LA GRANDE DÉSILLUSION
L'orientation des bacheliers vers les universités privées qui paraissait à l’origine, un remède contre le surpeuplement, s’est vite transformée en une patate si chaude qu’elle brûle les mains du gouvernement surendetté
Treize milliards de problèmes ! Chaque année, presque depuis 2012 (début de l’orientation des bacheliers dans les établissements privés), un malaise profond décime ces milliers d’apprenants que le gouvernement ‘’jette’’ dans les établissements privés d’enseignement supérieur, faute de place dans les universités publiques. Telle est leur malchance. Et ils le paient cash. ‘’Depuis le 15 octobre, on est exclu de nos écoles comme des malpropres. Et ce n’est pas la première fois. Le 10 février 2017, nous avions vécu la même chose. Cela est devenu récurrent. Nous ne dormons plus correctement, parce que nous ne savons quand est-ce que nous allons sortir de cette situation cauchemardesque’’, lance Zaccaria Niasse, désarçonné.
Depuis lors, le bonhomme ne sait plus à quel saint se vouer. Dans sa situation, se trouvent des milliers et des milliers d’étudiants, tous dans la rue depuis le 15 octobre. La tristesse et la mélancolie, ils les vivent jusque dans leur chair. Zaccaria : ‘’Je puis vous assurer que nous vivons en permanence dans la honte. Nous sommes des enfants de ce pays, mais personne ne semble se soucier de notre sort. C’est comme si nous étions des moins que rien, alors que ce que nous vivons est extrêmement difficile.’’
Les mots sont poignants. Le ton pathétique. Les étudiants orientés dans le privé semblent ainsi de plus en plus désespérés. Frustration, injustice, discrimination… emplissent de plus en plus leur cœur et reviennent dans leurs discours. Leur porte-parole souligne : ‘’Tout le monde sait que nous sommes lésés par rapport à nos camarades qui sont orientés dans le public. Il y a une ségrégation dans la manière de nous traiter. Nous sommes vraiment les laissés pour compte du système. Pas de bourses, pas d’hébergements, pas de restauration… rien. Et pour couronner le tout, on veut nous priver de notre droit le plus absolu à une éducation de qualité.’’
D’après l’étudiant, ses camarades et lui vivent dans une grande précarité et souhaitent de tout cœur en être extirpés dans les plus brefs délais. Il décrit leur mal : ‘’Vous verrez, parmi nous, des étudiants qui ont eu leur Bac en 2016 et qui sont toujours en Licence 1. Certains, parce qu’ils ont été orientés tardivement au mois de mai, d’autres pour des raisons de retard dans le déroulement des cours, à cause d’un manque de professeurs ou de défaut de paiement des enseignants.’’
‘’C’est comme sous la colonisation : les indigènes d’une part, les citoyens de l’autre’’
Mais, au-delà de ces difficultés, le plus pénible, pour ces étudiants, c’est cette situation de marginalisation qu’ils subissent en permanence dans leurs écoles. ‘’Avec nos camarades qui paient, on fait nos cours ensemble, mais c’est comme sous la colonisation avec, d’une part, les citoyens, d’autre part, les indigènes. Le sentiment de complexe d’infériorité existe bel et bien chez certains de nos camarades. C’est donc inadmissible qu’on nous fasse endurer, en sus de tout cela, le poids d’une exclusion’’.
Même son de cloche chez Aliou Baldé, orienté depuis 2016 à l’Ecole supérieur de bâtiment et des travaux publics (Esebat). Maintenant en 2e année, il raconte son calvaire quotidien : ‘’C’est une situation très cauchemardesque. Nous sommes vraiment fâchés contre notre Etat incapable de prendre en compte nos préoccupations les plus élémentaires. Nous avons mal d’être tout le temps stigmatisés comme ça. Certains d’entre nous peinent même à terminer leur première année depuis 2016, alors que l’Etat verse des milliards. Nous n’arrivons pas à achever nos quantums horaires, alors qu’on a des examens d’Etat à passer… Il faut que ça cesse.’’
Pendant que les étudiants des universités Cheikh Anta Diop, Gaston Berger et autres établissements publics se battent pour des histoires de bourse, ici, dans les écoles privées, le souci premier est : comment terminer l’année dans la quiétude. Monsieur Baldé : ‘’Nous demandons juste à être mis dans des conditions optimales pour étudier en toute sérénité et aller en classe supérieure. L’année dernière, certains sont aussi restés trois mois sans faire cours. C’est vraiment injuste. Les autres font leurs cours normalement dans le public. Nous, on nous jette dans ces établissements dans le plus grand dénuement.’’
Mohamed Diallo, lui, met l’accent sur la grande inquiétude des familles qui voient leurs enfants se morfondre dans la plus grande tristesse. ‘’C’est une situation catastrophique, désastreuse, insiste-t-il. Certains ont quitté leurs villages ou quartiers lointains. On les a orientés à Dakar où la vie est très dure. Au lieu de les mettre dans de bonnes conditions, on les met dans ces situations insupportables’’.
Zaccaria en est une parfaite illustration. Originaire de Tambacounda, ayant eu son Bac à Ziguinchor, il rencontre toutes sortes de difficultés, selon son propre témoignage. Tout ce dont il a hâte, c’est d’en finir avec sa formation et de franchir d’autres étapes de sa vie. ‘’Je paie mon loyer. Je paie tous les jours mon transport, parce que je suis logé à Fann-Hock, alors que mon école se trouve aux Parcelles-Assainies. J’ai donc intérêt à terminer mon cursus le plus tôt possible’’. Apparemment, il va devoir prendre son mal en patience.
Mohamed, pour sa part, a perdu toute patience. Il donne ses raisons : ‘’Nous sommes l’espoir de nos familles : nos parents, nos frères, même nos voisins. On en a ras-le-bol de cette situation. Le gouvernement ne nous héberge pas, on fait avec. On n’a pas de restaurants, on fait avec. Certains d’entre nous se retrouvent ainsi de 8 h à 19 h sans manger, mais ce n’est pas grave ; on se dit que le jour où l’on réussira, on oubliera tout ça. Nous sommes également lésés dans l’octroi des bourses. Mais tout ça, on l’a supporté. Maintenant, on veut nous priver de nos études, c’est trop. C’est un désastre, dans un pays comme le Sénégal où l’éducation est essentielle pour son développement.’’
Mais le malheur ne s’arrête pas là, si l’on en croit le Rufisquois. Il transcende les potaches et affecte même les parents de plus en plus anxieux, selon lui. ‘’Nos parents sont inquiets en voyant leurs fils, chaque jour, rester à la maison à ne rien faire ; alors qu’ils devraient être à l’école. Nous avons réussi tous nos cursus, notre avenir est menacé. Nous appelons à l’aide toutes les sensibilités de ce pays’’. Très remontés, ils n’excluent pas d’utiliser d’autres moyens pour se faire entendre.
Une dette de 13 milliards : le courroux des établissements privés
Cette situation infernale indispose, au-delà des étudiants et de leurs parents, l’Etat et les établissements privés. Au gouvernement, il est reproché de trainer une dette de 13 milliards de francs Cfa au titre des années académiques 2016-2017 et 2017-2018. Au titre du premier exercice, renseigne le porte-parole du Cadre unitaire des établissements privés d’enseignement supérieur, Daour Diop, l’Etat reste leur devoir la somme de 2,500 milliards de francs Cfa. Pour ce qui est du deuxième, c’est environ 11 milliards que doit verser le gouvernement, pour le compte des écoles.
En effet, dernièrement, suite à de rudes négociations, le ministère de l’Economie, des Finances et du Plan a fini par débloquer 3 milliards de francs Cfa sur les 16 milliards de la dette. Mais cela semble insuffisant pour calmer les ardeurs des propriétaires d’école. En effet, malgré cet effort, les étudiants ont été exclus jusqu’à nouvel ordre. Et ce n’est pas demain la veille, si l’on se fie aux déclarations de Daour : ‘’Nous jugeons ces trois milliards dérisoires par rapport à ce qu’on nous doit. Compte tenu de la situation actuelle, nous avons pris la décision de suspendre les cours pour ces étudiants jusqu’à la satisfaction complète de nos doléances.’’
Ainsi, c’est entre 30 000 et 40 000 étudiants qui se retrouvent dans la rue, si l’on en croit M. Diop ; 40 000, précisent les étudiants.
Une situation qui ne date pas d’aujourd’hui. Depuis deux, voire trois ans, elle ne semble guère s’améliorer. ‘’Nous demandons que l’Etat respecte les termes de notre accord. Celui-ci a prévu que le gouvernement doit payer 50 % des frais de scolarisation avant le démarrage, 25 % à la fin du premier semestre. Le reliquat à la remise du rapport de fin de formation’’, explique le représentant des établissements. Ce qui n’est pas du tout respecté, selon ses dires. Mais le plus grave, peste-t-il, c’est que depuis qu’ils ont tiré la sonnette d’alarme, l’Etat reste sourd. ‘’Aucune autorité ne s’est rapprochée de nous pour discuter. Nous, nous campons sur notre position’’.
Compte tenu de tous ces impairs, ce sont les nouveaux bacheliers de cette année et les universités publiques qui risquent d’en pâtir. Si les premiers ne savent pas s’ils seront orientés, les universités, elles, craignent d’être submergées. En effet, pour l’année académique en cours, aucun nouveau bachelier n’a encore été orienté dans les établissements privés. Pour Daour Diop, c’est une sage décision, pour ne pas exacerber les problèmes.
La guerre des ministères : facteur bloquant
Pour faire face à cette situation, il va falloir débloquer des sommes d’argent non-négligeables. Pourvu donc que les relations entre le ministère de l’Economie, des Finances et du Plan et celui de l’Enseignement supérieur soient au beau fixe. Ce qui, à un moment donné, a été mis à rude épreuve. Entre le financier Amadou Ba et l’universitaire Mary Teuw Niane, ça n’a pas toujours été le parfait amour. C’est du moins la conviction de certains observateurs de la scène politique. Ce qui est sûr, c’est que sur cette question précise de la dette due aux établissements privés, Amadou Ba n’avait pas manqué, en juin dernier, de se défausser sur son collègue. Attaqué de toutes parts de ne pas avoir de l’argent pour payer ses dettes aux établissements privés, il disait, lors d’un point de presse : ‘’Toutes les sommes inscrites dans le budget ont été engagées par la Direction générale du budget et effectivement payées par le Trésor. Cela veut dire, en clair, que l'autorisation parlementaire que l'on avait a été totalement exécutée."
Autrement dit, pouvait-on apprécier, s’il y a des difficultés de paiement, il fallait surtout regarder du côté de l’Enseignement supérieur qui avait dépassé l’autorisation parlementaire. Le ministre des Finances s’est même voulu on ne peut plus clair. "Donc, affirmait-il, les 5 milliards qui ont été inscrits dans le budget ont été payés. Malheureusement, on a inscrit beaucoup plus d'étudiants et aujourd'hui, on est à plus de 16 milliards qu'il faut justifier. Mais, dans tous les cas, nous procéderons au payement". Aussi, soulignait Amadou Bâ, un compte rendu de la rencontre entre le ministre de l'Enseignement supérieur et les écoles privées leur a été fait. ‘’Les instructions du président de la République vont être mises en œuvre. Avec le ministère de l’Enseignement supérieur, nous nous retrouvons dès ce lundi pour essayer de trouver une solution à cette question douloureuse’’, promettait-il.
Une solution qui tarde toujours à se matérialiser. Autre point de discorde entre les deux membres du gouvernement : c’est la Lettre de politique sectorielle. C’était quelques semaines plus tard, en juillet. Mary Teuw Niane faisait feu de tout bois contre une autre pilule à lui administrée par Amadou Ba. Il saisit l’occasion de la cérémonie de présentation de la Lettre de politique sectorielle du secteur de l’éducation et de la formation pour se défouler sur son collègue. ‘’’Il apparaît incompréhensible que la Lettre de politique générale sectorielle qui nous est soumise planifie une réduction de 46,36 % de la part de l’Enseignement supérieur, de la Recherche et de l’Innovation dans la répartition intra-sectorielle des dépenses de fonctionnement du secteur de l’éducation et de la formation’’.
Pour lui, ce n’était ni plus ni moins qu’un recul ‘’à des décennies en arrière, à l’époque où le Sénégal n’avait aucune prétention à l’émergence économique’’. ‘’Le Sénégal a maintenant une ambition, ajoutait-il : le Pse dont l’axe 2 est constitué du capital humain dans la construction duquel l’enseignement supérieur joue un rôle primordial. Nous ne pouvons pas baisser les bras, au moment où nous commençons à récolter les fruits des investissements substantiels consentis par le président de la Républiques dans le sous-secteur’’.
En attendant que le président daigne se saisir de la question, c’est environ 40 000 étudiants qui continuent de souffrir le martyre.