EN AFRIQUE, PROMESSES ET MIRAGES DU NUMÉRIQUE
Internet et la téléphonie mobile sont des facteurs de développement, mais risquent aussi d’accroître les inégalités sur le continent
Nouveau philanthrope, Jack Ma a une conviction : Internet a le pouvoir de transformer l’Afrique. Tout juste retraité du géant chinois de l’e-commerce Alibaba, l’emblématique patron sera de passage en novembre sur le continent pour la finale de son nouveau prix, « Africa Netpreneur ». Doté de 10 millions de dollars sur dix ans (environ 9,1 millions d’euros), celui-ci promet d’accompagner ces « héros du business » que sont les entrepreneurs africains innovants. « La technologie peut être une chance pour l’Afrique, confiait Jack Ma, en mai, aux Echos. Internet peut faire plus que bien des programmes d’aide au développement imaginés dans le passé. »
L’influent self-made-man chinois n’est pas seul à penser ainsi. L’irruption de la révolution technologique – incarnée par l’essor du téléphone mobile – a soulevé de grands espoirs pour l’avenir d’un continent dont 40 % des habitants vivent toujours dans l’extrême pauvreté. « La technologie et l’innovation sont centrales pour libérer le vaste potentiel de l’Afrique », déclarait ainsi le secrétaire général de l’ONU, Antonio Guterres, lors de la septième Conférence internationale de Tokyo sur le développement de l’Afrique (Ticad), fin août. « Je vois l’Afriquecomme un continent dynamique et d’opportunités, où les vents de l’espoir soufflent plus fort que jamais », affirmait-il encore, presque lyrique.
Ces discours optimistes sont nourris par la croyance en l’effet « leapfrog ».L’expression anglo-saxonne – littéralement « saut de grenouille » – décrit la façon dont le numérique pourrait permettre au continent de sauter certaines étapes du développement pour amener la population africaine vers une plus grande richesse, une meilleure éducation et une meilleure santé.
Des smartphones « low cost »
Ces fameux « vents de l’espoir » se sont levés il y a un peu plus d’une décennie, avec la diffusion rapide des téléphones portables. En 2004, moins de 3 % des Africains disposaient d’une ligne de téléphonie fixe. Fin 2018, selon la GSMA, une association internationale d’opérateurs et de constructeurs de téléphones cellulaires, l’Afrique subsaharienne compte 456 millions d’abonnés mobiles uniques, soit un taux de pénétration de 44 %. La croissance du marché y est plus forte que dans n’importe quelle autre région du monde et le nombre d’abonnés devrait grimper à 600 millions en 2025.
Grâce à des modèles « low cost », notamment chinois, l’équipement en smartphones se développe aussi à grande vitesse, démultipliant les usages. A Lagos, Nairobi ou Accra, les citadins aisés se sont emparés des applications de VTC (véhicules de transport avec chauffeur) ou de livraison de repas. Plus significatif en termes d’impact pour le développement, le paiement mobile s’est imposé sur le continent. Depuis le lancement en 2007, au Kenya, du système pionnier M-Pesa, la pratique a essaimé dans toute l’Afrique, qui détient à elle seule près de la moitié des comptes de « mobile money » actifs dans le monde. Les utilisateurs peuvent désormais envoyer et recevoir de l’argent aussi facilement qu’un SMS.
D’autres services ont prospéré sur cette innovation. C’est le cas de l’accès à l’énergie, un enjeu décisif pour une région dont la moitié de la population, soit 600 millions de personnes, est toujours privée d’électricité. Un peu partout dans les zones rurales isolées, des villageois s’équipent en kits solaires, achetés à crédit via leur mobile. Près de 60 millions de foyers africains sont désormais éclairés par le biais de systèmes solaires autonomes.
D’autres avancées permises par la technologie sont plus inattendues, mais permettent des économies substantielles. Dans un rapport publié en 2016 et consacré aux « dividendes du numérique », la Banque mondiale rapportait qu’au Nigeria, l’attribution d’une identité numérique aux agents de la fonction publique avait permis d’éliminer 62 000 « employés fantômes » (c’est-à-dire morts ou partis travailler ailleurs) et ainsi d’économiser 1 milliard de dollars par an.
Dans des domaines plus cruciaux, comme ceux de l’éducation, de la santé ou de l’agriculture, les acteurs du développement misent beaucoup sur les opportunités offertes à portée de clic. Comme ces formations numériques à distance délivrées aux instituteurs pour renforcer leurs compétences, dans une quinzaine de pays d’Afrique francophone. Ou, au Burkina Faso, ces tablettes d’aide à la consultation médicale qui équipent des centres de santé ruraux pour tenter de réduire la mortalité infantile.
Attention à la « pensée magique »
L’optimisme est-il donc justifié ? « Il faut se méfier du règne de la pensée magique dès qu’on parle du numérique », met en garde Stéphan Eloïse Gras, chercheuse et directrice des partenariats Afrique au sein de la plateforme d’éducation en ligne OpenClassrooms : « Le téléphone portable, c’est très bien, mais ça ne peut pas tout remplacer : des routes qui n’existent pas ou des systèmes de santé déficients, par exemple. Et pour que le modèle d’innovation fonctionne, il faut des capitaux et un vrai accompagnement en matière de politiques éducatives. »
Il ne faut pas oublier non plus qu’en Afrique, les populations les plus pauvres sont souvent dépourvues des compétences alphabétiques et numériques indispensables à l’utilisation d’Internet. Toujours selon la Banque mondiale, les trois quarts des enfants de CE2 au Mali et en Ouganda ne savent pas lire. Au Niger, sept adultes sur dix sont analphabètes. D’ailleurs, si l’Internet mobile progresse vite sur le continent, les données montrent que les trois quarts de la population africaine demeurent hors ligne.
Aux problèmes d’aptitude s’ajoutent un manque de couverture réseau et une question de prix. En Centrafrique, un mois d’abonnement à la Toile coûte l’équivalent d’une fois et demie le revenu annuel par habitant. Résultat : « les pauvres ne capturent qu’une part modeste des dividendes du numérique », notait la Banque mondiale dans son rapport de 2016.
« La technologie – si on la définit par les téléphones mobiles, l’informatique, Internet – peut aider l’Afrique à la marge seulement et risque surtout d’accroître les inégalités », estime Efosa Ojomo, chercheur au think tank américain Christensen Institute et coauteur de l’ouvrage The Prosperity Paradox : How Innovation Can Lift Nations Out of Poverty (non traduit) : « Regardez, il y a énormément de téléphones et d’Internet mobile aujourd’hui, pourtant l’Afrique est juste un peu plus riche qu’il y a cinquante ans. »
Pour ce Nigérian installé aux Etats-Unis, la clé du développement viendra tout de même de l’innovation. Mais pas n’importe laquelle : « Celle qui transformera des produits coûteux et compliqués en produits accessibles au plus grand nombre, créant ainsi de l’emploi et donnant du pouvoir aux utilisateurs. Cela a été un peu le cas avec le téléphone, il faut maintenant que ce soit répliqué dans d’autres domaines comme le transport, la logistique ou la santé. »
Priorité aux infrastructures
Aussi bénéfique soit-il, le numérique ne pourra jamais combler seul le retard en termes d’infrastructures physiques. Là, estiment certains, est la priorité pour les gouvernements et les bailleurs de fonds : s’atteler à construire ces routes, ces ports ou ces centrales, préalable indispensable à toute véritable industrialisation. Car pour devenir prospère, l’Afrique ne pourra pas « basculer dans une économie de services sans construire d’abord un secteur manufacturier », avertissait le professeur de Harvard, Calestous Juma, spécialiste kényan de l’innovation mort fin 2017.
« La révolution de la téléphonie mobile a donné l’espoir aux Africains qu’ils pourraient eux aussi être des acteurs dynamiques et innovants de l’économie mondiale, écrivait le célèbre chercheur peu avant son décès. Mais si des cas tels que M-Pesa offrent une source d’inspiration, la promesse d’un leapfrog n’est en grande partie pas réalisée. »