"POUR PARVENIR À L’ÉMERGENCE, IL FAUT UN ÉTAT FORT, DÉMOCRATIQUE, ACTIF"
Moustapha Kassé, Doyen honoraire de la faculté des Sciences économiques de l’Ucad, revient sur les dernières mesures d'assouplissement de l'état d'urgence, les failles de la politique agricole, celle industrielle du pays, etc.
Après deux mois de pandémie et d’état d’urgence, le chef de l’Etat Macky Sall a décidé, en début de semaine, d’alléger les mesures de confinement pour une reprise de l’activité économique. Dans cette interview accordée à ‘’EnQuête’’, le professeur Moustapha Kassé, Doyen honoraire de la faculté des Sciences économiques de l’université Cheikh Anta Diop de Dakar (Ucad), revient sur cette décision, les failles de la politique agricole, celle industrielle du pays, etc.
L’économie sénégalaise, comme la plupart des économies du monde, subit de plein fouet les effets de la pandémie de Covid-19. Aujourd’hui, quelle analyse faites-vous de la situation nationale ?
J’avais estimé, dans une réflexion antérieure, après une analyse rapide du tableau de bord de l’économie sénégalaise, que cette pandémie allait affecter, à des degrés contrastés, tous les secteurs. Les activités des 400 000 petites et moyennes entreprises (PME)/petites et moyennes industries (PMI) principales créatrices de la richesse et de l’emploi, seront impactées comme le tourisme (hôtels et restauration, sociétés de voyage, etc.), les transports (aériens, routiers etc.) le commerce, les activités artistiques et culturelles et, dans une moindre mesure, les BTP, les assurances. Tout cela a bouleversé le cadre macroéconomique, avec un creusement des déficits surtout budgétaire et au bout une décroissance du produit intérieur brut (PIB). Les transferts de la diaspora et les exportations, de même que les revenus individuels devront baisser de façon drastique. Les évaluations sont en train d’être faites par les services de la statistique.
Aujourd’hui, pour la reprise des activités économiques, le chef de l’État a décidé d’alléger les mesures de confinement. Est-ce qu’il est prudent de faire passer l’économie avant la santé, en cette période de pic de la pandémie ?
Votre question comporte plusieurs volets. Commençons par reconnaitre que la pandémie est loin d’atteindre son pic. Dans ce cas, il n’est du tout pas prudent de déconfiner en ouvrant tous les espaces de forte concentration humaine où il est difficile de respecter la distanciation sociale et les autres éléments de barrière. Ensuite, aucune communication argumentée des experts, que ce soit des professionnels de la santé, sociologues, anthropologues et économistes, n’est venue conforter cette décision présidentielle. En conséquence, il se produit une rupture de confiance entre le gouvernement et les populations.
La double crise, celle financière de 2008 et celle sanitaire de 2019, a plongé la mondialisation dans un basculement qui amorce le déclin des Etats-Unis et de l’Europe, et impose la Chine comme principal pôle de puissance du XXIe siècle. Les États africains doivent exploiter cette nouvelle recomposition de l’ordre mondial et se battre avec détermination, sérieux et rigueur pour trouver leur place dans le nouveau concert des nations, en exploitant en toute indépendance. C’est-à-dire sortir des tutorats, des servitudes et des mimétismes infantilisants. Et exploiter le potentiel de partenariat ‘’gagnant-gagnant’’ en faveur de leur développement. Ne loupons pas l’essentiel.
Selon vous, quelle était la meilleure stratégie pour le déconfinement ?
Au regard de toutes les expériences qui se déroulent de par le monde, le déconfinement apparait comme une opération très complexe, qui appelle une analyse approfondie de la situation sanitaire. A savoir les courbes d’évolution de la pandémie après des dépistages à grande échelle, la disponibilité des infrastructures de santé et le matériel des barrières, notamment les masques, etc. Une analyse de la situation sociologique, c’est-à-dire les comportements humains envers les règles de barrière, voire même anthropologique et économique. Il s’agit des conséquences économiques et financières sur les secteurs et les acteurs du secteur privé.
Elle commande, au nom des simples principes de précaution, d’abord, une préparation minutieuse portée par une évaluation rigoureuse de tous les paramètres du déconfinement ; ensuite, une estimation des moyens matériels et financiers qu’exigent toutes les mesures barrières et, enfin, une communication sobre et pédagogique en direction des populations sur les risques pouvant découler de l’ouverture des espaces publics (écoles, marchés, lieux de culte et transport). Cette foultitude de problèmes oblige à une concertation très large impliquant les professionnels de la santé, les experts, les autorités religieuses, les syndicats et la société civile. Il faut savoir et déplorer que le président de la République, dans les monarchies républicaines, est souvent isolé, sa vision obstruée par les multiples chasseurs de prébendes.
Cette crise a mis à nu des plans de développement économique de la plupart des pays africains. Quelle lecture faites-vous à ce propos ?
Il y a longtemps que les pays africains ont complètement renoncé à la planification au profit d’une gestion libérale fondée sur la croyance dans les vertus autorégulatrices du marché qui est, aujourd’hui, morte avec la crise. Et la grande question économique du XXIe siècle sera de savoir jusqu'où l'État peut intervenir efficacement plutôt que de déterminer les conditions d'une libéralisation maximale.
La planification consiste à concevoir un futur désiré, ainsi que les moyens réels d’y parvenir. C’est un instrument de prise de décision par anticipation. Il s’agit, avant d’agir, de savoir ce qu’on va faire, et comment on va le faire. Les réussites de la Chine proviennent essentiellement de la planification : le Plan 2050, le Plan technologique et d’innovation 2025, etc. Ils suivent en cela les recommandations de Sun Tzu dans ‘’l’Art de la Guerre’’ (400-320 av. J.-C.). Cet auteur avait perçu la valeur de la planification : avec beaucoup de calculs, on peut vaincre. Avec peu, c’est impossible. Ceux qui ne font rien ont peu de chance de vaincre. Sénèque disait qu’il n’y a pas de vent favorable pour celui qui ne sait pas où il va. On peut rappeler cette autre citation de Gaston Berger : ‘’Préparer l’avenir, ce n’est pas y rêver. C’est choisir, dans le présent, ce qui est capable d’avenir.’’ J’ai, toute ma vie durant, plaidé pour une réhabilitation de la planification et l’impérative urgence de son utilisation en matière de décision dans un environnement d’incertitudes et de risques. Les oreilles néolibérales se bouchaient.
Le chef de l’État parle de redéfinition des priorités et d’autosuffisance alimentaire depuis le début de la crise. Mais on constate que depuis son arrivée au pouvoir, les programmes élaborés (Pracas, Prodac) n’ont pas porté leurs fruits. Pour vous, qu’est-ce qui explique cet échec ?
Cette crise doit nous permettre de repenser profondément toutes nos politiques sectorielles dans une dynamique d’offre productive en vue d’éradiquer l'extrême pauvreté et la faim, d’améliorer les infrastructures de la santé publique, d’assurer l'éducation pour tous et de protéger la soutenabilité environnementale. Au-delà des incantations, pour arriver à l’émergence, il faut un État fort, démocratique, actif et capable d’impulser et d’organiser la société, de créer des externalités positives au niveau des infrastructures de base (santé, école, routes, énergie, assainissement, etc.)
de guider et coordonner ces politiques sectorielles (industrielles, agricoles, des services, de la recherche et des innovations technologiques). D’encadrer les institutions de financement du développement, de promouvoir, appuyer et associer le secteur privé, de défendre un patriotisme économique clairvoyant et, enfin, de mettre en œuvre une politique sociale qui, au-delà de la justice sociale et de l’égalité des chances, se fixe de combattre le triple fléau du chômage, de la pauvreté et de la précarité.
La priorité doit être accordée à la politique agricole permettant l’instauration d’une agriculture performante et intensive, et le développement de la société rurale avec un paysannat de type nouveau qui possède et contrôle son espace, s’organise sur une base autonome, cherche à peser sur l’échiquier politique et dispose de techniques culturales, de matériels biologiques, de facteurs modernes de production.
Je demeure convaincu que les profondes et croissantes séquelles de la crise, qu'il s'agisse de la croissance, du chômage, des multiples précarités et de l’endettement, ne peuvent être durablement résorbées sans une relance économique forte menée par l’État dans un processus rigoureusement planifié, impliquant les transformations structurelles. Plus d’un demi-siècle de politiques économiques et autant d'échecs avec ses désastreuses conséquences sociales : croissance atone, inégalités grandissantes, chômage, pauvreté et précarité. Comment les responsables politiques peuvent-ils se tromper à ce point et s’entêter à maintenir un modèle amoché ? La crise intime que rien ne soit plus comme avant.
L’industrialisation du pays reste aussi un défi à relever. Là aussi, on constate que l’Etat peine à trouver la bonne formule. Est-ce que le Sénégal peut s’appuyer sur son industrie pour assurer son émergence économique ?
J’ai publié un ouvrage intitulé ‘’L’industrialisation africaine est possible. Quel modèle pour le Sénégal ?’’. Au-delà des développements techniques, il ressort deux messages forts : ‘’Sans industrialisation, pas d’avenir. Protéger les capacités de production sur le sol national.’’ Au lendemain de son indépendance, en 1960, le Sénégal comptait parmi les pays les mieux dotés en infrastructures industrielles, dans toute l’Afrique occidentale française (AOF). Son niveau sur beaucoup de points était comparable aux pays asiatiques de l’époque, comme la Corée et la Malaisie.
Ce système industriel était construit par un État volontariste et développeur conduit par Mamadou Dia. Il a été systématiquement démantelé par les programmes successifs d’ajustement structurel des années 80. Je cite le cas scandaleux du démantèlement de la filière textile qui était constituée de 7 unités industrielles avec un effectif de 2 000 à 3 000 employés. Aujourd’hui, elle utilise au maximum 300 personnes, soit une perte de l’ordre de 2 500 emplois industriels de haute valeur technologique. Cette perte d’emploi représente une masse salariale de 4,5 milliards de F CFA/an, des cotisations sociales de 1,15 milliard de F CFA/an qui faisaient vivre environ 25 000 personnes. Et si la tendance n’est pas inversée, la totalité du bassin d’emploi de la filière textile qui est estimée à 30 000, risque d’être perdue. Le manque à gagner du Trésor public, du fait de la sous-facturation des produits textiles importés, est estimé à 7,7 milliards de F CFA/an. C’est de la sorte que les mécanos du néolibéralisme ont complètement éteint le début d’industrialisation, au moment même où l’extension du système éducatif et la démographie galopante augmentaient à rythme effréné les demandes d’emploi.
Je voudrais souligner au moins 2 choix stratégiques majeurs d’une industrialisation propre, citoyenne, pilier d’une croissance économique durable et aux bénéfices équitablement répartis. D’abord, la transformation/valorisation des ressources à fort potentiel (agricoles). Ensuite, la satisfaction à la fois des besoins en biens essentiels des populations, y compris les plus pauvres (alimentation, habillement, médicaments, matériaux de construction et logements, outils et équipements agricoles, maintenance des matériels) ; les besoins en exportations de produits de qualité et compétitifs vers des marchés extérieurs solvables et en croissance (AGOA…) ; l’intégration dans les chaînes de valeur régionales africaines ou internationales (délocalisation, sous-traitance/outsourcing) ; la prise de sa place sur des créneaux nouveaux, liés en particulier aux nouvelles technologies, aux industries culturelles, tourisme, artisanat où le label ‘’Sénégal ou Afrique’’ a un avantage compétitif.
Le problème lancinant du financement dans cette situation de récession appelle, entre autres, la mobilisation de la Banque centrale des Etats de l’Afrique de l’Ouest (BCEAO) à la laquelle les banques se refinancent (comme prêteur en dernier ressort) pour, d’une part, abaisser son taux directeur pour infléchir les taux d’intérêt afin de faciliter le financement de la relance des économies et, d’autre part, acheter les titres de dette et les conserver dans son portefeuille sans préjudice majeur pour son fonctionnement.