L'ÉTAT A-T-IL RECOUVRÉ 50.000 MILLIARDS FCFA ?
BIEN MAL ACQUIS
Le gouvernement du Sénégal annonce avoir recouvré « au moins 50 milliards FCFA », dans le cadre de la traque des biens supposés mal acquis d’anciens ministres et hauts fonctionnaires. Un chiffre qui peut prêter à confusion.
« Je puis vous dire que depuis que l’action qui a été menée et qui participe de la reddition des comptes, tout comme de la bonne gouvernance (…), après condamnation, au moins 50 milliards ont été recouvrés », a indiqué le ministre de la Justice, Sidiki Kaba, le 23 juin dernier. Il faisait le point sur les biens mal acquis qui ont été recouvrés par l’Etat.
Africa Check a vérifié le montant avancé par le ministre de la Justice.
D’où vient le chiffre de 50 milliards ?
Le conseiller technique en communication du ministre de la Justice, Soro Diop, a confié à Africa Check que la somme avancée par l’autorité émane du ministre de l’Economie, des Finances et du Plan. « Ce sont des informations livrées par le ministre de l’Economie et des Finances. Il les a détaillées devant les députés (lors du vote de la loi de finance rectificative, le 29 juin 2016). Ce qu’il a dit, c’est ça », a indiqué M. Diop.
Les amendes prononcées par le juge
Karim Wade, fils de l’ancien Président Abdoulaye Wade, a été reconnu coupable d’enrichissement illicite. Il doit payer une amende de plus de 138 milliards FCFA. Photo AFP
L’arrêt de la Cour de répression de l’enrichissement illicite (CREI) rendu le 23 mars 2015 renseigne que Karim Wade et Ibrahima Abdoukhalil Bourgi dit Bibo ont été condamnés à une peine de 6 ans de prison ferme assortie d’une amende de 138,239 milliards de francs pour chacun. La justice avait également ordonné « la confiscation de tous les biens présents des condamnés».
Pour les deux autres condamnés — Alioune Samba Diassé et Pape Mamadou Pouye –, outre la confiscation de leurs biens, le juge avait prononcé une peine de 5 ans ferme en plus d’une amende de 69,1 milliards de francs.
Toutefois, l’affaire des 24 milliards FCFA de Dubaï Port World (DPW) ne figure pas dans la décision du juge.
Le montant encaissé par le Trésor
Sidiki Kaba : "Après condamnation, au moins 50 milliards ont été recouvrés".
A l’occasion de l’examen de la loi de finances rectificative 2013, le ministre de l’Economie, des Finances et du Plan, Amadou Bâ, avait déjà révélé que l’Etat avait encaissé 38,464 milliards FCFA de DPW, qui avait une convention concernant une concession au Port autonome de Dakar. Elle devait payer 54 milliards FCFA.
« Après une mission de l’IGE (Inspection générale d’Etat), on s’est rendu compte qu’elle a payé 30 milliards. Le complément de 24 milliards vient d’être payé après la mission de l’IGE. Le dossier est toujours pendant en justice parce que, pour DPW, ces 24 milliards représentent 10% du capital que l’Etat devrait avoir dans les actions et l’Etat soutient le contraire », avait-il expliqué.
La dette de DP World n’a pas été finalement enlevée des charges retenues contre Karim Wade et ses présumés complices par la CREI.
Interpellé par les députés, le 29 juin 2016, Amadou Bâ a encore une fois rejeté l’idée selon laquelle la traque des biens mal acquis n’a pas été fructueuse. Il est ainsi revenu sur le reliquat de plus de 24 milliards FCFA payé par DP World et «2 autres milliards F CFA» encaissés par le Trésor.
Le reliquat de DP World fait-il partie des biens mal acquis ?
Interrogé par Africa Check, Birahim Seck, enseignant à la Faculté de droit de l’Université Cheikh Anta Diop de Dakar et membre du Forum Civil, a expliqué que « les 24 milliards de DP World ne font pas partie des biens mal acquis ».
Pour lui, il s’agit de l’argent non payé décelé par l’IGE à l’issue d’une mission spécifique de vérification des conditions d’attribution de la licence d’exploitation à DP World.
Nous avons consulté le document de l’IGE intitulé « Faits saillants du rapport public sur l’état de la gouvernance et de la reddition des comptes au Sénégal 2012 » publié en juillet 2013. A la page 24, les vérificateurs soulignent que, suite à une recommandation, le concessionnaire a « effectivement » payé au Trésor public sénégalais un reliquat de 24,5 milliards FCFA.
Wade et ses présumés complices ont été inculpés pour enrichissement illicite et placés sous détention provisoire le 17 avril 2013.
D’ailleurs, l’un des avocats de l’Etat dans la traque des biens mal acquis, Me Moussa Félix Sow, a confié à Africa Check : « Dans le dossier pénal que nous avons géré, l’affaire DP World n’en faisait pas partie ».
Les autres fonds encaissés ?
En détaillant les 38, 464 milliards encaissés, Amadou Bâ y avait comptabilisé 2,498 milliards que l’Etat a encaissés au titre de la quote-part sur la plus-value de cession d’actifs et d’occupation d’un immeuble de la SONACOS par le repreneur franco-sénégalais Abbas Jabber. Par ailleurs, il indiquait que 11,365 milliards FCFA lui sont arrivés de Millicom, titulaire d’une licence de téléphonie mobile. Cependant, ces défauts de paiement n’étaient pas visés par les juges engagés dans la traque des BMA.
Le 29 mai 2013, le ministre de la Justice à l’époque, Aminata Touré, avait publiquement remis un chèque d’un milliard FCFA au ministre du Budget. Cette somme, disait-elle, s’ajoutait aux 500 millions et aux 900 millions de FCFA respectivement remis au ministre du Budget et à la Caisse de dépôt et de consignation. Aminata Touré avait précisé que l’argent recouvré venait de «partenaires économiques qui ont voulu éviter un procès».
Biens recouvrés hors décision de la CREI
Origine Montant en milliards FCFA
DP World 24,5
SONACOS 2,498
Millicom (Tigo) 11,365
Total 38,363
La partition de l’Agence judiciaire de l’Etat
Pour Birahim Seck, l’Agence judiciaire de l’Etat (AJE) s’occupe «des créances et des dettes de l’Etat pour cause étrangère à l’impôt et au domaine ; elle peut exercer des poursuites pour le recouvrement des créances de l’Etat, mais l’encaissement de l’argent est du ressort du Trésor public ».
Toutefois, Africa Check a appris de l’AJE que le recouvrement des biens (dans le cadre de l’enrichissement illicite) incombe à la CREI, seule habilitée à appliquer la contrainte par corps pour faire payer les personnes qu’elle a déclarées coupables d’enrichissement illicite. En tant que partie au procès, «l’Etat se doit de saisir la cour pour jouir de ses intérêts ».
Le 8 mars 2016, l’Agent judiciaire de l’Etat, Antoine-Félix Diome, a annoncé la confiscation de biens d’une valeur de 17,7 milliards de FCFA appartenant à Karim Wade. Il s’agit des entreprises Sénégal Handling Service (AHS), Aéroport Bus Service (ABS) respectivement évaluées à 8 milliards et 3,8 milliards FCFA.
L’AJE a aussi mis la main sur «six appartements » évalués à 3,936 milliards FCFA et 5 véhicules de Wade-fils d’une valeur de 125 millions FCFA.
Biens recouvrés suite à une condamnation de la CREI ou à une médiation pénale
Origine Montant recouvré en milliards FCFA
« Partenaires économiques » (selon Aminata Touré 2,4
Biens confisqués par l’AJE 17,7
Total 20,100
Conclusion : le montant est exagéré
La déclaration du ministre Sidiki Kaba selon laquelle l’Etat du Sénégal a recouvré au moins 50 milliards FCFA dans le cadre de la traque des biens mal acquis exagérée, car les 24 milliards FCFA payés par DP World qui y sont intégrés «ne font pas partie des biens mal acquis ».
Ces fonds n’apparaissent ni dans les charges retenues contre les personnes inculpées, ni dans les verdicts rendus par la CREI qui sont les bases légales de la procédure de recouvrement déclenchée par les autorités sénégalaises, selon le ministre.
Cet argent était plutôt le résultat d’un audit mené par l’Inspection générale d’Etat en 2012, bien avant l’inculpation de M. Wade et ses supposés complices par la CREI.
En se fondant sur les données disponibles, les biens mal acquis qui ont été recouvrés s’élèvent à un peu plus de 20 milliards CFA, contre environ 38 milliards de francs relevant de défaut de paiement.