À KINSHASA, ON SE MARIE MOINS ET PLUS TARD FAUTE D'ARGENT
Une étude publiée par l’Institut national d’études démographiques interroge les causes du recul des unions officielles dans la capitale congolaise
Traduit littéralement, le yaka tofanda signifie « viens qu’on s’assoit ». Joliment imagée, l’expression désigne tout simplement l’union libre, cette réalité qui grignote peu à peu l’institution du mariage dans la capitale de la République démocratique du Congo (RDC).
Désormais, au sein de la jeune génération de Kinshasa, « seulement un quart des femmes se marient l’année de leur union » (leur installation en ménage), observe une étude intitulée « Difficultés économiques et transformation des unions à Kinshasa », publiée en octobre dans la revue trimestrielle Population de l’Institut national d’études démographiques (Ined). En une décennie, le mariage y est passé du statut de rite incontournable à option facultative, et de plus en plus tardive.
Quatre chercheurs se sont interrogés sur les causes de cette rupture de la tradition dans cette mégapole de 10 millions d’habitants, ou tout au moins sur son recul. Sous la supervision de Bruno Schoumaker, professeur de démographie à l’Université catholique de Louvain, en Belgique, ils ont interrogé les forces à l’œuvre dans la société kinoise qui expliqueraient que l’âge moyen de la mise en couple officielle est passé de 17 à 23 ans chez les femmes entre la génération qui a la cinquantaine aujourd’hui et celle des moins de trente ans. Le même recul est observable chez les hommes qui ne convolent plus dès 25 ans, mais cinq ans plus tard, alors que, dans les campagnes congolaises, 12 % des filles de moins de 15 ans vivent encore sous le joug du mariage précoce, selon un travail de Roland Pourtier pour l’Institut français des relations internationales (Ifri) intitulé « La RDC face au défi démographique » (septembre 2018).
Sans dot
Dans le monde de la recherche, deux thèses s’opposent pour expliquer cette tendance. Il y a, d’un côté, ceux qui estiment que la baisse de la fécondité et le recul du mariage seraient dus aux seuls facteurs sociologiques liés à la vie citadine, à l’augmentation du niveau de scolarisation et au brassage culturel. De l’autre, ceux qui y voient la conséquence des problèmes économiques : moins on a d’argent, moins on se marie.
La ville de Kinshasa présente les caractéristiques idéales pour une telle étude. D’abord, comme le rappelle Bruno Schoumaker, « le recul du mariage et la baisse de sa fréquence sont plus prononcés dans cette grande capitale que dans d’autres villes africaines » déjà étudiées comme Dakar, Ouagadougou ou Yaoundé. De plus, la ville s’est enlisée dans une crise économique majeure depuis les années 1990 et s’impose, avec ses quelque 10 millions d’habitants, comme un lieu optimal de brassage des cultures, des communautés, une zone où la scolarisation des filles est bonne. Elle concentre donc potentiellement les deux explications.
Après croisements de nombreuses données, les quatre scientifiques (Jocelyn Nappa, Université de Kinshasa ; Albert Phongi, Université pédagogique nationale de Kinshasa ; Marie-Laurence Flahaux, Institut de recherche pour le développement, Université d’Aix-Marseille ; et Bruno Schoumaker) sont arrivés à la conclusion que le moteur du changement était bel et bien financier et que « les difficultés économiques sont un frein à la formalisation de l’union ». Les statistiques qu’ils ont passées au crible ont clairement révélé que « les hommes qui avaient le plus de difficultés économiques sont aussi ceux qui se marient le moins »,ajoute M. Schoumaker. Payer la dot due à la belle-famille est quasi impossible pour bon nombre de prétendants dans une ville où le chômage concerne la moitié des 15 à 24 ans de sexe masculin. Or sans dot, pas de mariage.
L’enquête a mis le doigt au passage sur un phénomène peu documenté qui concerne le montant des dots. Si, dans les campagnes congolaises, il ne s’agit souvent que d’un don symbolique, en ville, l’affaire est plus sérieuse. Citant quelques rares travaux sur ce sujet réalisés à Kinshasa, les enquêteurs rappellent que « des montants de plusieurs milliers de dollars ne sont pas rares et qu’à ces montants s’ajoutent souvent des biens tels que bijoux, casiers de boissons, pagnes, télévision, voire groupe électrogène ». Une gageure pour beaucoup de potentiels époux dans un pays où le PIB moyen par habitant est évalué par le Fonds monétaire international (FMI) à moins de 500 dollars (448 euros). Or, comme le rappelle l’étude, « l’union ne sera officialisée par le mariage traditionnel qu’après le versement de la dot par le mari à la famille de l’épouse ».
« Mariage raccourci »
Confrontés à cette difficile équation, les jeunes couples mettent en place des stratégies de contournement. Certains optent pour l’union libre classique et d’autres pour une méthode moins conventionnelle baptisée « mariage raccourci ». Cela consiste à avoir un enfant puis à mettre ses parents devant le fait accompli et ainsi commencer à cohabiter sans en passer par la case mariage. Comme le pointe l’enquête, ils « officialisent leur union par une naissance ».
Pour certains, il s’agira d’une phase transitoire, mais pour d’autres, cela signe un mode de vie qui perdurera puisque « lorsque le couple a déjà un enfant, les chances de se marier sont divisées par près de deux, chez les hommes comme chez les femmes ». Pour Bruno Schoumaker, ce « mariage raccourci » souligne en plus « la dissociation dans cette mégapole du lien entre mariage et procréation » qui s’impose depuis une décennie dans certaines villes du continent.
Contre toute attente, ce changement de mœurs n’a pas vraiment d’incidence sur le taux de fécondité qui reste élevé, avec 4,2 enfants par femme à Kinshasa, selon les chiffres du ministère congolais du plan, contre 6,11 dans le reste du pays. La RDC demeure dans le groupe des cinq pays au monde où ce taux dépassait encore, en 2017, selon l’ONU, les 6 enfants par femme et doit faire face, chaque année, à une croissance démographique de 2,7 millions de personnes. Preuve s’il en fallait que si l’Afrique urbaine fait bouger le continent, elle ne change pas la donne en quelques années.