SEMER LES GRAINES DE L'ESPOIR
EXCLUSIF SENEPLUS - Nos États doivent regagner de l'autonomie de décision - L'utopie de Macky Sall - On doit accroître le niveau d'intelligence sociale - On peut produire un discours qui ne désespère pas notre jeunesse - ENTRETIEN AVEC FELWINE SARR
Felwine Sarr a une intuition : on ne peut pas se réaliser pleinement « sous le mode de l’imitation, de la greffe et de l’extraversion ». En d’autres termes, l’Afrique doit s'inspirer de ses réalités fondamentales pour créer des dispositifs institutionnels, développer ses propres connaissances. Construire des modèles et des structures endogènes. Tout cela semble évident. Mais l’absence de projets de société, la soumission des États, les cynismes et les irresponsabilités de la bourgeoisie compradore, la haine de soi, les dépendances, le désespoir, les complexes, le paternalisme, la séquestration des imaginaires et, parfois, la paresse intellectuelle empêchent les élites de fouiller dans nos propres niches de conscience pour fabriquer des savoirs utiles. Les conséquences sont désastreuses. L’âme de l’Afrique poursuit son errance. Le riche patrimoine historique et culturel est en perdition. Au mieux, il est caricaturé. Au pire, on n’en tire que les éléments négatifs, parfois immondes. Ainsi donc, les savoirs enseignés reposent sur une socio-culture éloignée de nos réalités. Les concepts produits sont isolés de leur milieu anthropo-social. Une hérésie. Peut-on seulement couper les racines du baobab et réclamer ses fruits ?
Perceptions erronées. Felwine est un recours précieux dans le chemin du retour en soi. Il occupe une place centrale dans l’espace de la pensée africaine contemporaine. Tant mieux. Il est temps, pour l'Afrique, de sortir des rêves des autres. L’économiste s’engage à travailler en profondeur et veut déconstruire les sources de désordre qui aliènent l’homme africain. Il veut changer le discours dépréciateur sur l’Afrique, en combattant les incantations creuses qui enferment le continent dans l’incapacité et le retard. Sa voix singulière répond positivement à l’appel de Thomas Sankara : « Il est nécessaire, il est urgent que nos cadres et nos travailleurs de la plume apprennent qu’il n’y a pas d’écriture innocente ». La pensée de Felwine Sarr est révolutionnaire. Le penseur apporte une « juste solution » aux contradictions qui empêchent l’Afrique d’affirmer son destin de grandeur.
L’Afrique doit imposer sa présence au monde, dit-il. Mais, il n’y a pas que cela. Felwine Sarr s’inscrit aussi dans la complexité. Il ne s’enferme pas dans un ghetto intellectuel. Son regard enthousiaste glisse du particulier à l’universel. Il s’adresse à l’homme du monde. Car, si l’auteur d’Afrotopia propose le rétablissement des liens, en Afrique, entre savoirs, société et individu, il promeut également la conquête d’un projet de civilisation humaniste et généreuse, débarrassé des tares congénitales du mythe occidental du développement et de la raison quantophrénique. Qui détruisent la biosphère.
Seneplus : « Nous ne pouvons pas dépendre des autres. » C’est le message adressé par le président ghanéen, Nana Akuffo-Addo, à ses pairs, à Dakar, lors de la Conférence sur la constitution des fonds du Partenariat mondial pour l’éducation. Que faire pour que l’Afrique « redevienne sa puissance propre et sa lumière propre » ?
Felwine Sarr - Je pense que c'est très important que l'on ait à l'idée le niveau d'aide et quelle est la proportion de l'aide dans notre budget. Je pense que généralement quand on prend l'aide budgétaire, ce qui rentre dans le budget de l'État représente environ 25% de nos budgets. Donc ça veut dire qu'en proportion du budget ce n'est pas énorme, on ne peut pas dire que nos budgets dépendent fondamentalement de l'aide extérieure. Après, le reste de ce qu'il y a de l'aide, ce qu'on appelle aide projet, là, on fait appel à des multilatéraux. On fait un montage financier et on finance une infrastructure. Cela ne rentre pas dans le budget de l'État. Je pense que le président ghanéen a raison. On a les moyens de financer les services sociaux de base de l'éducation, de la santé en se fondant principalement sur nos ressources. C'est-à-dire que nos ressources peuvent assurer l'essentiel si on a une bonne gestion et une bonne planification. On n'est pas obligé de construire 10 universités d'un coup, mais si on décide de mettre des écoles primaires avec les standards adéquats dans le monde rural et de réduire ce que l'on appelle les abris provisoires, on a les moyens avec une véritable volonté et une véritable planification d'inscrire dans le budget sur 5 ans, 6 ans, 10 ans, ou chaque année, un certain nombre d'infrastructures à réaliser. Ça, ce sont des questions de choix internes et ce sont des questions d'allocation de ressources internes. Est-ce que c'est plus urgent de mettre une autoroute Dakar-Touba, que de construire 150 écoles dans le monde rural au Sénégal ? Voilà, la question se pose en ces termes-là. Il s’agit parfois d'arbitrage. Donc, sur des domaines qui relèvent des fonctions régaliennes de l'État, l'éducation, la santé, la sécurité, si on repriorise, si on redéfinit nos priorités, on peut avoir une large autonomie dans la gestion de ces espaces-là. Cela ne veut pas dire que l'on doit refuser de l'aide multilatérale ou bilatérale pour des projets d’envergure, mais qu'au moins on peut mieux allouer nos ressources en interne d'une part et deuxièmement, on peut aussi faire en sorte que les projets qui sont financés par l'aide des multilatéraux soient des projets dont nous avons défini l'utilité et la pertinence parce qu'au fond ce n'est pas dans le financement qu'il y a problème ; ce sont les choix stratégiques qui sont derrière ces financements. Parfois, ceux qui financent arrivent avec une idée de ce qu'ils doivent financer, de ce qu'ils estiment être la priorité, de la manière dont les choses doivent se dérouler. On doit gagner de l'autonomie. Nous devons fixer nos priorités, les axes, les espaces pour lesquels nous avons décidé prioritairement que ces financements doivent être alloués.
Nos États doivent regagner de l'autonomie de décision ce que j'appelle la capacité d'ordonner le réel. La souveraineté va avec la possibilité de choisir et de décider des différentes options stratégiques. Il y a des options qui sont fondamentalement stratégiques comme l'éducation, la sécurité, l'économie et sur ces espaces-là, on doit regagner de l'autonomie de décision. En fait, on doit redevenir les maîtres de nos espaces et on doit être les puissances qui ordonnent. Je donne un exemple simple : le G5 Sahel est quand même une entreprise qui est guidée par la France. C'est la France qui ordonne et qui fixe le cap. Je veux dire, rien n'empêche ces mêmes États de se réunir autour d'un groupe qui vise à mutualiser leurs ressources pour asseoir leur sécurité, même s’ils ont des ressources limitées. Rien n'empêche à ces États d'être les porteurs d'une vision stratégique, quitte à construire leur financement, leurs capacités dans la durée. Pour cela, il faut que nos États acceptent de regagner des espaces de décision sur des options stratégiques. Généralement, lorsqu'on observe d'où viennent les solutions, on se rend compte qu’elles sont souvent externalisées. Je trouve quand même assez incongru qu'il y ait un sommet sur l'éducation à Dakar et que l'on retrouve Emmanuel Macron comme leader pour repenser le financement de l'éducation sur le continent.
On ne peut pas toujours être soumis. Sur toutes les questions qui nous regardent, la question qui souvent est plus prépondérante, c'est la question financière. Alors que non ! La question financière ne doit pas être prépondérante, elle doit venir après. Nous devons identifier le type de modèle éducatif que nous voulons. Une fois que nous aurions décidé, on peut se mettre en quête de moyens pour financer ce modèle et ce n'est qu'à ce moment-là que les différents partenaires peuvent intervenir, mais dans une perspective qui les agglomérerait à des choix que nous aurions fait. On passe notre temps à inverser les séquences et même il arrive qu'on nous propose des financements sur des questions qui ne nous intéressent pas, on l'accepte et on ordonne notre réel en fonction de ce que les autres souhaitent ou dessinent comme priorité pour nous.
Dans Afrotopia, vous parlez de « décentrement épistémique ». Quels seraient les contours de ce retour en soi ?
Je trouve que toutes les questions sont liées. L'un de nos grands défis, c'est qu'on est gouverné par un ordre du savoir et du discours qui a régulé la compréhension du monde. En fait, le vrai pouvoir n'est pas économique ou militaire, contrairement à ce que l'on croit. Le vrai pouvoir est intellectuel et scientifique. Quand on maîtrise l'espace du discours scientifique et du savoir - l'épistémè -, on régule la compréhension du monde et on amène tout le monde à comprendre le monde tel qu'on le souhaite. Et quand on régule la compréhension du monde, on régule les comportements. Si on veut sortir de relations qui ne nous émancipent pas, si on veut redevenir notre puissance propre, il faut évidemment qu'on redevienne notre lumière propre. Il faut que l'on soit en mesure de regarder le monde avec nos propres yeux ou avec un espace intellectuel pluriel, divers, qui nous permet de le voir en relief, qui nous permet de voir les mondes qui sont dans le monde, pas seulement le monde que l'on nous présente. C'est pour cela que c'est actuellement fondamental que l'on investisse dans l'espace des représentation du monde. Si je prends le progrès social depuis le 18ème siècle, l'ordre économique a été un ordre hégémonique dans la représentation de ce qu'est un progrès social et il a imposé ses catégories. Il y a des institutions, il y a des discours, il y a des artefacts.
Vous établissez un rapport entre la situation actuelle du continent et son ancrage dans l’univers mythologique occidental ?
Oui ! On est gouverné par un ensemble de discours qui s’enchevêtrent, qui ordonnent la marche du monde et qui produisent un sens. Alors, lorsqu'on pense qu’on va défaire des relations d'asymétrie ou articuler des relations qui s'émancipent des ordres économico-politico-militaires, on se trompe en fait de démarche. Il faut travailler dans l'ordre des savoirs, des visions du monde, des regards sur le monde et c'est là ou l'université est importante puisqu'elle peut aider à renouveler le regard sur le monde. Pour faire un lien avec la Conférence sur l'éducation, trouvons ce qui est important aujourd'hui. C'est de nous poser la question de savoir : quels sont les types de savoir qui vont nous être utiles dans les années à venir pour faire face aux défis qui se poseront dans nos sociétés ? Et ces types de savoir-là, nous devons les produire. Cela veut dire regagner un espace de liberté intellectuelle pour repenser les savoirs qui vont nous être nécessaires et utiles. Et cela ne peut pas être dans la répétition du même, ou dans la répétition d’un modèle qui aurait fonctionné.
Sur le plan économique, les taux de croissance s’envolent et le discours sur l’Afrique devient de plus en plus positif. Pourtant des milliers de jeunes africains continuent à rêver de l’hypothétique Eldorado occidental, souvent au péril de leurs vies. Comment expliquez-vous ce paradoxe ?
Pour la bonne et simple raison que nous savons en économie que croissance ne veut pas dire développement. Que c'est un indicateur qui est intéressant, mais qui est limité, qui dit juste qu'on a augmenté la richesse nationale de x%, mais qui ne dit pas quel usage on a fait de l'augmentation de cette richesse. Ce qui est fondamental, c'est d'accompagner ces processus par des investissements en infrastructures socio-économiques de base et par l'amélioration de la qualité du corps social. La croissance est largement insuffisante comme critère et les économistes nous disent qu'il faut une croissance durable sur le long terme pour qu'elle commence à avoir des effets sociaux qui soient tangibles sur le long terme. Donc, déjà, nous ne sommes pas dans ce long terme-là. Nous sommes dans une bonne dynamique, mais nous ne sommes pas dans le long terme. Et deuxièmement, la croissance à elle seule ne va rien faire. C'est pour cela que le rôle du politique est absolument important. Faire des choix, investir dans le domaine de l'éducation, investir dans des métiers, investir dans le domaine de la formation professionnelle et décider collectivement où est-ce qu'on alloue la plus-value dégagée. En faveur de quel groupe social, en faveur de quelle force sociale ? Pour cela, il faut des consensus qui doivent se dégager dans l'espace du politique et c'est pour cela que c'est le politique qui doit ordonner l'usage de l’économique. Ce n'est pas l'inverse. On peut avoir un pays dans lequel il y a une croissance qui est appauvrissante et qui crée des inégalités. Ce sont des choix sociétaux qui disent : quand on a de la plus-value qu'est-ce qu'on en fait ? Et qu'est-ce qui est important pour nous ? Et c’est là que nous ne sommes pas encore à la hauteur de ce que nous devons être. On n'a pas encore dégagé des priorités claires sur l'emploi des jeunes, sur l'éducation, sur la santé. Les plus-values que nous réalisons, nous devons les investir prioritairement dans ces espaces-là.
Absence d’infrastructures et de services sociaux de base, pauvreté massive, mauvaise gouvernance, obscurantisme, inégalités, déshumanisation. Tout cela constitue aussi la réalité en Afrique. Comment ajuster l’utopie africaine que vous prônez au réel et à ses impératifs ?
C’est justement ça le rôle de l’utopie. Vous savez, la réalité a cette force-là de faire croire qu'elle est un tout inaltérable. Effectivement, si je prends aujourd'hui un jeune qui a 15 ans, qui habite à Yeumbeul, qui est en échec scolaire, qui n'a pas de perspectives, qui n'a pas de boulot, qui est dans une sorte de dystopie, qui veut se réaliser, qui ne trouve pas d'espaces de réalisation et qui regarde les chaînes de télévision, qui voit que dans son quartier les deux, trois immeubles qui ont été construits, ce sont les gens qui sont partis à Miami qui les ont construits. C'est tout à fait normal qu'il rêve d'un ailleurs, c'est normal qu'il estime que l'espace dans lequel il est ne lui offre pas les conditions de sa réalisation. Son utopie se déplace dans d'autres lieux, hors du continent. Notre travail, c'est de faire en sorte que notre jeunesse puisse considérer, malgré les difficultés, que son utopie peut être le continent.
Quel doit être le rôle des élites ?
Il y a plusieurs espaces sur lesquels il faut agir. Les politiques doivent offrir des perspectives. Ce qui est important pour les gens, c'est qu'ils aient des perspectives. Les gens sont en mesure de comprendre qu'une situation ne va pas changer du jour au lendemain, mais qu'elle est en train de changer puisqu'on met en place les moyens pour qu'elle change. Si dans un espace il y a un engagement politique pour améliorer le vécu des gens, ces derniers sauront que ça ne changera pas demain, mais qu'ils sont dans un processus de changement et qu'en investissant leurs efforts dans cet espace-là, cet espace va changer. C'est de ça que nos dirigeants n'ont pas fondamentalement pris la mesure. Les gens sont dans des espaces totalement abandonnés ou même la symbolique de l'engagement sociétal, politique et de l'investissement pour un lendemain meilleur a disparu. Quand tu vois que dans ton environnement rien n’est fait et que des gens s’enrichissent et qu'aucune infrastructure n'est créée, aucun effort n'est fait, tu es fondé à penser que ton utopie est ailleurs. Mais quand tu te rends compte que dans ton espace il y a des efforts et qu'on est en train de semer les germes de la transformation sociale, là, tu te dis que tu es dans espace difficile certes, mais un espace qui est en mouvement. Et les politiques ont une responsabilité lorsqu'ils ne font rien, lorsqu'ils abandonnent totalement les espaces en termes de projets. On ne leur demande pas de transformer la réalité du jour au lendemain, on leur demande d'être dans un processus de transformation.
« Le progrès des nations dépend de leur capacité à relever le défi de la compétitivité, de la précision et de la vitesse », expliquait le président Macky Sall lors de l’inauguration de l’Aéroport international Blaise Diagne de Diass. La soumission de nos élites politiques et intellectuelles à un ordre quantophrénique, qui réduit la raison au calcul, risque de retarder l’Afrotopos…
Le problème de son utopie à lui, c'est qu'il emprunte des termes de l'économie néo-classique globale et mondiale qui a privatisé les gains et mutualisé les pertes. La compétition est biaisée en fait, il faut que l'on se dise la vérité ! Les nations ne jouent pas avec les mêmes arguments sur les mêmes rings, les sociétés ne sont pas sur la même ligne de départ. Les Ape le montrent, les accords commerciaux le montrent : tu ne compétis pas lorsque l'autre est un poids lourd et que tu es un poids léger. Et ce discours de la compétition tout azimut arrange ceux qui ont pris de l'avance. Ces nations-là ont protégé leurs économies, elles ont attendu d'être assez fortes pour entrer en compétition. Donc on ne peut pas nous servir un discours exclusivement fondé sur la compétitivité. Cela signifie ouvrir nos espaces, les dé-fiscaliser, nous rendre attractifs et laisser les autres poids lourds empêcher l’émergence de champions nationaux dans beaucoup de domaines. On doit être efficace et il faut qu'on puisse jouer sur nos avantages compétitifs et stratégiques. On compétit là où on est fort, et non pas là où on a besoin de grandir à l'abri de la compétition. On n'ouvre pas ces espaces-là parce qu'on a besoin de construire. Et c'est ça que je reproche à nos dirigeants, de reprendre un langage qui a été construit et qui sert les intérêts des dominants. On est dans le jeu du monde, mais il faut que l'on joue intelligemment dans tous les domaines. Et sur l'utopie africaine, ils ont leur travail à faire en redonnant espoir à notre jeunesse. Les intellectuels ont aussi un travail à faire en produisant un discours qui ne nous confine pas au handicap, au déficit, au manque et qui ouvre des perspectives. On peut reconnaître nos limites. L'idée ce n'est pas de les nier. Mais aussi, on peut reconnaître où sont nos forces, où sont nos puissances, où sont nos gisements. Et on peut produire un discours qui ne désespère pas notre jeunesse. Parce qu'on n'a pas de raison d'être désespéré. Et c'est là que nous devons travailler. Dans l'espace de l'action politique, dans l'espace de l'action intellectuelle. Il faut libérer les discours dans l'espace du sens et celui des représentations.
Quelles occasions pourraient hâter la « révolution intelligente » que vous appelez de vos vœux ?
Je pense que le champ du labeur est large. Il y a l'espace de la société civile ou l'espace de la citoyenneté, il y a l'espace public. Le travail que tu es en train de faire là, en tant que journaliste qui informe et forme les opinions et le sens critique, c'est un travail qui s'inscrit dans le temps de la civilisation. On pense souvent qu'on va aller plus vite en posant des actes tangibles qui n'ont pas pris le temps de réfléchir à identifier les problèmes fondamentaux. On a besoin d’identifier les nœuds. Je pense fondamentalement que l'espace de l'éducation, de la pensée et de la vision du monde est un espace sur lequel on doit travailler. Comment nous nous représentons ? Comment nous voyons notre monde ? Comment nous pensons agir sur notre monde ? Et ce travail-là, on ne peut pas le remettre à plus tard. Si on en fait l'économie, on ne gagnera aucun raccourci en fait. Je pense que toutes les initiatives, issues des espaces intellectuels, philosophiques, culturels qui tendent à mettre, à produire une plus grande intelligibilité du réel dans l'espace public et à le transmettre au plus grand nombre, sont absolument fondamentales. Comment on comprend les enjeux du monde dans lequel on est ? Comment on ne se fait pas avoir d'un point de vue des idées ? Comment on ne se fait pas flouer du point de vue de la vision du monde ? Là-dessus, c'est un chantier titanesque, mais un chantier qui doit être entrepris par toutes les couches de la société, dans plusieurs espaces. Ça, c’est un vrai travail qui va faire émerger des élites qui ne sont pas décentrées et qui au moment où elles accèdent au pouvoir font des choix qui vont dans le sens du bien-être du grand nombre. Toutes les révolutions viennent de là en fait ; elles viennent des graines que l'on sème dans le corps social et dans l'intelligence sociale. On doit accroître le niveau d'intelligence sociale et ça, les intellectuels, les artistes, tous les gens qui pensent doivent injecter de la plus-value intellectuelle dans le corps social et accepter que le corps social a sa temporalité propre et cette plus-value-là œuvre en profondeur. C'est pour cela qu'il ne faut pas déconsidérer le travail de la pensée en se disant : « Oui mais, ça ne construit pas des routes ». Non, mais au contraire, oeuvre en profondeur ! La révolution du Burkina de 2014, je suis convaincu que les graines ont été semées du temps de Thomas Sankara. Il faut que l'on accepte de travailler en profondeur sur les temps des sociétés et c'est ça le défi, c'est qu'on a des urgences et on est soumis à la dictature des urgences. Et pour les questions qui doivent être traitées en profondeur, on pense qu'il faut aller vite. Non ! On ne peut pas aller vite si on ne dénoue pas les nœuds de nos principales limites, de nos principaux défis.