ABC, LES TROIS LETTRES DE L’INSOUMISSION
Alioune Badara Cissé a vécu dans une grande dignité. Dans l’adversité des siens, il a porté le poids de la trahison sans ployer le genou, sans la plus infime complainte. Il incarnait le meilleur de ce que notre pays peut offrir
La brutalité de la purge a vite succédé à l’euphorie de la victoire de 2012. Dans l’Etat puis dans le parti pour le dévêtir politiquement. Etle bruit a couru, des bureaux feutrés aux cours des concessions : «Alioune Badara Cissé a peu d’égard envers Macky Sall.» Chaque fois qu’on me servait cette antienne, me revenaient plusieurs moments qui contredisaient son absurdité. En particulier, ce jour d’octobre 2012 où ABC me fit convoquer d’urgence pour me confier la rédaction d’un discours sur le libéralisme ; car, me disait-il avec la tendresse qu’il avait pour son ami : «Macky doit se rendre au congrès de l’Internationale libérale, et je n’aime pas que le chef de l’Etat voyage les mains vides. C’est très important qu’il ait toujours une communication digne de son rang.»
Aux premières heures de l’Apr, parti naissant donc fragile face à la puissance du Pds, Alioune Badara Cissé avait attiré des cadres et des intellectuels pour donner du contenu conceptuel à leur aventure. Votre serviteur fit partie de ceux-là. Il savait mes réserves mais avait réussi à me convaincre par sa bienveillance et son élégance. ABC aimait Macky Sall d’un amour que j’ai rarement vu en politique voire dans la vie. Il s’était élevé à cette dignité du diseur de vérités aux Princes et aux simples citoyens. Parce qu’il aimait Macky Sall, il ne s’est jamais affranchi de la noblesse de l’honnêteté à son égard. Malgré les privations, l’homme n’a pas cédé à la tentation de la flatterie, cet attirail des médiocres. Quand on jouit du privilège de gouverner des millions d’âmes, il est nécessaire de souffrir d’entendre des vérités, aussi dures soient-elles.
Notre pays est oppressé par l’esprit de cour que nourrit la quête du gain matériel en politique. Les compromissions et les postures offrent des postes et couvrent ceux qui y cèdent du voile déshonorant de la richesse matérielle jusqu’au jour où ils rejoignent sans grand honneur le Pays sans fin.
Dans ce ballet des hypocrisies, les esprits libres se sentent à l’étroit et subissent médisances et complots. Ils finissent par se retirer de la médiocrité ambiante pour mener seuls le chemin dans la dignité et la quiétude de l’esprit.
Malgré son retrait forcé, les turbulences n’ont cessé, de même que les médisances et les conspirations, lot de la politique sous nos cieux. Mais l’avocat a porté sa croix sans se départir de l’exigence de vérité, du courage et de la loyauté.
ABC n’était pas un brave compagnon, il était le géniteur de l’Apr, un brillant insoumis et le meilleur d’entre eux. Etre le meilleur attire des sympathies, mais forge des animosités et des jalousies qui sont fatales quand celles-ci viennent des nôtres.
S’incarnaient chez lui, l’avocat défenseur des corps éprouvés ; le marin issu de Guet Ndar, qui aimait prendre le large, loin des trivialités ; et le poète, accoucheur de vers qui élèvent les âmes. ABC a vécu dans une très grande dignité. Dans l’adversité des siens et la solitude des jours difficiles, il a porté le poids de la trahison sans ployer le genou, sans la plus infime complainte. Au contraire, il a offert au visiteur son sourire et sa délicatesse, sa bienveillance et son élégance.Il est mort comme il a vécu : chevillé à sa liberté et à ses convictions ; dans la dignité, la discrétion, la loyauté et la fidélité à ses amis d’hier.
Le Sénégal traverse une crise de l’éthique et du sens. Des lendemains difficiles s’annoncent au regard des responsabilités désertées et de l’hydre populiste qui émerge, menaçant de détruire ce que, des décennies durant, nous avons bâti. L’hypertrophie politique a atteint des sommets face notamment aux colères populaires. Les républicains d’hier ont cédé par intérêts propres, par peur ou par ressentiment pensant que la haine peut être un projet politique.
Dans cet abaissement national, la figure de ABC, républicain transcendant, va nous manquer. Nous souffrirons de ne plus voir la délicatesse dans son regard, la tendresse dans son verbe et la chaleur dans sa poignée de main. Intellectuel brillant, personnage d’une grande rectitude morale, figure de synthèse et homme de devoir, ABC incarnait le meilleur de ce que notre pays peut offrir. Alioune Badara Cissé part, mais ne s’efface pas. Sa mémoire restera vive. Elle vivra au travers d’hommes et de femmes qui porteront demain ses combats pour le Sénégal, ce beau pays qui a toujours été son unique boussole.
La famille biologique de Alioune Badara Cissé, par nos usages et nos coutumes, est dorénavant la famille de son ami Macky Sall car cette amitié, malgré les vicissitudes de la vie, ABC ne l’a jamais reniée. Sa famille politique et intellectuelle, elle, transcende les courants, les chapelles et les frontières de notre pays. Elle va, toujours par le courage de la vérité qui n’enjambe jamais les frontières de la décence et de l’élégance, ré-enchanter la nuit qui couvre son voile d’incertitude sur notre pays. Elle va continuer à faire résonner ces trois lettres de l’insoumission : ABC.