AU BURKINA FASO, LES NOSTALGIQUES DE BLAISE
Cinq ans après la chute de l’ancien autocrate, une majorité de Burkinabés se dit favorable à son retour, alors que le pays est plongé dans une grave crise sécuritaire
Vestiges d’une autre époque. Au cœur de Ouagadougou, la capitale du Burkina Faso, les restes d’un bâtiment blanc trônent sur l’avenue de l’Indépendance, à côté de voitures calcinées et d’herbes folles. « Voilà, c’est tout ce qu’il reste de l’insurrection » résume, amer, Marcel Tankoano, devant l’ancienne Assemblée nationale, brûlée par des manifestants lors de la révolte burkinabée de 2014, et depuis laissée à l’abandon.
« Une marée humaine remplissait les rues ici, c’était incroyable. On était persuadé que plus rien ne serait comme avant », se rappelle l’activiste, l’un des premiers, ce 30 octobre 2014, à entrer dans l’hémicycle alors que les députés s’apprêtaient à voter la modification du fameux « article 37 » qui aurait permis à Blaise Compaoré de briguer un cinquième mandat. Et pourtant, cinq ans après la chute de l’ancien dirigeant, exilé en Côte d’Ivoire depuis sa fuite du palais présidentiel, la mise en place d’un gouvernement de transition puis l’élection en 2015 de Roch Marc Christian Kaboré, lui-même considéré comme « l’ex-dauphin de Blaise », « c’est la désillusion totale », estime-t-il.
Menace terroriste, pauvreté endémique, grèves à répétition, scandales de corruption… « C’est pire qu’avant, dénonce M. Tankoano, à la tête du mouvement M21, une organisation de la société civile. On s’est battu pour de meilleures conditions de vie, des jeunes sont morts, tout ça pour ça… Quel gâchis ! » Désappointement, nostalgie ou désespoir ? La page de l’ère Compaoré, qui aura « régné » vingt-sept ans, semble encore difficile à tourner au Burkina Faso, plongé dans une grave crise sécuritaire ces quatre dernières années. Comme cet ancien « insurgé », ils seraient désormais 67 % de Burkinabés favorables à un retour de l’ancien chef de l’Etat au pays, d’après un sondage publié en juin par le Centre pour la gouvernance démocratique (CGD).
« C’était lui le baobab ! »
Parmi eux, 22 % voudraient qu’il réponde « devant la justice », mais 78 % souhaiteraient qu’il contribue « à la paix » et à la « réconciliation nationale ». « Blaise Compaoré bénéficie d’un réel regain d’affection chez les déçus du pouvoir actuel qui ne savent pas vers qui d’autres se tourner. C’est le syndrome du moindre mal, observe le politologue Siaka Coulibaly. Et il reste assez populaire au sein d’une partie de la population, qui a grandi avec lui et continue de se reconnaître en lui. » Il faut dire que son parti, le Congrès pour la démocratie et le progrès (CDP), était bien ancré sur le territoire, distribuant argent et cadeaux pour conquérir les cœurs dans les villages.
Dans une librairie de la capitale, la simple évocation du nom de l’ancien « maître de Ouaga » suffit à échauffer les esprits. « Blaise a fui le pays, il est tranquille dans sa villa à Abidjan pendant que nous vivons un enfer ici, les gens s’entre-tuent ! », affirme Alino Ouedraogo, fervent sankariste de 42 ans, devant les étals de livres. « Bien sûr qu’on le regrette, c’était lui le baobab ! », rétorque Seydou Segda, un « déçu de l’insurrection », en s’asseyant sur un petit banc pour participer au débat. « Notre gouvernement est trop mou et incapable d’arrêter les violences. Compaoré, lui, avait toutes les ficelles du pouvoir et c’était un grand médiateur. Il pourrait négocier avec les groupes armés. Sans lui, nous n’aurons jamais la paix », argumente le commerçant.
Aujourd’hui encore, la « diplomatie Compaoré » nourrit les fantasmes. « Négociateur d’otages », « ami des rebelles », l’ancien président avait noué des contacts avec les islamistes armés de la région. « La menace terroriste est arrivée au Burkina après son départ, alors certains y voient un lien de cause à effet ou une sorte de “main vengeresse”. Il y a cette croyance que, s’il rentre et que nous nous réconcilions, les attaques s’arrêteront », analyse Karim Abdoul Saidou, chercheur au CGD. Les propos de l’actuel chef de l’Etat, accusant régulièrement dans les médias son prédécesseur d’avoir établi « un deal » avec les djihadistes, alimentent les rumeurs.
Un pardon impossible sans justice
Parmi les « nostalgiques de Blaise », Nana Thibaut fut l’un des premiers à réclamer son retour, dès 2016. « Le pionnier ! », se targue le fondateur du Mouvement pour la réconciliation et le retour de Blaise Compaoré. « Au début, on me prenait pour un fou. Maintenant, on vient m’accoster dans la rue en me disant que j’avais raison », se vante-t-il dans son salon, où il collectionne une dizaine de portraits géants de son « idole ». Une manière de lui montrer sa« reconnaissance » et… de le « rendre immortel », clame ce dernier. Régulièrement, il parade avec son véhicule customisé, derrière lequel il a collé une photo du « président ».
Pagnes tissés, tee-shirts, casquettes… Les produits dérivés à son effigie font fureur chez les militants du CDP. Chaque rassemblement s’y ponctue de tonitruants hommages et de « standing ovation » pour le « président fondateur ». « Pour lui dire que nous l’aimons et que nous lui restons fidèles ! », pouvait-on même entendre s’époumoner Eddie Komboïgo, le chef de file du CDP, lors d’un congrès extraordinaire du parti le 22 septembre.
A un an de la présidentielle, le CDP, qui avait été exclu de la course à la présidence en 2015, espère « revenir en force ». Mais la bataille pour la reconquête du pouvoir, et notamment le choix du candidat pour 2020, divise les rangs. Le 22 septembre, plusieurs cadres « frondeurs » ont été exclus et suspendus pour « actes d’indiscipline ». « En l’absence du père spirituel, ses fils se déchirent pour le leadership », regrette Alpha Yago, un proche de Blaise Compaoré, suspendu pour avoir demandé la démission de M. Komboïgo. « Le CDP devrait faire campagne sur le thème “sécurité, pardon et réconciliation nationale”. Seulement, il sera difficile pour M. Compaoré de rentrer sans passer par la case judiciaire. Les Burkinabés sont prêts à pardonner, mais le pardon sera impossible sans la justice », pointe Abdoul Karim Saïdou.
L’enjeu est de taille pour le « beau Blaise », jusqu’ici protégé par le pouvoir ivoirien, mais désormais sur la sellette à douze mois d’un scrutin présidentiel en Côte d’Ivoire à l’issue très incertaine. Dans une lettre adressée au président Kaboré en avril, il réaffirme « sa disponibilité » pour aider à endiguer l’insécurité grandissante au Burkina. « Il est très inquiet pour son pays et il rêve de rentrer chez lui », glisse un proche, évasif.
Au « pays des hommes intègres », le sujet est brûlant. Assassinat de Thomas Sankara, répression de l’insurrection d’octobre 2014 et autres crimes de sang présumés… Pour certains, le nom de l’ancien président, poursuivi par un mandat d’arrêt international, reste entaché à jamais. « Plutôt mourir dans la dignité que la honte. Il a fait trop de mal ici, il faut l’amener devant la CPI [Cour pénale internationale], s’énerve un jeune Burkinabé, dont certains amis ont été tués en octobre 2014. De toute façon, il est ivoirien maintenant. Place au changement ! »