45 PROFESSEURS, 45 RAISONS DE S’INQUIÉTER
Mesdames, Messieurs, rappelez-vous que l’une des sources du droit est la doctrine. Mais celle-ci ne se crée pas à travers des prises de position intempestives devant les écrans de télévision ou les sites web
Cette nouvelle contribution vient s’ajouter à celle que j’avais faite sur SenePlus (PAROLES DE SAGES) avant la sortie des 45 professeurs de droit et de sciences politiques au sujet de la décision du Conseil constitutionnel empêchant le Président Macky Sall de réduire son mandat en cours de 7 ans à 5 ans.
Leur manifeste me donne, encore, davantage de raisons d’être inquiet sur le sort de nos étudiants. Souvent lorsqu’il vous est donné d’assister à des soutenances de thèse sur invitation de la famille heureuse du couronnement attendu de tous les sacrifices par eux faits pour leur rejeton, c’est un sentiment de tristesse, voire d’humiliation, qui vous habite car les pauvres parents viennent malheureusement constater que leur enfant a obtenu un titre qui lui est donné sans mention, à leur corps défendant par des maîtres qui n’auraient jamais souhaité compter un tel farceur parmi leurs pairs.
Souvent le travail manque de rigueur scientifique. La forme est incohérente. La documentation est impertinente. Dans le corps du texte, il y a beaucoup de plagiat, de fautes de langue, d’orthographe, de grammaire… Après de telles critiques, le titre de Docteur est tout de même décerné. Ce travail fait pour l’obtention d’un titre est souvent la seule publication faite de toute sa carrière par ce grand docteur spécialiste désormais, faisant autorité car nanti du titre de Docteur. Expert devant Dieu et les hommes.
Par curiosité intellectuelle, je me suis amusé à googler des noms sur cette imposante liste de spécialistes des sciences juridiques et/ou politiques. Il y en a dont je connais la rigueur et «l’activisme pédagogique» comme le souligne Ismaïla Madior Fall au sujet de son maître Papa Demba Sy à l’occasion de la présentation de son livre de Droit administratif, le seul après celui de Alain Bockel que nous avions étudié, ensemble, dans les années 70.
C’est, donc, 31 ans après qu’il a obtenu sa maîtrise, en 2009, que l’éminent professeur est venu décomplexer le droit administratif sénégalais en donnant aux étudiants la chance d’avoir une autre référence doctrinaire.
Mais je me pose toujours la question de savoir pourquoi un professeur de droit administratif se dit constitutionnaliste ou vice versa ? Pourquoi un constitutionnaliste, professeur de droit constitutionnel publie-t-il en droit administratif ?
Alain Bockel n’a jamais dispensé le cours de Bakary Traoré. Notre faculté de droit a-t-elle des déficits de ressources humaines ? Est-ce comme dans les lycées où pour enseigner la philo, on fait appel à des psychologues ?
Au sujet de Babacar Guèye, avec tout le respect dû à son rang, Google ne donne aucune information au sujet de sa doctrine universitaire. J’ai été surpris car il est tellement cité à travers les médias que je m’attendais à trouver une liste impressionnante de publications à valeur scientifique. Seules figurent au sujet de sa «bibliographie» sur le web, des prises de position dans les médias sur la vie politique, les activités du parlement ou les décisions attendues du conseil constitutionnel.
M. le Professeur, le web vous prête les propos suivants : «J’ai fait cette proposition pour montrer qu’il était possible d’avoir une autre solution, en remplacement de ce que le président avait proposé. Il s’est engagé à réduire son mandat de 7 à 5 ans et je me suis dit que c’est peut-être une erreur qu’il a commise.» (www.seneweb.com, le 16 juin 2015)
Est-ce vraiment vous qui parliez ?
Ou encore, lors d’une émission sur la RTS, le 12 janvier 2015 (ou 2016 ?), vous dites : «L'adoption d'une loi constitutionnelle ou d'une révision constitutionnelle peut emprunter deux voies : parlementaire ou référendaire. Dans le cas d'espèce, le président de la République a opté pour la voie référendaire et nous nous en félicitons car c'est l'itinéraire qui est conforme à l'État de droit.»
Vous poursuivez : «La voie parlementaire serait une fraude à la constitution. Deux dispositions de la Constitution peuvent servir de base juridique pour l'organisation d'un tel référendum : l'article 51 et l'article 103. L'article 51 qui semble avoir la faveur du président de la République dispose en son alinéa premier que le président de la République peut, après avoir recueilli l'avis du président de l'Assemblée nationale et du Conseil Constitutionnel, soumettre tout projet de loi constitutionnel au référendum. Elle oblige le président de la République de recueillir l'avis des Présidents du Conseil Constitutionnel et de l'Assemblée Nationale. Cette disposition peut donc servir de fondement juridique à l'adoption de tout projet de loi constitutionnelle qu'il s'agisse d'une refonte ou d'une révision de la constitution. Il en résulte que le président de la République est obligé de recueillir l'avis de ces deux autorités.»
Tiens, tiens : selon le web, Babacar Gueye se félicite de ce que le chef de l’État a pris une orientation qui consolide l’État de droit et que «la voie parlementaire serait une fraude à la constitution». J’avoue que je suis un peu perdu car il m’a semblé avoir lu quelque part que c’est cette voie que le Président aurait dû choisir pour ramener son mandat à 5 ans si vraiment, il y tenait.
Toute personne raisonnable est en droit de se demander, si le web ne nous a pas induit en erreur, comment se fait-il que cet éminent professeur de droit, spécialiste de la matière sur laquelle il se prononce avec autorité vienne aujourd’hui exiger que le droit soit respecté alors que lui-même suggérait d’une part, que le Président avait commis une erreur en pensant pouvoir réduire son mandat en cours et, d’autre part, qu’il avait respecté l’État de droit en se soumettant aux exigences de la Constitution car, «la voie parlementaire serait une fraude» ?
Pour les 43 autres signataires, ils/elles méritent, chacun/chacune mon plus profond respect. J’ai pris quelques noms par hasard. La recherche a été sans résultat. Je suis désolé mais le temps ne me permettait pas au bout de 10 noms de continuer. Pour la gouverne de l’opinion publique, ils sont invités à nous donner plus d’information.
Quand on veut défendre le droit, on publie de la doctrine et on contribue ainsi à son développement. «Publish or perish» («publie ou dégage»), dit-on en Amérique du Nord.
Mesdames, Messieurs les professeurs, rappelez-vous que l’une des sources du droit est la doctrine. Mais elle ne se crée pas à travers des prises de position intempestives devant les écrans de télévision ou les sites web. En droit français, les professeurs d’université produisent de la doctrine et se prononcent rarement dans les médias au point que personne ne les connaît. Quand ils le font, leurs publications paraissent dans de grands quotidiens que tous les étudiants s’arrachent. Ils contribuent à l’avancement du droit.
Il est évident que si ces 45 spécialistes faisaient normalement le travail de recherche exigé d’un Docteur et a fortiori d’un professeur agrégé, ou s’ils tentaient de faire l’exégèse de textes comme la Constitution, ils se rendraient compte de l’incongruité qui règne dans notre droit positif.
La Constitution de 2001 a donné avec l’article 51 une compétence consultative au Conseil Constitutionnelle. En principe, compétence consultative rime avec avis pour toute personne ayant un minimum de culture juridique. Les rédacteurs de cette constitution parmi lesquels, peut être certaines de nos éminents spécialistes avaient commis une erreur monumentale. Ils avaient oublié de corriger la Loi organique qui crée le Conseil Constitutionnel.
La Loi 92-23 du 30 mai 1992 sur le Conseil constitutionnel modifiée par la loi 99-71 du 17 février 1999 avait, en effet, disposé que le Conseil constitutionnel ne rendait que des décisions en ces termes : «Le Conseil constitutionnel entend le rapport de son rapporteur et statue par une décision motivée. La décision est signée du président, du vice-président, des autres membres et du greffier en chef du Conseil constitutionnel. Elle est notifiée au président de la République, au président de l’Assemblée nationale et aux auteurs du recours.» (article 13, alinéa 2)
Jusqu’à preuve du contraire le conseil, même s’il est la juridiction suprême de notre pays, n’a pas de compétence sui generis. Il ne peut pas se donner une prérogative qu’il n’a pas. Il ne peut que rendre des décisions et nos éminents juristes et professionnels protecteurs du droit veulent qu’il rende un avis alors que la loi ne lui en donne pas la possibilité.
Pour faire respecter le droit, ils demandent à l’État et à la plus haute juridiction de notre pays de faire fi de la loi en vigueur et de se fonder sur la jurisprudence internationale pour contourner la loi. Est-ce que défendre le droit consiste à demander au garant du respect de la constitution de violer la Loi qui gouverne son fonctionnement en s’inspirant dans cette supercherie du droit béninois ou malien, américain ou japonais ?
Normalement, s’ils avaient lu la Loi, ils auraient dû guetter le Conseil constitutionnel et l’attaquer vigoureusement et scientifiquement si, par extraordinaire, il avait, contrairement à la Loi organique, rendu un avis.
Je crois que leur rigueur scientifique est sujette à caution car ils n’ont même pas pris en compte «l’élargissement des compétences du Conseil constitutionnel pour donner des avis et connaître des exceptions d’inconstitutionnalité soulevées devant la Cour d’appel».
Oui, Mesdames, Messieurs les spécialistes, c’est marqué noir sur blanc dans le texte portant avant-projet de réforme de la constitution soumis à l’examen du Conseil constitutionnel
Le constituant, désormais, entend corriger définitivement cette lacune et vous propose à vous spécialistes que vous acceptiez au nom de la défense du droit, que toute incongruité soit levée et que, désormais, le conseil puisse être autorisé à rendre des avis.
Si la réforme constitutionnelle est adoptée, l’article 51 nouveau de la Constitution sera donc, certainement complété avec ce qui suit «le Président… L’avis du Conseil constitutionnel… Le Cas échéant, le Conseil rend un avis», comme c’est marqué dans l’article 16 de la Constitution Française.
Maintenant cet avis sera-t-il public ou privé ? Sera-t-il obligatoire ? Grandes questions.
Si les «45 professeurs» avaient pris la précaution de prendre connaissance de cette proposition, cela ne les aurait-il pas aidés à accepter qu’à ce jour, le conseil ne rend que des décisions même s’il est saisi à titre consultatif, même si, après en avoir délibéré, il déclare être «d’avis que…» ? Le Conseil ne peut rendre que des décisions. Dura lex sed lex : il ne peut pas rendre d’avis.
Au demeurant, le Conseil constitutionnel a rendu une décision 1/C/2016 dans laquelle à travers ses moyens, il fait des recommandations en utilisant les verbes devoir et pouvoir au conditionnel.
Mais une fois rendu au dispositif, après délibération, au moment de décider, il se fait contraignant en utilisant une terminologie qui ne laisse aucun choix à l’État : «doit être revu, doit être revue, doit être supprimée…».
Il n’est pas possible en droit de faire fi d’une disposition juridique en vigueur pour, dans le dessein de la contourner, aller chercher une jurisprudence d’un autre pays quel qu’il soit. C’est ça qui crée de l’instabilité.
Enfin, ma crainte s’est accentuée au point que je me suis demandé si ce sont des juristes qui ont écrit ce manifeste ou s’ils l’avaient signé sans l’avoir lu.
En effet, comment un puriste, pardon, un juriste, peut-il faire une erreur aussi grave en avançant que le conseil devrait se déclarer incompétent car il se contredit en affirmant qu'il n'a pas compétence pour examiner les lois de révision constitutionnelle mais accepte de se prononcer sur le texte qui lui est soumis. On admettra que le texte sur lequel le garant du respect de la constitution a entendu exercer un contrôle minimum émane des services juridiques de la Présidence. Est-ce qu'un texte émanant des services de la présidence est une loi ? Veulent-ils suggérer que le président de la République rédigerait des lois ?
En tout cas, au Sénégal, jusqu’à ce jour, une loi ne peut avoir ce statut que s'il émane du pouvoir législatif et représente l'expression de la volonté générale.
Le texte émanant des services juridiques de la présidence n’est donc pas une loi de révision constitutionnelle mais un projet de texte portant projet de réforme constitutionnelle. Donc, le conseil a «toute latitude en vertu des dispositions de l’article 51 et de la saisine explicite dont il est l’objet pour exercer un contrôle minimum» (cf décision 1/C/2016 par. 4).
Par contre, une loi de révision constitutionnelle est une loi qui a été soumise à l’Assemblée au titre de l’article 103 et qui l’adopte à la majorité de 3/5 pour lui donner la dignité de loi de révision constitutionnelle. Dès lors le Conseil est incompétent car c’est l’expression de la volonté générale. Il en est de même d’une loi de révision constitutionnelle adoptée par référendum. Le Conseil s’interdit de l’examiner, refusant ainsi de remettre en cause l’expression de la volonté populaire.
Youssoupha DIOP
Juriste
Bp 5712 : Dakar