MALTE, UN ELDORADO POUR LES MIGRANTS AFRICAINS ?
Île à l’économie prospère, Malte attire les migrants africains en quête de travail. Mais face à leur afflux de plus en plus massif, l’archipel veut fermer ses ports et demande le soutien de l'Union européenne
Dans la rue commerçante San Guzepp, juste à l’entrée d'Il-Hamrun, dans l'est de Malte, l’enseigne, qui arbore une carte d’Afrique, ne paie pas de mine. Il est 18 h et le ballet incessant de migrants africains ne faiblit pas. "Mandela Travel Center" n’est pas une de ces nombreuses ONG qui servent de refuge pour les rescapés de la Méditerranée, mais bien une agence de voyage.
Derrière un bureau, Ousmane Dicko, le directeur de la structure, yeux rivés sur l’écran de son ordinateur, est occupé à réserver les vols pour ses clients, un poil débraillés, pressés de trouver un prochain départ pour Rome, Cagliari ou même Stockholm afin de renouveler leur titre de séjour. “Une grande majorité vient du Mali, du Sénégal, de Côte-d’Ivoire ou de Somalie”, explique Ousmane Dicko, un Ivoirien installé à Malte depuis une quinzaine d’années.” Et d'ajouter : "L'Italie est la destination la plus demandée ici. Ils travaillent à Malte mais font le plus souvent l’aller-retour entre Malte et l’Italie, où ils ont été enregistrés, pour renouveler leur titre de séjour ou voir des amis”.
Ousmane Dicko est ravi d’avoir flairé cette affaire en 2014. "Au départ, c'était juste un centre informatique mais beaucoup de migrants venaient imprimer leur billet d'avion ici et ils demandaient conseil", raconte-t-il. "Ma femme, qui est maltaise, et moi avons saisi cette opportunité. La proximité culturelle a fait le reste."
L'agence ouverte en 2014 accompagne les migrants depuis la réservation de leur billet jusqu'à leur embarquement. "Peu instruits, ils ont du mal à réserver eux-mêmes leur vol en ligne et à suivre les consignes. Il arrive parfois qu’ils ratent leur vol parce qu'ils sont perdus dans le hall de l’aéroport”, affirme Ousmane Dicko.
Boom immobilier et tourisme massif
Adama, un migrant malien, doit partir pour Cagliari où il s’est fait enregistré à son arrivée en Europe mais les différents billets d’avion proposés par l’agent de voyage dépassent son budget. Il hésite mais finit par réserver un vol. “Je dois aller urgemment en Italie. Mon titre de séjour expire bientôt. Il faut que j’aille renouveler mes documents”, affirme le jeune effilé de 28 ans, aide-maçon sur le chantier d'un futur hôtel. “Ici, il y a du travail partout. Si tu cherches tu vas en trouver. Mais en Italie...C’est bien plus compliqué.”
Dehors, le ciel du plus petit État de l’Union européenne (316 km2) dominé par des centaines de grues semble lui donner raison. À Malte, dans les cités balnéaires de San Giljan ou de St Paul’s Bay, des immeubles de haut-standing ne cessent de sortir de terre pour accueillir de plus en plus de voyageurs. Un boom immobilier porté par l’essor du tourisme massif et encouragé par la vaste politique de modernisation du Premier ministre de centre-gauche Joseph Muscat. “Tous les jours, de nouveaux immeubles remplacent les vieilles constructions. On casse, on construit. Tout devient nouveau. Cela a l’air artificiel. À ce rythme, il n’y aura presque plus de campagne à Malte”, se plaint Censina Borg, une Maltaise de 59 ans.
En 2018, selon l’Office maltais de statistiques, Malte a accueilli 2,6 millions de touristes, pour un profit estimé à 2,1 milliards d’euros. Un record pour l'île. Pour la période de janvier à mai 2019, ils étaient déjà plus de 813 000 à avoir visité le pays.
Conséquence : les prix de l'immobilier flambent. Selon un rapport du cabinet Knight Frank, les prix des maisons dans l’archipel avaient progressé de 16,9 % au deuxième trimestre 2018 sur un an. Une situation propice aux migrants en quête de pécule et aux entreprises, heureuses de trouver une main d’œuvre moins chère.
Adama quitte l’agence "Mandela Travel Center". Il aurait préféré être à la place de Mohamed*, un migrant ivoirien de 40 ans, qui, lui, a accosté à Malte en 2011. Il est arrivé “par hasard”, comme une grande majorité de migrants africains qui ne peuvent plus rejoindre les côtes italiennes pour diverses raisons : chavirement des embarcations en Méditerranée, opérations de récupération en pleine mer par l’armée maltaise, passeurs les ayant lâchés sur les côtes... “Nous étions 300 à avoir embarqué de Libye en 2011. On partait pour l’Italie mais à cause d’une panne du moteur du zodiac, nous nous sommes arrêtés dans les eaux maltaises. La marine maltaise nous a sauvés de la noyade”, raconte Mohamed, chauffeur de taxi dans son ancienne vie à Yamoussokro, la capitale ivoirienne.
“Arrivés par erreur”
“Depuis 2000, ils sont moins de 20 000 migrants à avoir transité par l’île, contre 800 000 par la Sicile. L’île de Lampedusa ou la Sicile sont des portes vers l’Italie et le continent. Alors que Malte est un cul-de-sac. Les migrants y arrivent par erreur,’’ expliquait à La Croix Nathalie Bernardie-Tahir, géographe à l’université de Limoges et co-auteure de "Méditerranée : des frontières à la dérive", aux éditions Le Passager clandestin . Selon le Haut-Commissariat des Nations unies pour les réfugies (UNHCR), pas moins de 17 000 migrants sont arrivés entre 2005-2015 par des bateaux de passeurs sur l’île de miel qui n’est qu’à 320 km des côtes libyennes.
Mohamed a ensuite été placé en détention dans le centre de Safi Barracks, à Malte, pendant douze mois (la durée maximale est de dix-huit mois) comme le sont systématiquement tous les migrants illégaux sur l’île. “Les autorités maltaises se disent matériellement incapables, tant d’accueillir les étrangers qui débarquent par vagues successives, que d’assurer leur éventuelle intégration sur le territoire. Ne disposant pas des structures ad hoc nécessaires, elles règlent la question par des mesures systématiques de placement en détention administrative des étrangers dits 'illégaux', à savoir la grande majorité des migrants, qui arrivent dans ce pays, même lorsqu’ils sont demandeurs d’asile.” détaillait Claire Rodier, juriste du Groupe d’information et de soutien des immigrés (GISTI) pour la revue Cultures et Conflits, en 2005.
Le recours systématique à la détention a été condamné par la Cour européenne des droits de l’Homme. Et Malte a fait mine de ne plus l’appliquer en raison de la baisse des nouvelles arrivées entre 2015 et 2017. Mais face au retour en masse de nouveaux migrants en 2018, l’Italie de Matteo Salvini et de Giuseppe Conte ayant fermé ses frontières, l’archipel a renoué avec ses anciennes pratiques.
Discours de haine
En mai 2012, Mohamed a obtenu une protection subsidiaire en raison de la crise post-électorale de 2011 en Côte-d’Ivoire. Il a rejoint le centre ouvert de Hal-Far, une ancienne caserne aménagée en 2004. “Là, j’étais libre de mes mouvements et je pouvais travailler”, raconte Mohamed, qui a d’abord travailler comme carreleur, avant de trouver un travail stable dans un hôtel 4 étoiles de Buggiba, où il est assistant-magasinier. “À Malte, le plus dur est de quitter la détention. Si tu passes cette étape, tu es sauvé.”
Mais en avril, un événement est venu troubler la quiétude des migrants. L’assassinat par deux militaires maltais de Lassana Cissé, un ouvrier ivoirien de 42 ans qui travaillait dans une usine à Birżebbuġa dans le sud-est de l’île. L'événement a suscité une vive émotion au sein de l’opinion maltaise. “Les mots de haine et de division n’ont pas leur place dans notre société. C’est un signal fort à tous ceux qui répandent un discours de haine que leurs sentiments mal placés ont de graves conséquences", a réagi vivement le Premier ministre travailliste Joseph Muscat, après l’arrestation des militaires en mai.
L’Église maltaise s’est à son tour mobilisée pour dénoncer la xénophobie, la haine et le sentiment d’impunité “qui empoisonnent nombre d’entre nous, les Maltais ». L’archevêque Charles Scicluna a en outre organisé un concert, dont la moitié des recettes était destinée à la famille de Lassana Cissé, restée en Côte d’Ivoire.
Si pour Mohamed, les cas de racisme à Malte sont bien isolés, l’afflux massif de migrants sur cette petite île a changé le paysage politique, avec la montée en puissance de l’extrême droite, emmenée par l’écrivain Norman Lowell, qui préside le parti politique Imperium Europa. Lors des dernières élections européennes, ce parti a obtenu 3,17 % des suffrages, son plus haut score. Il reste tout de même loin derrière les partis traditionnels : le parti travailliste du Premier ministre Joseph Muscat (55 %) et le parti nationaliste du Simon Bussutil (38 %).
“Immigraton bénéfique”
Pour l’éditorialise maltais Matthew Vella, journaliste à Malta Today, si l’île résiste encore à l’extrême droite, c’est aussi parce que malgré les inégalités sociales croissantes, l’économie maltaise “continue de croître grâce à la contribution de milliers d'étrangers. "Cela explique peut-être pourquoi les préoccupations en matière d’immigration à Malte sont compensées par la prise de conscience que cet afflux est bénéfique pour le bien-être financier de la population.” En 2018, seulement 14 % des demandes d’asiles de migrants à Malte ont été rejetées. Mais depuis le début d'année, l'archipel mène des discussions avec d'autres États européens pour répartir les nouveaux migrants. Posture politique ?
En avril, les navires des ONG allemandes Sea Watch et Sea Eye ont débarqué plus d’une soixantaine de migrants chacun, qui seront répartis entre l’Allemagne, la France, le portugal et le Luxembourg. Début juillet, un autre navire l’Alan Kurdi de l’ONG Sea Eye, lui aussi transportant une soixantaine de migrants, a accosté dans le port de La Valette.
Mohamed regrette que ces nouveaux migrants n'aient pas la chance de rester sur l'archipel, où il a trouvé "son bonheur". "Je partais en Italie mais Malte a été une chance pour moi. Ils m'ont sauvé de la mort et m'ont donné du travail. Je ne peux que rendre grâce."
*Nom d'emprunt