« LE BFEM EST L’EXAMEN LE PLUS MAL ORGANISE DU SÉNÉGAL ! »
Entretien avec le syndicaliste-enseignant du Saems, Tamsir Bakhoum

A l’en croire, «des présidents de jury ont fait gonfler des notes pour avoir une dizaine d’admis d’office et une vingtaine d’admissibles»
Contrairement aux résultats du baccalauréat qualifiés de « catastrophiques » ou, en tout cas, de « pas fameux » avec un taux final de réussite de 36 %, ceux du Bfem (Brevet de fin d’études moyennes) sont particulièrement généreux avec des taux de 100 % de réussite dans certains centres, et de 80 % au pire des cas. Une incohérence selon Tamsir Bakhoum du Saems qui accuse des présidents de jury d’avoir procédé à un gonflement des notes lors des premières délibérations et à des repêchages jusqu’à 7 /20. Dans l’entretien qui suit, il précise ses accusations, fait une analyse du Bfem et alerte par rapport à ce qu’il qualifie de « mascarade » pour une réorganisation et une réorientation de l’examen du Bfem dans les prochaines années.
Le Témoin : Dans un post publié sur le réseau social Facebook, vous avez parlé de la « désacralisation » de l’examen du Bfem au Sénégal. Pourquoi ?
Tamsir Bakhoum : Depuis deux à trois ans, l’organisation du Bfem a été confiée aux inspections départementales de l’Education et de la Formation (Ief). Et donc, elle ne dépend plus des Inspections d’académie (IA). Ce qui fait que les collègues qui jadis étaient convoqués d’un département à un autre, se voient aujourd’hui convoqués dans un même département. Encore que cela concerne certaines inspections départementales où ils pensent qu’ils peuvent toujours garder l’excellence. Mais dans d’autres départements, ils convoquent les collègues dans la même commune. Ce qui fait que ces collègues corrigent pour leurs propres élèves. Avant la correction, les enseignants de l’élémentaire, qui sont convoqués pour la surveillance, surveillent leurs propres élèves qu’ils avaient en primaire. Par conséquent, la surveillance ne se fait pas de façon stricte. On ne surveille que pour surveiller. On ne surveille pas les élèves pour les empêcher de tricher, mais beaucoup de surveillants sont là pour rendre un mauvais service aux élèves.
A l’image du médecin, l’enseignant n’a-t-il pas prêté serment et juré de ne jamais tricher l’exercice de sa fonction ?
Dans le système, il y a certes des enseignants qui mettent toujours en avant le sens de l’éthique et la déontologie. Mais aujourd’hui, une grande majorité des enseignants enfreint la loi. Quand on vient dans un centre d’examen et que l’on fait son travail correctement, demain on sera la risée des populations. On va dire dans le village que tel professeur est méchant. Dans les délibérations aussi, si un professeur s’oppose en voulant appliquer ce qui est dit dans les textes, ceux qui sont dans les jurys vont sortir aussi pour le mettre en mal avec la population. Je pense que cela n’entre pas dans le sens d’aider nos enfants. De notre temps, quand on passait le Bfem, on faisait de notre mieux pour avoir la moyenne demandée permettant de réussir à l’examen. A l’époque, il fallait avoir une moyenne de 12/20 pour passer en seconde. Et pour réussir, il fallait avoir une moyenne de 10/20. Aujourd’hui, si l’élève a une moyenne annuelle de 10/20 sans le Bfem, il va en seconde. Et s’il a le Bfem avec une moyenne de 09 ou 9,5/20, il accède en seconde.
N’est-ce pas une façon d’encourager la médiocrité chez les apprenants ?
Bien sûr que oui. Nous savons que ces élèves sont en sixième sans le niveau. Ce sont ces mêmes élèves qui, en classe de troisième, ont une moyenne de 08 ou 9/20. L’année suivante qu’est ce qui se passe ? 50% de ces élèves reprennent la troisième et disent qu’ils cherchent la moyenne. C’est la raison pour laquelle quand vous allez dans les collèges, dans les classes de troisième, une bonne tranche des élèves te dit que j’ai le Bfem en poche mais je cherche la moyenne. Ce sont là, les conséquences de la façon dont le Bfem a été attribué.
Qu’est ce qui, selon vous, motive cette façon d’organiser l’examen du Bfem ?
Ce qui motive cela, c’est la concurrence entre les inspections d’Académie et les inspections départementales de l’éducation et de la formation qui, au lieu de vouloir dire que nous nous misons sur la qualité, chacun veut dire que moi je suis passé premier, je peux avoir une promotion, demain le municipal sera à moi parce que je suis premier. Mais premier dans quel sens ? Dès lors que nous pensons que ces premiers-là, si on les envoie au lycée, plus de 40 % d’entre eux seront renvoyés entre la seconde et la première.
Pour pallier tous ces manquements, ne devrait-on pas aller vers la réorientation et la réorganisation de cet examen ?
Ah oui ! Cette question me donne d’ailleurs l’occasion de relever un cas sur le Bfem. Avec la lutte du Saems et du Snems en 2006, nous avions dit qu’on devait aller vers la réorganisation du Bfem dans un meilleur sens. C’est ce qui fait que les collègues ont été convoqués à des distances de 70 kilomètres. Mais en 2012, avec le changement du régime, nous avons constaté que, à travers le ministère de l’Education nationale, le régime en place a opté pour dire que c’est très coûteux et qu’on devrait plus envoyer des correcteurs à une distance de 70 kilomètres. Je pense que, comme le disait un président américain, quand on pense que l’éducation est chère, il faut ignorer l’ignorance. On ne peut pas vouloir une qualité du système éducatif sénégalais et ne pas y mettre les moyens. C’est la raison pour laquelle les collègues ne sont plus convoqués d’un département à un autre mais ils sont laissés à eux-mêmes dans le même centre. J’ai vu de mes propres yeux un centre où un professeur a corrigé pour ses propres élèves qu’il a eus en classe de troisième. Ses résultats étaient à plus de 80 % de réussite. Je le dis parce que je suis un responsable syndical. Nous n’avons pas le droit de nuire à l’éducation de nos enfants avec ces pratiques qui sont l’œuvre d’une minorité. Je pense que l’Etat doit revoir sa politique sur l’organisation du Bfem qui a toujours été un examen sérieux. Or, cet examen n’est plus sérieux. Ce qui se passe c’est qu’on voit des commissions où les secrétaires et correcteurs, présidents de jurys, où tout le monde est à la merci de l’Inspection départementale ou de l’Inspection d’académie. C’est la course au premier rang avec le concours des présidents de jurys et correcteurs. Et les professeurs qui font correctement leur travail, demain ils seront stigmatisés. L’année prochaine, ils ne vont pas être convoqués parce qu’ils ont fait correctement leur travail. L’examen du Bfem est en train d’être saboté par le pouvoir en place. Si on veut laisser les enfants des paysans entre les mains des enseignants qui ne pensent pas à l’avenir de ces derniers, les poussant à tricher, je pense que, demain, nous serons tous coupables de la situation dans laquelle se trouvera notre système éducatif
Et si on transposait la panoplie de mesures adoptées cette année pour sécuriser le baccalauréat, à l’examen du Bfem ?
L’examen du baccalauréat dépend du ministère de l’Enseignementsupérieur. La politique du ministère de l’Education nationale est sélective, on y prend des élèves pour en faire des pionniers tandis que les autres sont laissés à eux-mêmes. C’est ce qui se passe avec certains lycées où on voit des financements conséquences tandis que d’autres sont dans le dénuement. Je pense que pour l’enseignement supérieur, il faut saluer les mesures draconiennes qui ont été prises cette année. Même si, quelque part, il y a eu des failles qu’il faut corriger dans l’avenir. L’enseignement supérieur est un démembrement du secteur mais je ne pense pas qu’il aille dans le sens du ministère de l’Education nationale. C’est dans ce dernier ministère qu’il y a problème. Il faut oser le dire. En tant qu’acteurs du système, nous avons vu qu’il y a eu des failles dans les examens du Bfem. Il y a de la triche dans l’organisation du Bfem. Parce que dans les Ief, il y a une concurrence qui fait que les Ief demandent à ce que les résultats soient bons dans leur circonscription départementale. Ce qui fait que, de ce point de vue, tout ceux qui sont envoyés dans leur commission, ne font un travail que pour la gloire de la hiérarchie. De ce point de vue, nous, en tant qu’acteurs du système qui voulons et défendons la qualité des enseignements-apprentissages, nous alertons avant que le pire ne se produise dans ce Sénégal. Il n’y a aucune conformité entre ce qui se passe au Bfem et ce qui se passe au Bac. Aujourd’hui vous avez 100% cette année. Dans trois ans, ce sont ces élèves qui feront le Bac et qui feront 15 % de réussite au premier tour du Bac. Quelle catastrophe ! Quelle incohérence ! On ne peut pas envoyer 100 % d’élèves au second cycle parmi lesquels seuls 15 % parviendront à avoir le Bac. C’est parce que le Bfem est très mal organisé !
Toujours dans votre post, vous accusez des présidents de jury d’avoir gonflé des notes pour ne pas être les derniers de la liste les empêchant ainsi de bénéficier de certains avantages… Peut-on avoir une idée de localité où cela se serait passé ?
Je ne vais pas citer la localité, mais nous avons rencontré des collègues qui nous ont dit que, dans les jurys où ils étaient, sur plus de 126 candidats, quand ils sont venus à la première délibération, seuls 2 élèves devaient passer d’office et 8 au deuxième tour. Et le président du jury a agi pour qu’il puisse avoir au moins une quinzaine de candidats qui réussissent au premier tour et avoir une vingtaine au second tour. Alors que les textes qui régissent le Bfem sont très clairs, ils sont allés jusqu’à repêcher des élèves ayant une moyenne de 7/20 pour les amener au second tour. Or, les textes disent qu’on ne peut pas repêcher un élève avec cette moyenne. Et mieux on dit qu’il ne peut pas y avoir de repêchage au second tour. Pourtant dans beaucoup de centres, on a remarqué qu’au second tour, tout le monde passe. Est-ce que ces élèves sont plus forts que ceux du centre urbain où il y a toujours des élèves recalés. Et pire, dans certains centres, on voit des commissions qui préparent des repas pour les surveillants ; dans d’autres centres on voit de repas qui sont préparés par la commission elle-même. Voilà cette forme de corruption qui est en train de gâter le système éducatif.
Si on a bien compris, l’examen de la session du Bfem 2018 a été très mal organisé apparemment…
Pour ce Bfem 2018, ce sont des résultats de la triche. En termes de pourcentage, il n’y a pas de cohérence. Dans les zones plus reculées, on parle de 100 % et 90 % de réussite. Dakar n’est pas comme les autres régions. Et quand on vient au Bac, Dakar est meilleur. Avec le Concours général, c’est des élèves de Dakar, Limamoulaye, Mariama Ba et le Prytanée militaire Charles Ntchoréré. La triche est en train de prendre des proportions dans certaines régions. L’administration des examens doit répondre aux mêmes critères. Nous sommes des acteurs du système et tout ce qui nous intéresse c’est la bonne marche du système et que les enfants qui seront envoyés au second cycle n’aient pas de problèmes lorsqu’ils seront orientés en seconde. La triche a fini par gâter l’administration de l’examen du Bfem qui aujourd’hui a été désacralisé. Pour avoir le Bfem, il n’est plus besoin de mérite. En tant que enseignant, je pense qu’on a le droit d’interpeller et de s’interroger sur notre système éducatif. Je le répète, le Bfem est l’examen le plus mal organisé.
En tant qu’enseignant syndicaliste membre du Saems, comptez-vous saisir qui de droit ou faire de la question un point revendicatif dans votre prochaine plateforme revendicative, au lieu de vous limiter à un simple post sur un réseau social ?
Pour l’instant, nous n’avons pas encore partagé cette question au niveau syndical. Nous allons saisir qui de droit pour l’informer sur ce qui se passe à l’examen du Bfem pour que des correctifs soient apportés. Parce que nous risquons d’aller vers des lendemains qui seront catastrophiques pour ce pays. Nous allons porter la parole là où il faut la porter. S’il s’agit d’écrire nous allons écrire. S’il s’agit d’en parler, nous allons le faire en toute objectivité.