AUDIO"L'AVENTURE AMBIGUË" DE CHEIKH HAMIDOU KANE
A travers le récit de son protagoniste écartelé entre l’Afrique et l’Occident, ce roman met en scène les craintes, les dilemmes et les drames de l’élite africaine au sortir de la colonisation
L’Aventure ambiguë du Sénégalais Cheikh Hamidou Kane paru en 1961 est un roman phare du corpus littéraire africain. A travers le récit de son protagoniste écartelé entre l’Afrique et l’Occident, ce roman met en scène les craintes, les dilemmes et les drames de l’élite africaine au sortir de la colonisation.
À l’occasion du 60e anniversaire de l’indépendance du Sénégal que nous célébrons aujourd’hui, vous avez souhaité consacrer votre chronique de ce samedi à un grand classique de la littérature sénégalaise.
On pourrait même dire un grand classique de la littérature africaine tout court. L’Aventure ambiguë de Cheikh Hamidou Kane est classé parmi les 10 plus grandes œuvres littéraires africaines du XXe siècle. Tous les Africains connaissent ce roman, qui est inscrit au programme des lycées à travers le continent. Certains pourraient même réciter par cœur des passages entiers tant ce livre a marqué les imaginations.
Sa renommée aurait même franchi les frontières du continent
Grâce aux traductions faites de ce roman dans toutes les grandes langues du monde, beaucoup de gens ont pu le découvrir même en dehors du continent. Invité à participer au colloque du cinquantenaire de la parution de son opus, Cheikh Hamidou Kane a raconté quelle ne fut sa surprise de découvrir lors d’un voyage à Istanbul, dans les années 1980 que les Turcs aussi connaissaient ce roman. « Des journalistes turcs m’ont dit, a-t-il expliqué, on dirait que vous l’avez écrit pour nous, alors que moi j’avais l’impression, poursuit Cheikh Hamidou Kane, d’avoir raconté une histoire typiquement sénégalaise, pour des Sénégalais. »
Comment expliquer, que tant de gens à travers le monde se reconnaissent dans cette histoire typiquement sénégalaise ?
Cela s’explique par la portée universelle de cette expérience de l’écartèlement entre deux cultures, deux civilisations, ce qui est au cœur de ce roman. Au départ, c’est le récit d’une expérience autobiographique, celle du jeune Hamidou Kane s’efforçant de trouver ses repères à Paris où il se trouvait dans les années 1950 et où il faisait des études de philosophie. Elevé chez lui dans une société collectiviste, pieuse et solidaire, qui estime que « l’homme est le remède de l’homme » comme le veut l’adage wolof, il était confronté en Europe aux valeurs de la culture occidentale, fondée sur l’individualisme exacerbé conduisant l’humain dans un isolement matériel, psychologique, mental et moral. L’étudiant Hamidou Kane était tiraillé entre son rejet de l’individualisme occidental et les séductions de cette société évoluée, qui fait une large place aux lumières de la raison et aux progrès techniques. Dans le roman, ce conflit intérieur qu’a vécu Cheikh Hamidou Kane dans sa prime jeunesse est incarné par le personnage principal, Samba Diallo. Tout comme l’auteur, le protagoniste, ancré dans la pensée de l’islam, est envoyé en France, pour y acquérir le savoir et les valeurs de l’Occident conquérant, versé dans ce qu’un personnage du roman qualifie de « l’art de vaincre sans avoir raison ». Rongé par la solitude et un profond sentiment de déracinement, Samba Diallo sombrera dans une crise identitaire dont il ne sortira pas indemne.
Une tragédie, donc…
Une tragédie personnelle et générationnelle, qui renvoie à celle des pères fondateurs du Sénégal postcolonial. Les Senghor, les Mamadou Dia dont l’auteur fut proche, se reconnaissaient dans le personnage de Samba Diallo. C’est aussi apparemment le cas de l’actuel chef de l’État du Sénégal, Macky Sall qui aurait déclaré, en recevant Cheikh Hamidou Kane pour son quatre-vingt-dixième anniversaire il y a deux ans : « Nous sommes tous des Samba Diallo ». Si ce récit de formation, campé en Afrique à l’époque de la domination coloniale, touche les lecteurs au-delà de son référent géographique et historique, c’est aussi à cause de son écriture qui allie magistralement la force et la grâce, l’imagination et le réel et qui nous rappelle que le drame de Samba Diallo était avant tout un drame de la condition humaine.