FRANC CFA : AVEC L'ANNONCE DE PATRICE TALON, "C'EST UN TABOU QUI EST BRISÉ"
L'économiste Martial Ze Belinga analyse la dernière sortie du président béninois, qui a évoqué ouvertement, pour la première fois, le retrait de France des réserves de change
« Nous restons ouverts à une réforme ambitieuse » du franc CFA, a déclaré le ministre français de l’Économie, Bruno Le Maire, mais « il y a une condition… C’est que la proposition vienne des États membres de la zone franc ». Or justement, le président béninois Patrice Talon a évoqué ouvertement, pour la première fois, le retrait de France des réserves de change. L'analyse de l'économiste Martial Ze Belinga au micro de Stanislas Ndayishimiye.
RFI : Le président béninois Patrice Talon vient d’annoncer le retrait des réserves de change du CFA de la Banque de France. Et c’est la première fois qu’un chef d’État des pays concernés en parle ouvertement. Est-ce que c’est un tabou qui est brisé ?
Martial Ze Belinga : De fait, c’est un tabou qui est brisé, mais qui est en réalité inéluctable. De la même façon que la fin du franc CFA est inéluctable, il fallait bien commencer par quelque chose. Et je pense que les réserves sont l’élément le plus saillant et qui cristallisent le plus les attentes. Donc, c’était fatal qu’on en arrive là.
Il n’a en revanche pas annoncé le calendrier. Est-ce que cela va se faire dans quelques mois, dans un an ?
Oui, cela dépend de plusieurs facteurs, parce qu’il y a un cadre juridique qui fixe des obligations de remonter au moins 50% des réserves au Trésor public français. Maintenant, il y a une décision politique. Il va falloir donc négocier, entrer en discussion pour sortir les réserves africaines du Trésor public. Donc, cela peut prendre un certain temps, mais la démarche est en cours.
Si je comparais avec les derniers statuts de la Biac [la Banque internationale pour l'Afrique au Congo, ndlr] par exemple, en Afrique centrale, les statuts de 2017, on voit que la quotité est de 50%, qu’on peut aller jusqu’à 40%. On voit que les pays peuvent placer aussi une partie de la réserve à la BRI [la Banque des règlements internationaux]. Donc, cette possibilité de toute façon, elle existe et ce sera une négociation politique. Mais il n’y a pas de problème technique à proprement parler.
Les politiques français disent que finalement, la France ne profite pas de ces réserves. Est-ce que c’est vrai ?
Si le Trésor public français peut rémunérer les réserves, c’est bien que lui-même va trouver cet argent quelque part. Ces réserves sont rémunérées à des taux relativement bas. C’est autour de 0,75%. Donc si un trésorier vous rémunère 0,75%, c’est bien qu’il gagne plus que 0,75% lui-même. C’est le fonctionnement normal des marchés financiers aujourd’hui. C’est parce que ces réserves sont placées sur les marchés financiers, marchés monétaires, marchés de court terme et marchés financiers qui sont des marchés de long terme. Ça, ça va échoir désormais aux banques centrales africaines. C’est important. Ce sera leur responsabilité, sous le contrôle des sociétés africaines désormais.
Il s’agissait en fait d’un blocage politique ?
C’est un blocage politique, c’est une rente ancienne, c’est une rente historique. Pendant longtemps, 100% des réserves de la zone étaient conservées au Trésor public français. Et même quand on est passé à 65% dans les années 1970, les banques centrales africaines continuaient de verser quasiment 100% au Trésor public français. Donc, de toute façon, c’est une rente et ça fait partie des rentes coloniales indubitablement.
Une rente coloniale... À un moment donné, il faut que les sociétés s’expriment - et là les sociétés africaines se sont exprimées - il faut que les sociétés politiques africaines s’expriment. C’est encore à mon sens un petit peu insuffisant parce qu’il faut savoir que la monnaie est aussi du ressort des Parlements. On l’a oublié. On pointe le regard sur les chefs d’État africains, soit, mais dans les Constitutions africaines, les Parlements africains ont leur mot à dire.
On est très surpris de voir par exemple, et moi à titre personnel, que les oppositions politiques [ne se sont pas] empressées de prendre la parole sur ce point-là. Alors qu’elles n’ont pas été consultées pour la dévaluation, elles ne sont pas consultées pour les mouvements de l’euro qui impactent le franc CFA. Donc, en fait, on est à un stade où il va falloir effectivement que les hommes politiques prennent leurs responsabilités, de la même façon qu’un certain nombre d’auteurs, d’intellectuels et un mouvement social ont pris [les leurs].
Mais je crois que pour aller plus loin, puisqu’on est dans un processus de décolonisation économique, il s’agit aussi pour les sociétés coloniales, et là on parle de la France en particulier, de comprendre son intérêt, l’intérêt que les sociétés coloniales vont avoir à générer un nouveau rapport avec le monde. Et ce rapport doit être un rapport qu’en théorie des jeux, on appelle des jeux à somme positive, gagnant-gagnant. Il faut construire des jeux gagnant-gagnant désormais. Et les anciens modèles ne fonctionneront pas. Ils ne fonctionneront plus entre les Africains et l’Europe, entre les Africains et le reste du monde, mais ils ne fonctionneront plus non plus entre une partie des élites africaines et les peuples africains. Et le franc CFA en fait n’est qu’une partie de ces questions-là.