UN MENEUR D’HOMMES INCOMPRIS
El Hadj Idrissa Ndiaye « Chaka Zoulou», leader gréviste de 1988
L’année blanche au Sénégal, en 1988, a dévié des trajectoires de vie. Celle d’El Hadj Idrissa Ndiaye, plus connu sous le pseudonyme évocateur de « Chaka », en référence au guerrier Zoulou, à l’époque, élève au lycée Blaise Diagne de Dakar, a emprunté les allées de la renommée au moment de la fureur de la rue qui l’acclamait avant la « disgrâce » qui l’a plongé dans la pègre. Des souvenirs vivaces de ce meneur d’hommes, de grève, devait-on dire, « se restaure » une mémoire collective. Voici raconté ce qu’il a bien voulu partager.
L’assassinat de Sankara, un élément entraînant
« Les événements de 1988 n’étaient pas le résultat d’une stratégie mûrement réfléchie. Ils résultaient d’un sentiment profond, d’un mal-être exacerbé par certaines influences, notamment les courants de pensée. Rien ne pouvait ébranler nos convictions. A cette époque, il fallait parler de Marx, Lénine pour être écouté ! L’année 1988, par ailleurs, était politiquement très chargée.
Et l’école, car ne l’oublions pas, le mouvement a été enclenché par les élèves et non par les étudiants, était un espace de remous. Les hommes politiques n’hésitaient pas à s’engouffrer dans cette brèche. Ils avaient leur entrée dans les foyers sociaux éducatifs. Il y avait une certaine instrumentalisation, même si c’est à relativiser, de ces esprits belliqueux qui sont plus victimes qu’agitateurs car la situation sociale devenait de plus en plus difficile.
Le système ne semblait pas vouloir prendre en charge nos préoccupations depuis l’indépendance. Nous manifestions notre ras-le-bol. Nos grands frères, très actifs dans le champ politique, aimaient à nous toucher un mot du programme d’ajustement structurel. Mais, je continue de penser que l’assassinat de Thomas Sankara, le 15 octobre 1987, était un élément entraînant même s’il existait déjà un malaise. Il a exaspéré un sentiment de douleur. La jeunesse était persuadée que son idole était liquidée par le système capitaliste. Nous en voulions à Blaise Compaoré qui s’était ligué au système capitaliste pour éliminer un digne fils du continent africain ».
Les premiers soubresauts d’un agitateur
« Après la première partie du baccalauréat, j’ai été orienté au Lycée Blaise Diagne pour passer la deuxième étape. Talla Sylla, qui est un fils de Thiès comme moi, lui, était déjà à Dakar, à l’Université. Il y avait trouvé des cartouchards qui n’étaient là que pour gérer les comités de faculté. Les études étaient le cadet de leurs soucis. Il s’est battu pour mettre fin à cette situation. Il m’en avait parlé.
Au lycée Blaise Diagne, les élèves étaient réunis dans une structure. J’en ai créé une parallèle et désigné deux représentants dans chaque classe. Nous l’avons appelée « Comité de lutte pour le droit des élèves ». Le mouvement, qui a été à l’origine de l’année blanche, était très spontané bien que planifié au fil du temps.
En commémoration de l’anniversaire de la mort d’Idrissa Sané, un ami et élève au lycée Djignabo, tué le 11 janvier 1981, près de l’hôpital Principal de Ziguinchor, on a tenu une Assemblée générale au lycée Blaise Diagne. A cette occasion, j’ai tout fait pour que nous puissions regrouper les élèves des lycées Kennedy et Delafosse. Nous sommes parvenus à les déloger avec des cailloux. Nous avons ensuite emprunté le chemin de l’Université avec cette même foule.
Mais, en réalité, c’est Talla Sylla, actuel maire de la ville de Thiès, qui était la tête pensante. Chaka se cantonnait au rôle d’agitateur ». Nous avons délogé les étudiants de toutes les Facultés. La tentative de résistance de certains étudiants n’a pas prospéré. Au bout de quelques temps ponctués de rudes échanges, nous sommes parvenus à atteindre notre objectif.
La première Assemblée générale se tient derrière la Faculté des Lettres. C’est à partir de là-bas que Talla Sylla a, pour la première fois, pris la parole. Nous étions parvenus à renverser la tendance. Il était plus courant de voir des étudiants déloger des élèves ».
« D’enfants agités » à trublions de la République
De fil en aiguille, le mouvement a pris de l’ampleur. Nous avons d’abord décrété une grève de 48 heures renouvelables. Il faut également souligner que l’Etat ne nous prenait pas très au sérieux au début. Les autorités nous taxaient « d’enfants agités ».
C’est juste un proviseur de Lycée qui nous rencontrait. Le mouvement, avec la situation sociale difficile, a fini par prendre une grande ampleur. Lorsque l’Etat en a pris conscience, il a pris les devants. Il y a eu des arrestations. Nous étions suivis. Des policiers en civil nous avaient même infiltrés. Certains d’entre eux prenaient même part aux réunions. C’est ainsi que j’ai été arrêté après une Assemblée générale alors que je rentrais tranquillement chez moi. J’ai été cueilli par des éléments en civil qui m’ont amené au commissariat de Dieuppeul avant de me libérer. Ils voulaient en plus savoir sur nos intentions.
Les menuisiers, les mécaniciens, les chômeurs…venaient répondre à l’appel de « Chaka Boom- Boom » ! Le peuple endurait une grande souffrance et profitait de ces occasions pour se livrer à des casses. A vrai dire, notre objectif était de créer des fronts de refus face aux limites de l’action politique. Les policiers ont essayé par tous les moyens de nous soutirer des informations mais nous avons su tenir tête ».
Les audiences, les 3 millions et la bamboula !
« En 1988, nous nous sommes appuyés sur la Coordination des élèves de Dakar que j’avais trouvée déjà créée pour atteindre notre objectif. Il fallait, dans un premier temps, composer avec ses premiers membres en attendant de trouver mieux. Nous avons exercé « l’art de la manipulation » pour arriver à notre fin. Je savais pertinemment que tôt ou tard, les choses allaient s’empirer. Iba Der Thiam, à l’époque ministre de l’Education, est un cousin.
Mais on n’a jamais évoqué ce lien de parenté. C’est un intellectuel très libre. Lors de notre premier rendez-vous, il s’était fait représenter par son directeur de Cabinet. La rencontre a capoté. Nous avions posé des préalables qui n’ont pas été respectés. La réunion s’est terminée en queue de poisson. Le lendemain, Iba Der Thiam démissionne du gouvernement d’Abdou Diouf. Il disait ceci dans un article paru dans le journal Walfadjri : « je ne veux pas mettre de l’huile sur le feu ». En ce qui me concerne, je crois qu’Iba Der Thiam n’était pas d’accord avec les modalités de résolution du problème.
Des autorités avaient déjà approché certains membres de la Coordination des élèves de Dakar. Il y avait des tentatives de corruption en échange de la levée du mot d’ordre de grève. Il faut également reconnaître qu’un Mouvement requiert de l’argent et nous n’en avions pas. Nous étions comme des saltimbanques sans le sou qui s’agitaient pour caricaturer un peu. Il fallait des tracts, se nourrir dans la clandestinité entre autres charges. Nous avons été reçus, à la suite du député-maire de Guédiewaye, Macky Sall, chez lui, à Sacré cœur, par le ministre André Sonko qui nous a mis en relation avec le ministre de l’Intérieur, Jean Collin.
Ce dernier nous propose, séance tenante, le baccalauréat à condition de sortir du Sénégal. Nous étions au mois de février. Le député maire de Saint Louis, Chimère Diaw, était dans la salle ce jour-là. Trois millions de Fcfa nous ont finalement été remis.
Au sortir de cette audience, mes camarades m’ont unanimement demandé de lever le mot d’ordre de grève. J’ai catégoriquement refusé ! Pour moi, cet argent dont nous avions réellement besoin ne devait pas mettre fin à la lutte malgré la somme importante encaissée. Le soir, muni de cet argent, je faisais le tour des boîtes de nuit à bord de la voiture du père d’un ami nommé Alioune Diagne. Les gens se sont mis à raconter que je me suis acheté une voiture avec l’argent de l’Etat. En Assemblée générale, j’ai pris la parole pour dire que le gouvernement nous a bien remis de l’argent. J’ai également précisé que cela n’allait en rien entamer notre engagement ». Mais, cet épisode avait fini de créer un malaise dans nos rangs ».
L’éclipse, Talla Sylla et le meeting de Wade
« Je n’ai jamais été dépassé par les événements. Mais, en un moment donné, je me suis dit qu’il fallait laisser la situation entre les mains de Talla Sylla, parce que je me sentais un peu grillé par cette histoire de corruption. On peut l’appeler ainsi. Ma parole était désormais sujette à des doutes alors que Talla Sylla a toujours été constant et attaché à ses principes. Moi j’étais l’agitateur alors que lui était l’artiste. Il tenait bien « ses gosses » à travers le mouvement des élèves et étudiants et, parmi eux, beaucoup d’hommes politiques aujourd’hui. J’ai senti que si je ne m’éclipse pas en sa faveur, le doute allait s’installer. Je me suis effacé. Il faut toutefois signaler qu’on n’a jamais été à la solde des politiciens.
Mon slogan était « on ne verse pas la masse dans la tasse ». La masse était hétéroclite. Fondre le mouvement par exemple dans le Parti démocratique sénégalais aurait ressemblé à une trahison de son esprit même si Abdoulaye Wade en a un peu profité pendant un moment. Nous avions quelques contacts avec lui mais, personnellement, je n’ai jamais été libéral. Talla Sylla a joué un rôle historique dans la survenue de l’alternance. Si Abdoulaye Wade a eu à tenir un meeting à Niarry Tally en 1988, c’est grâce à nous. Tenir un meeting de l’opposition à l’époque, ce n’était pas évident. Talla Sylla a été le premier à parler d’alternance avec « Jeunesse pour l’alternance (Jpa) » qu’il avait créée.
Agresseur et chef de gang à Grand Dakar
« Après l’année blanche en 1988, c’est la descente aux enfers. Il y avait un vide. J’étais dans une sorte de malaise. Mystiquement, au risque de paraître paranoïaque, je crois que j’étais atteint parce que je faisais trop de bêtises. J’ai arrêté les études. Je suis tout simplement devenu un bandit à la tête d’un gang à Grand Dakar qui agressait les gens. Mon nom, jadis source d’admiration, suscitait désormais la peur. Je me suis « recyclé » après 1988. Je suis resté sur cette mauvaise pente jusqu’en 2000. Sous le ton de la boutade, je disais que c’est moi qui avais été alterné.
Par la grâce de Dieu, j’ai quitté la pègre, cet univers malfamé au grand bonheur de ma mère qui prenait de l’âge. Elle avait besoin de compagnie, d’être rassurée. J’ai fondé une famille. La mienne m’a toujours soutenu. Talla Sylla, même s’il a toujours été de l’autre côté, a été constant dans l’amitié qu’il me voue jusqu’à, aujourd’hui.
Au début, c’était difficile avec les gens. Mais je les comprends. C’est moi qui étais de l’autre côté. Quand on quitte la marge, le regard de l’autre est toujours pesant, oppressant. Cependant, je ne regrette rien parce que les expériences servent toujours à quelque chose. Il m’arrive de revoir, par hasard, mes anciens compagnons de « petits crimes » mais ils respectent mon choix de vie ».
PROFIL D’UN REPENTI
Dans le récit de vie d’El-Hadj Idrissa Ndiaye dit « Chaka », se nichent des pans entiers de la mémoire collective. Ses souvenirs d’un temps fiévreux refluent à l’évocation de l’année blanche de 1988, ses prémices et son corollaire. Il n’en tire pas fierté inconvenante. Il ne se laisse pas ronger par le regret non plus. Sa métamorphose n’exprime ni l’un ni l’autre. C’est juste « une nouvelle étape » de sa vie qui lui permet de fixer un horizon nouveau. Sans doute moins embrumé que le temps agité de 1988 qui avait fait de lui le trublion de la « masse déchaînée ».
Chaka, le « Zoulou » sénégalais qui ne manie plus « l’épée », est né en 1965 à Thiès. Il fait sa scolarité à Grand Thiès Randoulène 2 puis au Lycée Malick Sy. Des établissements scolaires des régions de Louga et de Ziguinchor ont également accueilli le garçon d’une certaine fougue. Au lycée Blaise Diagne de Dakar, cette ardeur ne s’émousse point. Dans ces laboratoires de « formatage », on décèle très vite son caractère d’agitateur.
Le bouillonnement politique de l’époque en rajoute à son audace. « Déjà en 1981, nous étions, se souvient-il, très actifs dans les mouvements de jeunesse du Parti africain de l’indépendance (Pai). Nos aînés comme Alioune Badara Sidibé, Alioune Touré, aimaient à nous parler du Marxisme-léninisme, de l’imminence d’une révolution ». Et d’autres théories encore qui captivaient ces esprits jeunes passés de « petits perturbateurs » à « agitateurs de la République ». A côté d’eux, « Y’en a marre », c’est un « machin de petits bourgeois » (sic). Ni plus ni moins. L’Est, qui s’effritait, avait fini de créer ses guerriers sous nos cieux. Il fallait s’aligner. Et Majmouth Diop, homme politique, exerçait un certain attrait sur cette jeunesse qui avait besoin d’un accotoir idéologique » solidifié par le pouvoir de fascination de l’actuel maire de Thiès, Talla Sylla, « l’intello » de cette jeunesse « râleuse » à l’époque.
« Lors des événements de 1988, « Talla Sylla, qui était à l’Université, s’occupait des étudiants. Moi, des élèves, puisque j’étais au Lycée Blaise Diagne. Il était l’artiste du mouvement grâce à sa carrure intellectuelle. Moi, j’en étais l’agitateur », souligne-t-il, le regard figé. 1988, pour Chaka, c’est l’effervescence d’un instant où se déploie une touchante humanité et se déroule le drame d’une vie de combat et de perdition. Sous les acclamations capiteuses de la rue, se durcissait une âme en divagation.
Au lendemain de l’année blanche, sa vie prend un tournant glissant. Les cris d’enthousiasme font place à la peur. « Je suis devenu agresseur à la tête d’un gang à Grand Dakar. C’est comme ça que je me suis recyclé », se rappelle-t-il le visage serein et le débit régulier.
Invraisemblable recyclage. Après avoir appartenu à la pègre pendant des années, Chaka a quitté la marge pour se fabriquer un destin avec la petite famille qu’il a fondée et à côté de son vieil ami, Talla Sylla, qui ne l’a « jamais lâché ». Idrissa Ndiaye est, aujourd’hui, employé à la mairie de Thiès où, ironie du sort, on loue son esprit de conciliation. Il est un rescapé d’une fiévreuse aventure collective et personnelle qui l’a fait grandir en sagesse.