UN PARI RÉUSSI AVEC D'ÉNORMES DÉFIS À RELEVER
La Collection Ceytu traduit "Une si longue lettre" en wolof
Bataaxal bu gudde nii. C'est la version wolof du célèbre classique de l'écrivaine, Mariama Ba, traduit en 25 langues. Sous la direction de Boubacar Boris Diop, Arame Fall et Mame Younouss Dieng ont réécrit en wolof Une si longue lettre afin de "participer au développement de la langue wolof et susciter des vocations". Un souhait qui se heurte à de nombreux défis tels que la maîtrise de la lecture de la langue wolof et sa compréhension.
Traduire c'est trahir ? Non ! répondra certainement Arame Fall ou Mame Younouss Dieng, qui ont traduit Une si longue lettre de Mariama Ba dans la langue de Kocc. Ces deux femmes de Lettres, sous la supervision de Boubacar Boris Diop, se sont tout simplement misent dans la peau de l'écrivaine pour faire ressortir le caractère culturel et féminin d'une œuvre qui parle de la société africaine en général, en particulier celle sénégalaise. "Quand on traduit en wolof, on en vient à pouvoir en élargir la portée", dit Boubacar Boris Diop.
Dans ce roman paru en 1979, l'écrivaine sénégalaise, Mariama Bâ, écrit à la première personne la lettre que Ramatoulaye, qui vient de perdre son mari Modou Fall, envoie à son amie d'enfance Aïssatou. Dans l'intimité de cette confession, la narratrice nous plonge dans une atmosphère douce-amère, au cœur de ce sentiment étrange situé entre la nostalgie poignante de l'amour heureux et la fatalité de l'impossibilité de la faire renaître. Le roman fustige aussi la polygamie et les impasses de cette société clivée. Et c'est certainement en cela que son récit est d'une profondeur si émouvante, chaque sujet est abordé dans toute sa complexité, et toujours sous l'angle de l'émotion de la narratrice. D'une rare densité, Une si longue lettre nous dépeint également une société en pleine mutation, prise entre tradition et modernité, notamment à travers la question de la place des femmes.
Lire en wolof, un apprentissage difficile pour la jeunesse
Pour faire revivre les langues africaines, certaines personnes réclament haut et fort l'enseignement du wolof dans les écoles, d'autres se veulent moins catégoriques, et usent de la littérature pour rendre réelle leur conviction. En quoi faisant ? "Forcer le destin et relever le défi", a dit Boubacar Boris Diop, initiateur du projet.
Toutefois, est-il aisé de relever un défi portant sur la traduction du roman de Mariama Bâ, Une si longue lettre en version Wolof, si on sait que la majorité de la population sénégalaise peine à lire un wolof pur et dur "ak sunu wenn xeetu gancax kott" ? Dans ce roman traduit, dès le premier paragraphe, on note facilement la particularité d'une langue qui dicte ses propres règles grammaticales et verbales, sans oublier ses propres intonations : "yagg a déeyook yow" (Ndlr, Je t'ai toujours fait des confidences).
Lire Bataaxal bu gudde nii, c'est un apprentissage difficile pour les lecteurs qui n'ont jamais eu à prendre un cours d'alphabétisation en wolof. Maîtriser la version française facilite certes la lecture, mais pour la compréhension, la syntaxe et les liaisons, il n'en est pas moins aisé comme quand on lit : "goro ba doon serxet ak a jooy" (Ndlr, sa belle-mère pleurait). En clair, Arame Fall et Younouss Dieng, avec la supervision de l'initiateur de Ceytu Collection, ont réalisé un coup d'essai qui n'est pas à la portée de tous les lecteurs.
Bataaxal bu gudde nii, à la conquête du monde
Pour lire Bataaxal bu gudde ni, traduit en 164 pages comme dans l'original, il faut en plus d'être instruit, être alphabétisé en wolof pour pouvoir comprendre réellement cette version du roman de Mariama Bâ. Pourquoi d'ailleurs la traduction de ce classique en wolof ? Traduire Une si longue lettre en wolof renvoie à la question de savoir à qui est destiné cet ouvrage ?
En effet, ce roman dans lequel l'auteur valse entre la polygamie et la place de la femme dans la société sénégalaise, l'amour et la trahison, la modernité et la tradition, se veut une référence auprès de la jeunesse car c'est un livre qui fait partie du programme scolaire de la classe de troisième secondaire. Mais Bataaxal bu gudde nii sème le doute à ce niveau si l'on considère que la majorité de la population sénégalaise est composée de jeunes identifiés souvent comme des personnes "déracinées, tombées dans le piège de la modernité ou de la mondialisation". Ces jeunes, une fois devant les rayons des bibliothèques et librairies, porteront leur choix sur la version originelle d'Une si longue lettre, celle écrite en français, au détriment de la version wolof. Et pour cause, c'est la version wolof qui leur sera plus utile dans le cadre de leur apprentissage.
A qui est donc destinée la version wolof ? Est-ce le Sénégalais lambda ? On sait que beaucoup d'entre eux ne maîtrisent pas la phonétique wolof mais aussi ils lisent de moins en moins ? La réponse à ces interrogations est pourtant simple et précise si l'on en croit Boubacar Boris Diop.
"Le premier réflexe des gens, quand ils prennent connaissance de l'existence de cette collection littéraire, est de se demander pourquoi proposer des ouvrages en wolof. Aussi, ils sont loin de penser que toutes les langues se valent. Mais au final, le pourquoi devient très vite un pourquoi pas. Et cela est une très grande victoire", affirme l'écrivain dans un entretien accordé au site Le point Afrique.
Certes la lecture en wolof crée des "frissons" mais elle est de dur labeur. Une traduction n'est jamais parfaite, Bataaxal bu gudde nii permet néanmoins aux lecteurs sénégalais de se mettre dans le bain lorsqu'ils réussissent à lire le wolof. A ce stade, ce sera une lecture à la fois humoriste et instructive. Le seul hic, est de comprendre l'intérêt de traduire le roman en wolof sauf ci n'est de ne plus voir "un jeune auteur se poser la question de réussir à écrire en wolof ou pas", dit M. Diop.
Selon Boubacar Boris Diop "c'est un effort d'internationalisation du wolof qui va crânement à la conquête du monde". Le roman Bataaxal bu gudde nii va-t-il conquérir le monde comme le classique Une si longue lettre ? Peut-être. Mais faudrait-il qu'il séduise d'abord les "wolofones".
Boubacar Boris Diop pour "un ré-enracinement des classiques", Aimé Césaire et Jean Marie G. Le Clezio déjà traduits en wolof
Le nom Ceytu qui renvoi au village natal de Cheikh Anta Diop, (un combattant pour la promotion des langues africaines), a été choisi comme label de cette nouvelle collection qui compte à son actif trois livres, dont Une si longue lettre de Mariama Ba, baay Sama, dommu afrig (L’africain) de Jean Marie Gustave Clezio et Nawetu deret (Une saison au Congo) de Aimé Césaire.
La Collection Ceytu est une initiative de l’écrivain sénégalais, Boubacar Boris Diop, en collaboration avec les maisons d’édition Zulma, installée à Paris, et Mémoire basée à Montréal. Une saison au Congo, est la sanglante tragédie de Aimé Césaire. Le poète de la Négritude y relate les derniers jours de l’ancien Premier ministre Patrice Lumumba, lâchement assassiné. Elle est traduite par Boris Diop lui-même sous le titre Nawetu Deret.
Sur les rayons de la Collection Ceytu, figure également l’écrivain Jean Marie Gustave Le Clezio, prix Nobel de littérature en 2003. Son roman L’Africain, traduit en wolof par Daouda Ndiaye sous le titre Baay sama, doomu Afrig, est un récit autobiographique du Francomauricien Le Clézio, dans lequel il parle de son enfance, de la figure de son père, médecin à Onitsha, tombé amoureux du continent africain. L’Objectif pour le romancier Boubacar B. Diop est de "de réaliser un ré-enracinement de ces pièces dans une autre culture, une autre société".