LA VENTE EN LIGNE, MISSION IMPOSSIBLE EN AFRIQUE ?
Coup sur coup, les entreprises Yaatoo et Afrimarket ont mis la clé sous la porte, témoignant de la difficulté de créer une plateforme de e-commerce rentable sur le continent
Sur le marché africain du e-commerce, l’hécatombe se poursuit. En septembre, deux entreprises bien connues du public ivoirien ont annoncé coup sur coup qu’elles mettaient un terme à leurs activités. Yaatoo, la marque en ligne de Prosuma, leader de la grande distribution en Côte d’Ivoire, et Afrimarket, dont les activités s’étendaient sur toute l’Afrique de l’Ouest, complètent la longue liste des plateformes de vente en ligne qui ont plié boutique ces dernières années.
Dans les deux cas, l’aventure s’est arrêtée faute d’investissements. Pour Afrimarket et ses 500 000 clients sur le continent, la quatrième levée de fonds n’a pas convaincu les investisseurs ; tandis que pour Yaatoo, présent sur le marché depuis trois ans, c’est Prosuma qui n’a pas souhaité remettre la main au portefeuille.
Si la double annonce a pu surprendre les consommateurs ivoiriens, il en va autrement des acteurs et des experts de ce marché. Pour ces derniers, le marché ivoirien du e-commerce, bien que prometteur, est trop petit pour le nombre d’acteurs qui s’y affrontent. « Il y a toute une population qui n’est pas encore évangélisée à l’utilisation du e-commerce. Du coup, entre concurrents, on se dispute une petite part de gâteau », analyse Kahafehe Aboubacar Silue, ex-directeur général d’Afrimarket.
Un marché étroit et des marges faibles
En 2017, la Conférence des Nations unies sur le commerce et le développement (Cnuced) estimait qu’« au moins 21 millions d’Africains » avaient fait des achats en ligne au cours de l’année. C’est peu pour un continent qui compte, d’après la Banque africaine de développement (BAD), une classe moyenne de plus de 300 millions de personnes. Et ce même si cette donnée est surestimée, si l’on en croit Julien Garcier, directeur général du cabinet Sagaci Research ; pour ce spécialiste du secteur de la distribution basé à Nairobi, « la classe moyenne africaine existe, certes, mais elle n’est pas aussi importante qu’on l’a prétendu ».
Si le marché reste étroit et offre des marges faibles, les défis, eux, sont nombreux et nécessitent des investissements réguliers et colossaux. La logistique demeure en effet un obstacle majeur en Afrique. « Les mauvaises infrastructures et le manque d’adresses représentent des coûts considérables », glisse Kahafehe Aboubacar Silue, qui dirigeait les activités d’Afrimarket au Bénin, au Mali, au Cameroun, au Sénégal et en Côte d’Ivoire. D’ailleurs, dans son rapport, la Cnuced pointait les disparités importantes qui existent en Afrique de l’Ouest en matière d’adressage, avec une moyenne régionale autour de 23 % de personnes qui reçoivent le courrier chez elles.
« L’autre problème majeur reste l’écosystème de livraison, complète Doungnan Coulibaly, l’ex-directeur général de Yaatoo. La performance d’un e-commerçant dépend de ses prestataires, or en Côte d’Ivoire comme dans les pays voisins, il y a encore trop peu de prestataires professionnels sur le modèle de Fedex ou Colissimo. »Pour cet entrepreneur, à ces difficultés s’ajoutent encore la sous-bancarisation des populations et la trop faible pénétration d’Internet.
La somme de ces problèmes expliquerait notamment la 124e place de la Côte d’Ivoire, sur 151 économies étudiées, dans le classement de « l’indice du commerce électronique d’entreprise à consommateur » publié par la Cnuced en 2018. Et c’est bien le continent africain dans son ensemble (hormis Maurice) qui occupe les dernières places de ce classement, attestant de la difficulté de créer une plateforme rentable en Afrique – de fait, il n’en existe pas encore.
Les mésaventures de la « licorne » Jumia
Pour outrepasser les obstacles logistiques dans la durée, mieux vaut avoir le portefeuille épais, à l’instar de Jumia, la première « licorne » africaine, cotée à New York depuis mars. En activité depuis plus de sept ans, la société n’a cependant toujours pas atteint le seuil de rentabilité. Pire, elle a récemment été soupçonnée d’avoir maquillé une partie de ses chiffres en amont de son introduction en Bourse. D’après Julien Garcier, « c’est d’ailleurs la cotation de Jumia et son lot d’informations publiées qui ont marqué le début de la première phase de défiance des investisseurs vis-à-vis des plateformes de vente en ligne » telles qu’Afrimarket ou Yaatoo en Afrique de l’Ouest. Par ricochet, les mésaventures récentes de Jumia lui auraient permis d’écarter du marché deux de ses concurrents directs…
Mais pour les deux anciens directeurs généraux, la responsabilité de l’échec n’est pas à chercher du côté de Jumia ni dans l’absence de rentabilité à court terme de leurs activités respectives. « Dans le e-commerce, il faut des investisseurs résilients qui acceptent le long terme », observe Kahafehe Aboubacar Silue, avant de citer le cas d’Amazon, qui a bénéficié d’un « soutien sans faille » de ses investisseurs. Son ancien concurrent, Doungnan Coulibaly, abonde dans son sens et observe que « la téléphonie mobile n’a pas fonctionné en une décennie » et qu’il faut « le temps d’éduquer progressivement le marché ».
Ces derniers mois, des rumeurs circulent sur le possible rachat, à terme, de Jumia par un des géants de la vente en ligne que sont Amazon et Alibaba. Pour l’ex-directeur général de Yaatoo, il ne fait aucun doute que les grands groupes internationaux vont s’installer en Afrique et prendre toutes les parts de marché. Dépité, il prophétise : « Comme dans d’autres secteurs, nous, entrepreneurs africains, aurons accompli l’exploit de ne pas avoir de bonne stratégie et de livrer ce marché prometteur à des groupes internationaux. »