SE SOUVENIR DE THANDIKA MKANDAWIRE
Entretien pour la revue Roape avec le directeur de l'IDEA, Adebayo Olukoshi, sur la contribution de l’économiste malawite et ancien directeur du CODESRIA décédé en mars dernier, à la pensée sur le développement en Afrique et au-delà
Rama Salla Dieng a interviewé pour ROAPE, Adebayo Olukoshi sur la vie et l'œuvre de l’économiste Thandika Mkandawire. Une plongée dans la contribution du malawite décédé en mars dernier, à façonner la pensée sur le développement en Afrique et au-delà. SenePlus reproduit l'intégralité de l'entretien publié en anglais sur roape.net en version française.
Le 9 avril 2020, j'ai eu le privilège d'interroger le professeur Adebayo Olukoshi, directeur Afrique et Asie occidentale de l'Institut international pour la démocratie et l'assistance électorale (IDEA International) à propos de Thandika Mkandawire. L'entrevue a également été l’occasion de retrouver un ancien patron à moi, car j'ai travaillé avec le professeur Olukoshi lorsqu'il était directeur de l' IDEP (Institut africain de développement économique et de planification) et il a contribué à mon développement intellectuel entre 2010 et 2015.
Rama Salla Dieng : Comment, quand et où avez-vous rencontré Thandika Mkandawire pour la première fois ?
Adebayo Olukoshi : En 1983, le CODESRIA (le Conseil pour le développement de la recherche en sciences sociales en Afrique) organisait une conférence sur la crise économique que connaissent alors les pays africains à l'Université Ahmadu Bello de Zaria, au Nigéria. C'était la première fois que j'entendais parler de Thandika Mkandawire. Cadman Atta Mills qui dirigeait la délégation du CODESRIA, avait mentionné son nom lors des débats. Le CODESRIA était l'un des principaux instituts de recherche en sciences sociales du continent et, inévitablement, j’ai pris contact avec eux. La conférence était une réflexion sur la nature structurelle de la crise économique dans les pays africains suite aux mesures d'austérité recommandées par les institutions financières internationales (IFI), et comment ces Etats pourraient diversifier leurs économies. Les questions qui se posaient alors étaient de savoir si la crise était un accroc temporaire dû à l'assaut néolibéral ou une crise à long terme.
Après mon doctorat à Leeds et mon retour au Nigéria, j'ai été invité à faire partie d'un réseau mis en place par le CODESRIA, d'abord sur un projet concernant les mouvements sociaux en Afrique coordonné par Mahmood Mamdani, Ernest Wamba Dia Wamba et Jacques Depelchin. Plus tard, le CODESRIA a organisé une conférence panafricaine au Novotel de Dakar sur l'ajustement structurel en Afrique. Selon moi, la présentation de Thandika Mkandawire sur les politiques d'ajustement structurel (PAS) en Afrique et leur rôle dans l'agenda néolibéral plus globalement, contenaient deux idées frappantes. Premièrement, son introduction était éclairante et pas simplement protocolaire, comme c’est le cas pour de telles présentations, en particulier au Nigéria. Thandika a fait des commentaires très substantiels dans ses mots d’ouverture à propos des raisons pour lesquelles nous devions mobiliser la pensée africaine sur la question des PAS et comment nous pourrions interroger les trajectoires actuelles et influencer les futures orientations politiques. Il a été au cœur du sujet. Deuxièmement, bien qu'étant alors le Secrétaire exécutif du CODESRIA, il est resté avec tous les participants invités tout au long de la conférence et a présenté son propre document [Thandika était Secrétaire exécutif de 1985 à 1996]. Il a souligné que la réflexion sur les PAS était une bataille de politique et de pouvoir. Par conséquent, c'était stimulant et inspirant qu'il nous ait demandé des commentaires après sa présentation. J'ai fait une présentation à cette conférence après celle de Thandika.
De retour à Lagos, j'ai reçu un appel téléphonique de lui me demandant de mettre en place un comité interne d'examen par les pairs afin d'aider à publier les documents de la conférence. Cela deviendra plus tard notre livre édité sur La politique de l'ajustement structurel en Afrique : entre libéralisation et oppression, publié en 1995 par le CODESRIA. Ce fut le début de notre association intellectuelle et de notre amitié.
Comment décririez-vous Thandika en tant que personne ?
Thandika était polyvalent, pluridisciplinaire et avait une large connaissance de divers sujets. Il n'y avait pratiquement pas de sujet, académique ou non, sur lequel Thandika n'avait aucune idée à offrir. Il a beaucoup lu sur des thématiques variées dans différentes parties du monde. Il avait la capacité de glaner des informations de différentes sources et d'apporter une perspective interprétative et analytique unique sur les questions relatives au développement économique dans le monde.
Thandika était à la fois, un érudit sérieux et un compagnon sociable. Une anecdote disait au CODESRIA qu’il fallait prévoir une parade pour s’échapper au cas où vous envisagiez de passer la soirée avec Thandika parce qu'il était si engageant.
Il a abordé un large éventail de sujets, notamment la musique (de Kora à Youssou Ndour ou Baaba Maal), l'histoire, l'agriculture et les arts. Je me souviens être allé me coucher à 5 ou 6 heures du matin après avoir dîné avec lui alors que j'avais une présentation à faire quelques heures plus tard. Au CODESRIA, nous nous sommes toujours demandé comment il pouvait gérer toutes ses responsabilités et être toujours à l'heure.
Selon vous, quelles sont les trois contributions intellectuelles les plus importantes de Thandika à la réflexion sur le développement en Afrique et sur l'Afrique ?
Premièrement, Thandika était d'avis qu'un regard multidisciplinaire était nécessaire pour comprendre la trajectoire de développement du continent africain. Pour autant, il nous a également indiqué que nous devions être forts dans notre propre discipline et la maîtriser à fond avant d’élargir notre domaine de compétence. La multidisciplinarité n'était pas un raccourci pour éviter la rigueur dans l'analyse, mais impliquait de tirer des enseignements afin de confronter les interprétations étroites des réalités africaines.
Deuxièmement, Thandika insistait sur le fait que les intellectuels africains ne devaient laisser à personne la théorisation du développement du continent. C'était quelque chose qu'il n'était tout simplement pas prêt à accepter. Il a par ailleurs toujours insisté sur le fait d’investir le champ de la théorie sans être dogmatique afin de pouvoir apporter des perspectives uniques au développement du continent africain. Cela devait être fait sans stigmatiser et dénigrer le continent. Cela se reflète dans le néo-patrimonialisme, la corruption ou la crise de la littérature sur le développement à laquelle il s'est opposé. Cela nous a ouvert les yeux. En outre, il a recommandé d’aller au-delà de la simple observation superficielle des événements sociaux et économiques, en essayant de comprendre la logique des facteurs en jeu.
Troisièmement, il a toujours souligné l'importance d'historiciser le développement et il a toujours essayé d'analyser les phénomènes de développement dans une perspective historique. Ce qu'il a fait dans son propre travail. Par exemple, la Banque mondiale et le FMI ont décrit les années 1960 et 1970 comme les décennies perdues pour le développement en Afrique, selon la pensée dominante. Thandika a montré chiffres à l’appui, que la période d'ajustement structurel était en réalité une décennie perdue pour l'Afrique, un détour du processus de développement. Juste après les indépendances, la plupart des États africains s'en sortaient très bien car les dirigeants, malgré leurs idéologies, étaient investis dans la théorie et la pratique vers le développement. Hélas, avec les politiques d’ajustement structurel, la plupart d'entre eux ont abdiqué au profit des expérimentations des institutions de Bretton Woods qu'ils ont ensuite contestées. C'était son postulat de départ à propos du débat sur l'état développementaliste. Il n'a jamais cédé à l'idée d'une impossibilité de développement pour les États africains. Par conséquent, cela n'a jamais vraiment été une question de faisabilité ni de la fausse dichotomie entre les nations en développement et ceux démocratiques (comme c'était le cas dans la plupart des États du Sud-Est asiatique). L'autoritarisme n'a jamais été une voie viable et, en fait, l'Afrique a été «condamnée à la démocratie, dans tous les sens», disait-il.
Dans quelle mesure pensez-vous que sa pensée a influencé la politique de développement en Afrique ?
Thandika a influencé directement et indirectement l'orientation de la politique économique sur le continent. Dans le premier cas, il a été personnellement invité à participer à de nombreuses séances de réflexion politique, par exemple par Thabo Mbeki en Afrique du Sud, Meles Zenawi en Éthiopie. Et indirectement, il avait une énorme audience intellectuelle, et beaucoup de ces dirigeants convaincus par sa pensée théorique ont essayé de l'appliquer tout en concevant des politiques gouvernementales clés dans toute l'Afrique.
Après environ 16 ans au CODESRIA, il a rejoint l'Institut de recherche des Nations Unies pour le développement social (UNRISD) et a révolutionné son programme de recherche sur les politiques. Il a replacé le social au centre de l'élaboration des politiques (en particulier à travers la planification du développement), en s'inspirant des perspectives comparatives de nombreuses régions du monde, y compris les exemples salutaires des pays scandinaves. Tirant les leçons des nombreuses crises économiques et financières, notamment en Amérique du Sud en 1978-1979, en Asie de l'Est dans les années 90 et de la grande récession, il en est arrivé au fait que disposer d’une politique sociale saine n'était pas incompatible avec de bonnes performances économiques. Au contraire, cela y contribue, faisait-il remarquer.
Y a-t-il une leçon particulière que vous avez apprise de Thandika ?
«Quoi que vous fassiez, faites-le avec énergie, engagement et conviction.» Thandika n'a jamais semblé rebutant. Bien qu'il travaillait dur, il n'était jamais trop sérieux, il était très accessible, donnait son temps aux gens et était toujours souriant. Il n'a jamais détourné les gens de leurs idées. Il rendait tout ce qu’il avait à faire si simple qu’on pourrait croire qu'il évoluait dans une atmosphère de pur plaisir !
En tant que Secrétaire exécutif du CODESRIA, il a bâti une formidable réputation pour l'institut sans jamais donner l'impression d'être dépassé à aucun moment. J'ai eu la chance d'être le secrétaire exécutif après lui, et je lui ai demandé comment il s'en sortait, car le travail semblait impliquer une gestion de crise quotidienne. Il a dit : «Oui, oui, cela vient avec le travail. Quand j'ai demandé : «Comment avez-vous réussi à garder une attitude aussi calme, amicale et avenante tout au long de votre mandat ? Personne n'aurait pu supposer que vous faisiez face à tant de défis. Il a répondu : «Vous devez également comprendre qu'en tant que Secrétaire exécutif, vous êtes appelé à faire preuve de leadership et cela nécessite une maîtrise des défis de manière à encourager les gens plutôt qu’à les décourager. Thandika était un vrai leader.
Quel est votre souvenir préféré de Thandika ?
J'ai tellement de souvenirs de lui dans différents contextes. J’ai des souvenirs de lui en tant que chercheur au Danemark lorsque j'étais au Nordic Africa Institute (NAI) à Uppsala. J'ai aussi un souvenir précis d'un dîner que nous avons eu ensemble à Dakar au début de ma collaboration avec lui au CODESRIA. Nous travaillions alors à l'édition du livre Entre libéralisation et oppression : la politique de l'ajustement structurel en Afrique. Il était très détendu et j'ai découvert une autre facette de l'homme. Il s’était levé en plein et se mit à danser sur sa chanson préférée. J’en étais devenu très timide car je n'aurais pas pu imaginer ce côté-là de lui.
Que ce soit pendant son séjour à LSE ou à l'Université du Cap (Nelson Mandela School of Public Governance), je ne l'ai jamais vu tétaniser par un défi au cours de sa vie.
Comment Thandika a-t-il affecté votre vie ?
La rencontre avec Thandika à l'époque, m'a permis de développer de la confiance en moi. J'ai eu la chance de sortir de l'école d'économie politique radicale Zaria comprenant Tunde Zack-Williams, Yusuf Bangura, feu Yusuf Bala Usman, de jeunes universitaires comme feu Abdul Raufu Mustapha, Jibrin Ibrahim. Cela m'a donné une solide base car cette pensée radicale était comparable à bien des égards à celle de l’école de Dar es Salaam. J'ai également eu le privilège de faire mon doctorat à Leeds qui était la maison de ROAPE. Là, j'ai rencontré Lionel Cliffe, Ray Bush qui était l'un de ses mentors et amis, Morris Szeftel, puis à la Leeds School of Economic and Social Affairs, et au CODESRIA j'ai rencontré Thandika, Archie Mafeje, Shahida Elbaz, Mahmood Mamdani, Issa Shivji, etc. que nous appelions "Grandies du CODESRIA".
De plus, j'ai eu non seulement le privilège d'être co-éditeur avec lui, mais aussi de suivre ses traces au CODESRIA pour maintenir cette institution comme une étoile brillante de la recherche en sciences sociales ; Tout au long du processus, j'ai beaucoup appris de lui. Apprendre à ne pas être doctrinaire, à bien argumenter, à écouter les autres et à s’intéresser à leurs parcours en termes d'influences théoriques.
Lorsque je suis devenu secrétaire exécutif du CODESRIA, Thandika a fait tout son possible pour passer quelques jours avec moi à Dakar afin de se remémorer le parcours de l’institut, son histoire. Vous ne pourriez pas avoir un meilleur mentorat que cela. J'ai été intellectuellement plus sûr de moi après cela, car j'ai profité de sa sagesse et je suis resté en contact avec lui. Il n'a jamais hésité à me donner son avis. Nous sommes tellement plus pauvres maintenant qu'il nous a quittés. Il a assumé ses responsabilités de façon exemplaire. Il était un bâtisseur d'institutions.
Comment honorer sa mémoire ?
Nous devons nous assurer que cette tradition d'érudition critique et engagée que Thandika a représentée tout au long de sa vie reste vivante dans le travail que nous faisons et nous en avons besoin plus que jamais. Certains défis rencontrés dans différents contextes nécessitent une nouvelle génération de chercheurs capables de les relever, en empruntant de sa confiance, ses connaissances, son éthique du travail, son sens de la diligence et son objectif. Sa génération qui a construit le CODESRIA, a compris quelle était sa mission. A présent, votre génération a besoin de découvrir la vôtre et de l'accomplir. Nous devons tous nous demander ce que le CODESRIA devrait signifier pour nous tous aujourd'hui ? Quel type d'organisation et de renforcement institutionnel voulons-nous ? Le CODESRIA doit être préservé, ainsi que tous les écrits de Thandika. Le CODESRIA a de façon exhaustive, compilé sa bibliographie et examine également ses contributions qui ne sont pas dans le domaine public. Je sais qu'il y a beaucoup de savants dans ma génération, dont Jimi Adesina et d'autres, qui travaillent à une pérennisation de son travail. Il a laissé un immense héritage intellectuel à préserver.
Merci beaucoup Professeur, d'avoir pris le temps pour cette conversation avec moi et les inconditionnels de ROAPE. Nous vous sommes reconnaissants.
Voir la vidéo de la conférence inaugurale de Thandika Mkandawire, « Courir pendant que les autres marchent : le défi du développement de l'Afrique » et la lire ici.
Rama Salla Dieng est écrivaine, universitaire et activiste sénégalaise, actuellement maîtresse de conférence au Centre d'études africaines de l'Université d'Édimbourg. Elle est l'éditrice de la série Talking Back sur roape.net et membre du groupe de travail éditorial de ROAPE.
Adebayo Olukoshi est ancien directeur de l'Institut africain des Nations Unies pour le développement économique et la planification (IDEP) et présentement directeur du bureau Afrique et Asie occidentale de l'Institut international pour la démocratie et l'assistance électorale. Il est également membre du conseil consultatif international de ROAPE.
Cette interview a été traduite par Cheik Farid Akele de SenePlus.