regards, avec leur facture désobligeante, viennent repérer cela et par ailleurs nous gifler. C’est doublement plus douloureux. L’éveil au monde est un mouvement naturel, pour ma part je crois que l’Afrique n’en a jamais été exclue. Le décolonialisme dépend encore trop du colonialisme. Il semble orphelin dès qu’on lui ôte son coupable favori, délaissant ainsi les autres champs. C’est un angélisme, et une posture. Ménager les africains ou changer les discours sur l’Afrique, c’est la cosmétique qui ne guérit pas les blessures, elles s’expriment toujours, déchirant le bâillon des convenances.
Mohamed Mbougar Sarr - Yambo Ouologuem était d’une lucidité absolue. Ce doit être l’une des principales qualités d’un véritable écrivain, c’est-à-dire d’un esprit libre. Yambo l’était, avec une radicalité qui lui a valu bien des inimitiés de la part de grandes figures africaines. La pièce maîtresse de son œuvre littéraire, Le Devoir de violence, dit ceci aux Africains : vous êtes des hommes comme les autres, c’est-à-dire que vous n’êtes pas des anges exemptés des atrocités, barbaries, pulsions sanguines, bêtises, irresponsabilités qui sont le lot de tous hommes depuis que les hommes marchent sur cette terre. Ce n’était évidemment pas très agréable à entendre pour un continent qui cherchait à prouver son innocence originelle, et à accuser l’étranger de tous ses maux (c’est vrai qu’il en avait causés ou aggravés beaucoup). Mais il fallait le dire… Il est toujours tellement plus simple de charger l’autre de la responsabilité de son mal, et de s’interdire toute autocritique ! Le malheur est qu’aujourd’hui, pour beaucoup de personnes sur le continent, obliger ce dernier à examiner sa responsabilité sur sa situation équivaut toujours à une sorte de haine de soi, donc d’aliénation, donc d’alliance avec l’Occident, dont de haute trahison. La lucidité sur soi est la plus dure à avoir. C’est celle qui fait le plus mal. Mais sans cette blessure salutaire, rien de vrai n’est possible.
Michel Houellebecq pense que « l’Afrique va continuer à crever ». Vous êtes d’accord ?
Elgas - Je ne voudrais m’attarder sur Houellebecq dont par ailleurs j’aime l’œuvre. Il y a une patte, un flair, des caprices et des insuffisances. Ça suffit souvent pour asseoir un style. Autant les évasions dans ses romans ont été des voyages plaisants, autant je ne l’élève à aucun rang de prophète. Encore moins ses phrases sur l’Afrique. Il ne faut lui prêter plus qu’il n’a. On ne trouvera jamais sur leur continent plus souverains prophètes que les africains eux-mêmes, j’aime à écouter ceux-là. C’est mon intérêt premier. Rien ne m’oblige à souscrire de manière plus générale à l’agenda raciste ou dépréciatif. J’arrive à le garder à une distance raisonnable d’inintérêt.
Mohamed Mbougar Sarr - Il faudrait voir le contexte (Ndlr: Interview de Michel Houellebecq par Frédéric Beigbeider dans le numéro 7 de GQ France du 01/09/2008) dans lequel il l’a dit, ainsi que le développement de l’idée, mais ça m’a tout l’air d’être une de ces phrases houellebecquiennes, brutales, empreintes d’un tragique tranquille, drôles parfois, donnant l’impression de dire quelque chose de choquant, voire vrai, tout en laissant quand même une impression de facilité. L’Afrique va peut-être continuer à crever, mais le monde aussi, Houellebecq avec, et rien ne peut les sauver de la mort (voilà une phrase tout à fait houellebecquienne).
Quelle est, selon vous, la part de responsabilité de l’Afrique dans sa défaite historique ?
Elgas - La terminologie de votre question admet si on la suit le caractère définitif des victoires et des défaites. Je ne pense pas que l’Afrique ait perdu quoi que ce soit. L’histoire n’est pas un produit achevé dont nous sommes les comptables. L’Afrique (et elle n’est pas seule) a subi trois colonisations que le décolonialisme ambiant omet par hémiplégie volontaire. Schématisons : l’occidentale et son alibi civilisationnel ; l’orientale, avec son messianisme d’universalisme religieux ; et la dernière, plus incernable, des influences, exportations, importations, que charrient les flux migratoires et qu’accentue la mondialisation. J’ai plutôt tendance à croire que toute colonisation a vocation à échouer. Elle échoue toujours à subvertir totalement, et le combat contre la colonisation a été toujours présent. Ce que je perçois, c’est une supériorité technologique à un moment donné qui a facilité la domination. La technologie, je crois, et c’est une de nos erreurs, participe de notre apport au monde, l’histoire en atteste. En faire un produit étranger, totalement exogène, est une erreur historique. Ce commun du monde, nous le faisons, nous devons pleinement y prendre notre part. Le refus de la substitution culturelle devait cheminer avec cette inscription sans complexe dans le monde. Cette dissonance constitue un péché. Mais le champ vaste du possible rebat toutes les cartes, car le modèle qui a toujours gouverné de monde périclite, et témoigne si besoin en était de l’inadéquation de la terminologie de la défaite. L’utopie est un élargissement des champs du possible déjà présent, non l’illusion de la reconstitution.
Mohamed Mbougar Sarr - Vaste question… Il faudrait voir de quelle défaite ou problème l’on parle. Mais il me semble qu’en bien des points, la part de responsabilité de nombreux africains, et de leurs dirigeants en particulier, a précisément été de méconnaître leur histoire, et donc leur part de responsabilité dans les tragédies qui ont jalonné celle-ci. Cela rejoint une précédente question : à partir du moment où l’on n’est pas lucide sur soi, où l’on ne se met pas d’abord dans la position de faire son autocritique, on se défausse. Le premier courage politique consiste à se regarder sans complaisance, pour sortir des discours démagogiques ou du ressentiment. Le seul rejet d’un « Occident » ne peut tenir lieu de projet politique. C’est un peu court. Nombre de dirigeants, et des jeunes à leur suite, se sont trop longtemps bornés à vomir sur l’Occident, de sur-réagir à des déclarations venues d’ailleurs ; ce faisant, il me semble qu’ils n’ont jamais eu l’initiative du discours sur le continent, celui-ci étant constamment nommé, parlé de l’extérieur. Or c’est être parlé qu’il ne faut plus. Et pour ne plus être parlé il faut, je crois, parvenir à poser sur soi une parole juste, responsable, lucide. L’attitude, qui consiste à toujours attendre l’assentiment ou la permission d’un ailleurs pour savoir quoi penser, révèle la même chose : l’impossibilité de se regarder en face. Mais j’ai bien conscience que la lucidité est une école ; du moins, elle s’acquiert grâce à une éducation, et à l’émergence d’une grande masse critique. Et c’est peut-être là, en fin de compte, dans l’éducation des masses, qu’on a le plus failli.
L’utilisation des langues européennes au détriment des langues vernaculaires reste un obstacle de taille dans la diffusion des idées. Les masses africaines ne peuvent pas vous lire. Est-il vraiment exact de parler de littérature africaine ?
Elgas - Ne pas se débattre avec l’histoire, je l’ai appris avec Balandier. Dans un article, L’aliénation du contre discours, j’y reviens longuement. La langue, quoiqu’essentielle, ne fait pas tout. Il y a un investissement massif à faire dans l’école sénégalaise pour faciliter l’advenue de ce temps que l’on appelle tous de nos vœux. Pour le moment les postures prennent le pas sur le préalable du travail colossal à faire. La langue est déjà la chair de la culture. Il faut instituer cette continuité dans le champ administratif. Les textes en wolof ne sont pas plus lus que les autres pour l’instant. Nous n’avons d’autre choix que la cohabitation. L’idée d’écrire dans sa langue est une inclination naturelle, je ne doute pas que nous viendrons à bout de la violence de l’Histoire, et tous les indices le montrent. Il faut juste éviter d’être prisonnier du ressentiment identitaire. Le curseur se trouve là, car la langue n’agira pas comme une solution miracle, d’autres problèmes structurels lui survivront.
Mohamed Mbougar Sarr - Je sais en tout cas qu’il y a des écrivains africains. Je pourrais même me hasarder à dire qu’il existe une littérature africaine, si on ne fait pas de celle-ci une caricature, si on ne l’assigne pas à des exotismes ridicules ou à des critères obligés. Il n’y a pas une essence de littérature africaine, il n’y a pas d’identité figée d’une littérature, définie par la géographie. Je n’y crois pas. Je crois en revanche qu’il y a des écrivains libres, des sujets individuels, des sensibilités singulières, qui écrivent des livres dont les imaginaires profonds, ou disons, des parts importantes de ces imaginaires, trouvent, à des degrés divers, leur origine en Afrique. Mais pour être plus proche de la question, je ne définis pas une littérature à partir de la seule langue dans laquelle est écrite. Je la définis plutôt à partir d’un imaginaire, et je l’apprécie pour des raisons qui dépassent le seul critère de la langue d’écriture. C’est une question très importante, cruciale pour l’avenir de nos littératures, mais il ne faut pas, par idéologie, ignorer des problèmes de base : aujourd’hui, au Sénégal par exemple, ce n’est pas parce qu’on écrirait en wolof ou en sérère qu’on serait davantage lu que si on écrivait en français. Dans les deux cas, on n’est compris, c’est-à-dire lu, que par une minorité. La raison hélas en est simple : ce n’est pas littérature qui est en question, mais la lecture. C’est un problème dont la clef est politique et non littéraire. J’aimerais beaucoup me dire qu’en écrivant dans ma langue maternelle, le sérère, je serais plus lu au Sénégal. Mais ce serait une illusion : quel pourcentage de la population sait lire le sérère au point d’apprécier une œuvre littéraire dans cette langue ? Quelle part de la population sénégalaise lit couramment et régulièrement le wolofal ou même l’ajami ? Il faut d’abord apprendre aux gens, à l’école, dès la sixième, à lire. Que ce ne soit plus seulement restreint à des programmes d’alphabétisation, mais que ça devienne la norme. A partir de là, naturellement, les œuvres en langues nationales se multiplieront. Boubacar Boris Diop dit que ce sont les œuvres qui créent le lectorat et non l’inverse ; il a raison, à condition que l’on rajoute : encore faut-il que le lectorat puisse, c’est la base, lire l’œuvre. Alors que faire, pour nous autres, écrivains ? Attendre que l’Etat fasse tout le travail, nous déblaie le terrain pour qu’à la fin nous venions comme des princes illuminer le bon peuple enfin instruit de nos œuvres ? Je ne pense pas non plus. Je pense qu’il y a une solution médiane, qui permettrait aux écrivains d’écrire des œuvres dans une langue nationale et d’être compris, à défaut d’être lu. Cette voie médiane, c’est celle du théâtre. Une œuvre littéraire, écrite avec les exigences de la littérature dans une langue nationale, et jouée dans cette même langue. C’est peut-être là qu’il faut concentrer nos efforts. En ce qui me concerne, en tout cas, c’est à cela que je réfléchis. Faire du théâtre, ou du cinéma, comme Sembène l’avait fait il y a longtemps.
Mbougar, un roman en sérère, vous y pensez ?
Une pièce de théâtre, plutôt. Oui j’y pense. J’y travaille.
Elgas, pouvez-vous décrire votre prochaine œuvre ?
Il y en a plusieurs. Il ne faut pas ébruiter l’ouvrage. Pas par superstition mais par goût de la surprise.
Quelles appréciations portez-vous sur l’état actuel de la littérature en Afrique ?
Elgas - Dynamique, vivante, comme toujours, avec ses fastes et ses carences. Elle vit au rythme du monde. Il faut l’y inscrire et ne pas la particulariser. Elle n’est, ne doit être, dépositaire d’une particularité irréductible au commun du monde. C’est la condition de son rayonnement.
Mohamed Mbougar Sarr - Je ne connais évidemment pas tout ce qui se publie à travers les 54 pays du continent, mais je sais une chose : il y a de très bons écrivains, anglophones, francophones, lusophones, arabes, installés sur le continent ou dans les diasporas, qui ne demandent qu’à être découverts et davantage lus. Ce qu’il manque, je crois, ce sont de grandes maisons d’édition sur le continent, des circuits critiques et institutionnels pour légitimer, reconnaître, faire connaître les littératures du continent et, aussi, plus de traductions entre les différentes aires linguistiques de l’Afrique. Tout cela ne pouvant naturellement être substitué au geste fondamental : mieux éduquer les masses africaines, mieux les sensibiliser à l’importance de la littérature, de la lecture, du rêve, de la poésie, dans la vie. C’est peut-être ça, finalement, le grand problème de la littérature sur le continent (je parle en tout cas de sa part francophone) : on la considère comme une chose qui ne sert à rien (peut-être est-ce le cas, et heureusement ?).
Y a-t-il une crise de la littérature au Sénégal ?
Elgas - Je ne le crois pas. Lire et faire lire. L’inscrire dans l’habitus et le démocratiser par le théâtre, le cinéma, le conte public, l’habitude du débat. Je ne goûte pas au tropisme de la crise, il y a de tout. C’est une familiarisation avec le choix, et c’est heureux.
Mohamed Mbougar Sarr - Crise, je ne sais pas si j’irais jusqu’à employer ce mot. J’ai plutôt l’impression d’une dépression, d’une période où il y a un peu moins de figures solides d’écrivains qui se dégagent ou émergent, avec des œuvres, de la qualité, de l’exigence, l’ambition d’être des écrivains. Et à cela, s’ajoute beaucoup d’autres questions liées au statut même du livre : son prix, son accessibilité, sa valeur symbolique, les lieux où on le distribue, la fiabilité des maisons d’édition, etc. Mais peut-être que je me trompe, et que la littérature sénégalaise se porte très bien.