SEMBÈNE, LE DÉFRICHEUR
Hommage à Sembène Ousmane
"J'ai signé ce (lundi) matin (…) le décret qui fera d'Ousmane Sembène le premier homme de culture d'Afrique et de la diaspora à être admis au panthéon" érigé par le Sénégal à Dakar. C'est ce que déclarait le président Abdoulaye Wade, lors de l'hommage national de deux jours que son pays avait consacré au défunt. C'était le 9 juin 2008, une année après la disparition de Sembène. 8 ans après, on attend toujours l'érection dudit Panthéon. Peut-être en 2017 ?
Ousmane Sembène n'est certes pas le premier sénégalais à se lancer dans le cinéma puisque, lui même dit dans l'un de nos entretiens radiodiffusés : "Paulain Soumanou Vieyra a créé le cinéma. Il faut rendre à César ce qui lui appartient. C'est grâce à Paulain que j'ai connu George Sadoul qui fut son prof de cinéma. Quand je suis rentré de France début 60, j'ai sillonné l'Afrique pour revenir huit mois après au Sénégal et j'ai dit à Paulin, je voulais faire du cinéma. J'avais 40 ans et Paulain m'a regardé et m'a dit va. Je t'attends. A l'époque les Actualités Sénégalaises étaient du côté du marché Kermel. M'avait-il passé le feu du cinéma sans que je m'en rende compte ?"
Bien avant Sembène, il y eut la "Bande des quatre" constituée de Paulain Soumanou Vieyra, Jacques Mélo Kane, Mamadou Sarr et Robert Caristan qui, sur les bords de la Seine à Paris, donnèrent le coup d'envoi de ce qui deviendra le cinéma subsaharien en réalisant "Afrique sur Seine". C'était bien avant les Indépendances africaines à une époque où Ousmane Sembène accordait plus d'intérêt à la littérature qu'à l'image. Voici ce qu'il me confiait dans un entretien radiodiffusé alors que nous parlions de ses relations dans le Paris des années 50 avec feu Paulain Vieyra qui fut dans plusieurs de ses films son directeur de production . Il avouait son manque d'intérêt pour le cinéma en tant que profession :
"A l'époque disait-il, où Paulain entrait à l'Idhec (Institut des Hautes Etudes Cinématographiques) moi et tant d'autres, nous pensions que le cinéma, c'était de la foutaise. On était tellement pris par notre militantisme pour l'indépendance que cet aspect nous échappait. On pensait à la littérature, à la poésie, au militantisme pur et dur … A l'époque j'aimais aller voir des films avec Paulain, mais je ne faisais pas encore du cinéma… même si le fait d'aller voir des films était un acte militant. Beaucoup d'entre nous ont par la suite appris le cinéma à cause du développement des cinés clubs et des salles d'Art et Essai où les films exposaient la grammaire du cinéma, et non la technique cinématographique. A l'époque, on croyait que pour faire un film ça coûtait des millions, des milliards disons des millions de francs, ce qui nous était inaccessible alors que le stylo bic et le papier étaient à notre portée. Les écrans aussi nous étaient fermés, il ne nous restait que l'écriture et les gens aimaient lire."
Littérature et Cinéma
C'est au début des années 1960 qu'une évidence sauta à ses yeux : l'image avait plus d'impact sur les populations d 'Afrique que la littérature, qui au regard du faible taux de scolarisation ne touchait qu'une infime partie du public. Par glissement Sembène va ouvrir une brèche : Celle de l'harmonieuse cohabitation entre Littérature et Cinéma ou le cinéma comme prolongement de la littérature ou encore le film comme porte d'entrée au roman.
Ousmane Sembène est un défricheur pour s'être aventuré très tôt dans des voies jusqu'ici non exploitées. En menant de pair son activité d'écrivain et de cinéaste, Sembène fut le premier réalisateur de films en Afrique Subsaharienne à démontrer que littérature et cinéma ne sont pas antagoniques, bien au contraire, ils font bon ménage. En 1994 à Victoria, au Canada, s'est tenu un colloque consacré à la littérature et au cinéma. Sada Niang a eu l'intelligence de réunir dans un livre intitulé "Littérature et cinéma en Afrique francophone", les contributions de Assia Djebar et Ousmane Sembène qui représentent les deux pôles d'une création littéraire et cinématographique africaine ancrée dans l'histoire et le social et reposant sur l'oralité des peuples du continent. La présentation du livre retient ceci : "Tous deux partagent … un même désir de réécrire l'histoire, une conjonction des différentes formes de représentation artistique et une interrogation du statut de la femme."
Un moment durant, Littérature et Cinéma ne faisaient qu'un dans le travail de Sembène. Ainsi Sembène ouvrait-il la voie à l'adaptation cinématographique au Sénégal avec la transposition à l'écran de quelques uns de ses romans dont "Xala", "Guélewaar", "Le Mandat". Il ira plus loin, car une chose est d'adapter ses propres œuvres, une autre est de voir ses œuvres portées à l'écran par un réalisateur dont la sensibilité est différente de la vôtre. Avec "Niiwam" réalisé par Clarence Delgado qui sera son assistant le restant de sa vie, Sembène ouvre une autre brèche. Jamais un réalisateur sénégalais n'avait vendu les droits d'adaptation de son roman ou de son scénario à un autre réalisateur. Il y avait là un désir de marquer une distance par rapport à une œuvre.
École du soir
Mais auparavant avec "Borom Sarret" qui révéla les talents cinématographiques de Sembène, il s'était aventuré dans un exercice périlleux : celui de montrer que réalité et fiction ne sont finalement que les deux revers d'une même médaille. "Borom Sarrett" est fiction en ce qu'il met en scène la vie de ce charretier appartenant à la couche la plus vulnérable de la société sénégalaise, celle qui sert de marche pied aux autres. Il est documentaire en ce qu'il met en image la réalité crue de la vie dakaroise, sans fioritures ni mise en scène excessive, ce qui rend du coup familier ce charretier. De ce point de vue Borom Sarret place d'emblée le futur cinéma sénégalais dans une optique de "néoréalisme" à la sénégalaise à l'instar du néoréalisme italien. Il faut garder en mémoire qu'à l'époque soufflait dans maints continents un vent de contestation à l'égard des cinémas dominants. C‘est ainsi que nombre de cinéastes se lancèrent dans la recherche d'une troisième voie pour le cinéma, se démarquant de la vision hollywoodienne (le cinéma comme divertissement) ou du romantisme européen qui empruntait à la littérature certaines formes esthétiques.
A titre d'exemple, le cinéma Novo brésilien, la Nouvelle vague, les différents manifestes élaborés par des associations de cinéastes illustrent bien les nouvelles orientations du cinéma. Au sortir de la colonisation, il fallait définir le type de cinéma à faire sur l'option de Sembène qui était que le 7ème art devait servir de levain à une conscience de classe d'où sa fameuse phrase : "Le cinéma est l'école du soir …"
Ousmane Sembène avec "Le Mandat", qui est en réalité son premier long métrage, "La Noire de…" étant un moyen métrage selon les normes en vigueur à l'époque, va opérer un double coup. Avant le Mandat, la langue parlée dans les films africains était le français. Militant des langues nationales, Sembène opère une petite révolution en proposant deux versions du Mandat, l'une en français, l'autre en wolof. On doit également à Sembène le premier film en Diola : "Emitaï". "Le Mandat" lui donne l'opportunité d'essuyer les plâtres en utilisant la pellicule couleur à la place du Noir et Blanc.
A propos de ses amis africains avec qui il a partagé les années parisiennes Sembène disait : "Mentalement pour nous l'Afrique était une, il n'y avait pas entre nous des problèmes ethniques". Dés lors, on comprend mieux la démarche de Sembène qui, dans le "Camp de Thiaroye" regroupe les comédiens appartenant à divers pays d'Afrique noire : des Guinéens, des Congolais, des Burkinabé, des Ivoiriens etc…Certes le sujet le recommandait mais Sembène aurait bien pu prendre des talentueux comédiens sénégalais, les maquiller et doubler leur voix pour obtenir cette diversité de races. Que nenni ! Ce fut au contraire le premier film à faire appel à une multitude de comédiens non sénégalais. "Molaadé", son dernier film-chant du cygne, inaugure une ère nouvelle en allant tourner hors du sol national, à la frontière du Mali et du Burkina et en réunissant des comédiens qui ne parlaient pas la même langue.
Avec "Mooladé" Ousmane Sembène boucle son combat : celui de la libération du peuple de toute forme d'oppression. Que l'on se souvienne de la scène finale de "Borom Saret" quand la femme du charretier remet entre les mains de son homme leur bébé et lui jette avant de sortir de la concession et d'un air décidé "je te promets qu'on mangera ce soir". Elle montait en première ligne pour réparer l'injustice subie par son mari qui s'est vu confisquer son outil de travail. "Mooladé" se termine par "wassa wassa" la victoire des femmes qui arrivent à bout d'une tradition invalidante. La boucle est donc bouclée. Que pouvait dire de plus un Ousmane sur les femmes comme moteur de changement ?
Il est à regretter que son désir de réunir plusieurs cinéastes africains pour la réalisation de la superproduction Samory n'ait pas été accompli de son vivant. Ce qui aurait fait de Sembène un autre défricheur. La meilleure étiquette que l'on peut coller à Ousmane Sembène est celle de Défricheur.