L'ÉMERGENCE EN 2035 ?
Le Plan Sénégal émergent va-t-il faire la différence pour le pays ? Dans un rapport de 400 pages, des économistes en ont analysé les points forts et les éléments requérant une certaine vigilance
Alors que le Sénégal réunit à Paris les 17 et 18 décembre les bailleurs de fonds publics et privés pour financer la phase 2 de son Plan Sénégal émergent (PSE), plusieurs chercheurs et économistes venus aussi bien d'Afrique que du Moyen-Orient, des États-Unis et d'Europe ont passé au crible les propositions qu'il contient. Objectif : vérifier la capacité du pays à atteindre l'émergence en 2035. De prime abord, à leurs yeux, « les gains potentiels au Sénégal pourraient, à long terme, être encore plus importants que ceux envisagés dans le Plan Sénégal émergent si la poussée de croissance n'est pas un sprint, mais un marathon ».
Ce que le Sénégal veut faire avec le PSE
Pour rappel, sous la houlette du président Macky Sall élu en 2012, une nouvelle stratégie de développement, le Plan Sénégal émergent (gouvernement du Sénégal), a été adoptée début 2014. Le plan repose sur trois piliers que sont une croissance plus forte et durable, le développement humain, et une meilleure gouvernance. Cette transformation structurelle doit permettre au Sénégal d'atteindre le statut d'économie de marché émergent à revenu intermédiaire d'ici à 2035. Le plan a identifié explicitement une masse critique de réformes décisives qui jetteront les bases de l'émergence grâce à une croissance forte et durable, dont les avantages iront à toutes les couches sociales du pays, y compris les groupes de population les plus vulnérables. Concrètement, en chiffres avec le PSE, le Sénégal pourrait augmenter son revenu par tête de 2 311 dollars par an en 2011 à 4 000 dollars en 2035. De quoi se constituer une véritable classe moyenne. Au-delà de cette ambition, la première étude qui revient sur le PSE met l 'accent sur « comment » faire avancer les choses plutôt que sur « quoi faire ».
Entre équilibres macroéconomiques...
En 400 pages, dans un livre intitulé « La Course à la nouvelle frontière des revenus : comment le Sénégal et d'autres pays à bas revenus peuvent atteindre la ligne d'arrivée » publié en septembre dernier, les auteurs, tout comme le Fonds monétaire international, saluent les performances inégalées du pays de la Téranga depuis les années 1980. Profitant de sa stabilité politique, le Sénégal a connu une croissance économique située entre 4 et 6 % entre 2010 et 2015. Le pays a attiré des investissements directs étrangers qui représentent 2,7 % de son PIB. Depuis 2009, le pays est régulièrement cité parmi les dix meilleurs pays réformateurs dans le classement « Doing Business » de la Banque mondiale. Et les perspectives sont plutôt très bonnes puisque le FMI prévoit désormais une croissance annuelle moyenne de 7 % sur la période 2016-2020, notamment grâce aux découvertes de plusieurs champs pétroliers et gaziers. Mais voilà ce que disent les auteurs du rapport : « La croissance de son PIB par habitant a été faible. » Avec une croissance du revenu par habitant de 0,6 % par an entre 1987 et 2015, le pays est moins bien situé que d'autres pays à niveaux comparables comme le Kenya, l'île Maurice ou le Rwanda. Les fluctuations de sa croissance sont en partie dues à une production agricole inégale, à des chocs exogènes et, surtout, à une économie insuffisamment diversifiée.
... et les défis pour augmenter le taux de croissance par habitant
Pour autant, rien n'est perdu, puisque pour les économistes du FMI comme Ali Mansoor ou Salifou Issoufou, avec « de bonnes réformes, un climat des affaires amélioré et une politique budgétaire saine, le Sénégal pourrait attirer les investissements privés, en particulier les investissements étrangers, nécessaires à la réalisation de son potentiel de croissance ».
Mais pour atteindre ces objectifs, le Sénégal devrait accélérer son taux de croissance par habitant, qui devrait tourner autour de 4 à 5 %. Sur ce point, les analystes estiment unanimement qu'« une partie de la stratégie nécessitera de rompre avec le passé et d'ouvrir un espace économique aux petites et moyennes entreprises et les investissements directs étrangers pour atteindre des taux plus élevés de croissance partagée équitablement ». Pour donner une idée de la signification de ces coefficients pour le Sénégal, une augmentation de l'investissement public de 5 % du PIB, si elle s'accompagnait d'une augmentation de l'investissement privé de 5 % du PIB, entraînerait une augmentation du taux de croissance du PIB par habitant de près de 1 %.
Financer les infrastructures, oui, mais pas que
Les investissements publics dans des infrastructures telles que les routes et les ports, qui facilitent les échanges et encouragent les investissements privés, pourraient accroître le taux de croissance du PIB par habitant de près de 2 %. Cela permettrait d'atteindre le statut de marché émergent pour le Sénégal. Mais, là encore, les auteurs tirent la sonnette d'alarme : « Ne proposer que des incitations fiscales peut aider à créer une zone, mais cela ne rend pas le projet durable. Les zones les plus performantes sont étroitement liées à l'économie nationale ! », évoquant particulièrement le cas de zones telles que Diamniadio.
Prudence dans l'endettement
Autre bémol, le taux d'endettement du Sénégal, estimé à 61 % du PIB en 2017, continue d'augmenter. Le paiement des intérêts de la dette publique, évaluée à 3,4 milliards d'euros, demeure le premier poste de dépenses de l'État. Même si le Sénégal bénéficie de la confiance des marchés financiers internationaux et a levé 3,3 milliards de dollars d'obligations souveraines en 2017 et en 2018. « Cet engouement sur les titres du Sénégal dénote une grande confiance du marché financier international en la politique mise en œuvre par le président de la République au regard des performances économiques du Sénégal », se félicite le ministère des Finances. « Les ressources issues de cette émission vont servir à financer les projets d'infrastructures du Plan Sénégal émergent » (PSE) initiés par le président Macky Sall.
Un avis qui tranche avec celui des auteurs du rapport. Pour eux, « ceux qui viennent d'augmenter les dépenses publiques sans réformes parallèles ne font qu'accumuler de la dette, beaucoup de ces pays, y compris le Sénégal, restent encore des pays à faible revenu ». En fait, le taux de croissance du Sénégal a diminué pendant la période d'accumulation de la dette, ce qui correspond à l'expérience typique de l'ensemble des pays fortement endettés. Cela s'explique en partie par l'échec des politiques publiques pour attirer l'investissement privé. À l'inverse, les épisodes d'accélération de la croissance coïncident généralement avec une forte hausse de l'expansion du secteur privé. « Le Sénégal pourrait augmenter son taux de croissance du PIB par habitant jusqu'à 2 points de pourcentage en encourageant le commerce et les investissements privés pour compléter les investissements publics en capital humain et en infrastructures soutenant ces activités. »
Améliorer la compétitivité
Plus spécifiquement, les exportations existantes pourraient être stimulées par une meilleure coordination et une meilleure assistance aux industries tournées vers l'exportation afin de les aider à explorer les marchés. Par exemple, malgré un accès privilégié au marché américain par le biais de la loi sur la croissance et les perspectives économiques en Afrique, les importations américaines en provenance du Sénégal sont restées marginales depuis 2000. Cette incapacité à accroître les exportations souligne encore la nécessité d'améliorer la compétitivité de l'économie sénégalaise grâce aux réformes suggérées dans ce livre.
Travailler de front sur l'impact social du PSE
Parmi l'un des problèmes soulevés par les auteurs, l'impact social des réformes du PSE. Le Sénégal a consacré un pourcentage comparable de son PIB aux dépenses publiques consacrées à l'éducation et à la santé. Cependant, au Sénégal, ces dépenses ne se sont pas traduites par une augmentation de son indice de développement humain. Le score du Sénégal était comparable à celui des pays à faible revenu et à forte croissance en 1990, mais il a pris du retard sur la dernière période. En plus de libérer la croissance inclusive grâce à des emplois plus nombreux et mieux rémunérés dans le secteur formel et aux opportunités d'émergence et de croissance des petites et moyennes entreprises, la proposition d'une nouvelle approche peut également contribuer à la réalisation des objectifs sociaux du Plan Sénégal émergent. Ceux-ci comprennent l'électrification rurale et l'accès à l'eau potable, à l'éducation, aux soins de santé et aux filets de sécurité sociale.
La planification, la clé de voûte du succès
Mais, à la fin de leur démonstration, graphiques et infographies à l'appui, ces spécialistes insistent sur une seule action : la planification. « La planification des imprévus sera essentielle pour éviter de faire dérailler les objectifs du Plan Sénégal émergent. » Et l'un des risques remontés concerne la mise en œuvre du Plan Sénégal émergent qui prend du retard à cause du rythme des réformes. Cette année, lors de la mise en place du budget 2018, le gouvernement a déjà été en difficulté à cause des tensions sur les soldes budgétaires. Salifou Issoufou et les deux autres coauteurs avancent la possibilité de mettre en place un mécanisme pour réduire « les dépenses non prioritaires si les circonstances le dictent. En coordination avec les ministères compétents, une unité du ministère des Finances pourrait identifier les éléments non prioritaires qui pourraient être supprimés dans le prochain budget. Ce plan d'urgence pourrait être mis à jour chaque année dans le cadre de l'exercice budgétaire. Ces actions ont également des avantages en ce sens qu'elles pourraient réduire le coût de l'accès aux marchés des capitaux, en augmentant encore l'espace budgétaire consacré aux investissements dans le capital humain et les infrastructures publiques. »