DES ÉCONOMISTES PRÉCONISENT UN CHANGEMENT DE MODÈLE ÉCONOMIQUE
Malgré le déblocage par l’état de 200 milliards pour soutenir les prix, les économistes El Hadj Alioune Diouf et Yaya Idrissa Diandy de l’Ucad soutiennent que ces baisses et ces efforts de l’Etat sont encore insignifiants
La récente baisse du prix du riz brisé non parfumé (de 15.000 FCFA le sac de 50 kg à 13.750 FCFA, soit une baisse de 25 FCFA par Kg), du sucre (de 625 FCFA à 600 FCFA, soit -25 FCFA/Kg) et de l’huile (1200 FCFA à 1100 FCFA le litre) est ressentie comme une bouffée d’oxygène par les populations. Par ce geste, l’Etat se déleste de près de 50 milliards de recettes fiscales. En septembre dernier, déjà, il avait accepté de perdre 47 milliards frs pour maintenir les prix à leur niveau d’alors. Si l’on tient compte d’autres mesures du même ordre, globalement, l’Etat a fait des efforts colossaux portant sur près de 200 milliards de frs pour contenir l’inflation et soulager les ménages. Malgré tout, les économistes El Hadj Alioune Diouf et Yaya Idrissa Diandy de l’Ucad soutiennent que ces baisses et ces efforts de l’Etat sont encore insignifiants. A les en croire, ils n’annihilent pas une possible surchauffe de la tension sociale pouvant même déboucher sur des débordements populaires. Surtout, soutiennent-ils, c’est le modèle économique du Sénégal qu’il faut repenser.
Vendredi dernier, le ministre des Finances et du Budget, Abdoulaye Daouda Diallo, s’est évertué à expliquer les immenses efforts du gouvernement pour soulager les populations. Au-delà de la baisse des prix du sucre, de l’huile et de riz décidée au Conseil des ministres du mercredi 26 janvier. L’argentier de l’Etat précisait que, dans le budget 2022, l’Etat avait tablé sur un prix du baril de pétrole à 75 dollars. A ce jour, il dépasse les 100 dollars et pourrait encore connaître une hausse drastique, au regard notamment des tensions internationales liées à l’invasion Russe de l’Ukraine. Une situation préoccupante qui vient « annihiler » les nombreux efforts consentis en termes de subventions allouées à l’électricité pour 100 milliards de FCFA, renoncement à la hausse des prix des hydrocarbures pour un impact global d’environ 46 milliards de FCFA et de baisse des prix des denrées de première nécessité (huile, riz brisé non parfumé, sucre) mais aussi de subvention de 32 FCFA sur le kilogramme du riz paddy dans le but d’encourager et de soutenir la production locale de riz. Ces importantes mesures, au bénéfice des populations, ont un impact d’environ 200 milliards de FCFA sur les finances publiques. « Nous voulons, à travers cette conférence de presse, expliquer aux Sénégalais les mesures importantes et logiques que le président Macky Sall a prises pour alléger la souffrance des ménages, liée à la conjoncture mondiale. Et l’impact de ces mesures sur le budget, en termes de mobilisation des recettes, tourne autour de 200 milliards de FCFA », disait vendredi, le ministre des Finances et du Budget, Abdoulaye Daouda Diallo, lors de cette conférence de presse, en compagnie de son homologue du Commerce, Aminata Assome Diatta.
La situation de surchauffe risque de mettre fin à l’état de grâce du président Sall, selon El Hadj Alioune Diouf économiste.
« Le devoir du président de la République c’est de répondre aux préférences collectives des populations sénégalaises. Et c’est le plus noble des devoirs », estime le spécialiste des questions économiques, El Hadj Alioune Diouf. Comme à travers le monde entier, dans notre pays aussi, les prix de la quasi-totalité des denrées ont grimpé depuis la crise sanitaire du covid 19. L’ancien directeur du Commerce intérieur dit regretter cette situation de hausse qui fait supporter aux ménages des charges supplémentaires. Ce qui risque sans doute de faire perdre au président Macky Sall son état de grâce consécutif au sacre des « Lions » à la CAN, à l’inauguration du TER et celle du stade de Diamniadio. Des événements qui avaient fini par faire oublier aux Sénégalais les souffrances auxquelles ils étaient habituées. Mais quand le panier de la ménagère se vide de plus en plus, la révolte pourrait devenir imminente. Tout en se réjouissant avec nos compatriotes de la performance de nos « Lions » et aussi de l’inauguration d’infrastructures, El Hadj Alioune Diouf estime que l’augmentation générale des prix est un coup rude pour le pouvoir d’achat des ménages les plus vulnérables. Certes, reconnaît-il, des efforts immenses ont été consentis par le gouvernement pour atténuer l’impact de ces hausses sur les populations, d’autant plus que cette inflation pourrait aussi résulter d’une spéculation sur les prix par des distributeurs « n’ayant aucune fibre patriotique et qui interprètent la liberté des prix comme l’occasion de prendre des marges très élevées » mais il ne faudrait pas que cette situation « détériore le climat apaisé et démocratique qui prévaut dans notre pays ». Selon lui, le régime en place semble avouer son incapacité à faire face à cette crise, malgré la baisse annoncée des prix de certaines denrées ; une baisse presque insignifiante par rapport aux attentes des populations. La situation de guerre en Ukraine n’est pas pour arranger les choses au regard de la dépendance du Sénégal vis-à-vis de l’étranger qui risque de s’accentuer alimentant des marches ou autre formes de manifestations susceptibles de déstabiliser le régime du président Macky Sall. Une chose est sûre, se dit persuadé le commissaire aux enquêtes économiques : la situation de guerre commerciale entre les principales puissances économiques et commerciales du monde a engendré des chocs de la demande et de l’offre qui ont perturbé l’évolution générale des prix des produits et des services.
ELH ALIOUNE DIOUF : « Le régime en place pourrait être déstabilisé par des manifestations populaires dénonçant la cherté de la vie »
Idrissa Yaya Diandy est enseignant-chercheur à la Faculté des sciences économiques et de gestion (FASEG) de l’Université Cheikh Anta Diop de Dakar. A ses yeux, ce qu’il faut comprendre de la hausse du prix des denrées de première nécessité, c’est qu’il s’agit d’abord de l’inflation, donc, une augmentation générale et durable des prix, débouchant sur une perte de pouvoir d’achat de la monnaie. Poursuivant, il mentionne que le pouvoir d’achat renvoie à la quantité de biens et de services qu’un revenu permet d’acheter. En présence d’inflation, donc, un même revenu ne peut plus acheter les mêmes biens et services qu’auparavant. Pour les populations, d’après l’économiste, « la cherté de la vie est vécue comme une remise en cause de leurs conditions de vie et de leur bien-être. Cela est d’autant plus vrai lorsqu’elle touche des biens de première nécessité (les denrées alimentaires), qui, par définition, font l’objet d’une demande très peu sensible aux prix : on est presque obligé de les consommer, quel que soit leur coût. » Or, explique l’économiste Idrissa Yaya Diandy, le contexte actuel fait que les revenus n’ont pas beaucoup progressé, les salaires sont figés et la quasi-totalité des secteurs souffrent encore des effets de la pandémie de Covid-19. Par conséquent l’inflation, combinée à la stagnation des revenus, ne peut être qu’impopulaire et susciter une grogne sociale, voire mener à des soulèvements populaires. Et, bien évidemment, la première personnalité visée et tenue pour responsable de ce genre de situation, c’est le président de la République. Le gouvernement l’a bien compris, au regard des nombreuses tentatives et interventions du ministère du Commerce pour agir sur les prix du pain, du sucre, du ciment, etc… et tenter de corriger ces hausses.
IDRISSA DIANDY UCAD : « L’inflation, combinée à la stagnation des revenus, peut susciter une grogne sociale, voire mener à des soulèvements populaires »
L’enseignant-chercheur à l’Université Cheikh Anta Diop tient à préciser que l’inflation est un phénomène presque normal dans la marche d’une économie. Il rappelle que, lorsqu’une économie connait une croissance, elle a tendance à générer plus de richesses. Or, l’augmentation du revenu national (loi de l’offre et de la demande) s’accompagne naturellement d’une augmentation des prix. Pour ce qui du Sénégal, « l’économie nationale a connu entre 2014 et 2019 une croissance ininterrompue, avec des taux de plus de 6 %, alors que l’inflation est demeurée stable (autour de 1 %), grâce à une politique volontaire et calculée de l’Etat pour maintenir les prix à des niveaux bas, à travers des subventions, des baisses de taxes entre autres mesures ». Hélas, regrette Idrissa Yaya Diandy, ces mesures ne sont plus soutenables avec la réduction des espaces budgétaires consécutive à la crise sanitaire. Ce qui fait que c’est comme si le Sénégal était rattrapé par la vérité des prix.
Accélérer la transformation structurelle de nos économies pour une sécurité et une autosuffisance alimentaire
À cela, il faut ajouter un autre facteur, qui n’est pas nouveau, mais plutôt structurel : le modèle économique sénégalais qui est resté encore largement extraverti. Un modèle caractérisé par les distorsions entre structures productives et structures de consommation héritées de la colonisation. « Nous consommons ce que nous ne produisons pas et nous produisons ce qu’on ne consomme pas. Ainsi, le fait que le Sénégal soit très dépendant de l’étranger par rapport aux importations de produits alimentaires le rend plus vulnérable. Une illustration de cette situation est ce que j’appelle le « paradoxe du pain au Sénégal » : un produit qui s’est imposé comme « une denrée de première nécessité », alors que sa matière première est importée » souligne l’universitaire. Par ailleurs, la lecture qu’il dit retenir de l’inflation récente est partagée : il faudrait pour nos gouvernements accélérer la transformation structurelle de nos économies et le développement et la réorientation de notre politique agricole, pour assurer davantage notre sécurité et notre autosuffisance alimentaire. Mais les populations doivent aussi tirer, à son avis, des leçons des événements qui se passent dans le monde depuis bientôt trois années. Egalement, Idrissa Yaya Diandy préconise « le changement, impérativement de nos habitudes de consommation car elles ne sont pas viables et sont incompatibles avec l’émergence ».