AINSI PARLAIT ASAK
Retour sur l'hommage rendu à Léopold Sédar Senghor, au lendemain de son départ du pouvoir

Lorsque Senghor quitte volontairement le pouvoir, le 31 décembre 1980, le monde entier salue sa manière chevaleresque. Le Soleil lui consacre début janvier 1981 une édition spéciale, en hommage à l’homme d’Etat qui laisse une République inoxydable. Le P’tit Railleur Sénégalais est allé chercher dans ce florilège d’hommages, le petit bijou qu’Abdou Salam Kane y a publié. Lire ASAK est un bonheur, le faire lire un devoir…
Ce que je retiens
André Malraux, dans les « Anti-mémoires » a écrit ceci : «… Ce qui m’intéresse dans un grand homme, c’est moins ce qu’il a fait de grand, mais pourquoi est-ce lui qui l’a fait et, en somme, ce qui le rend différent des autres hommes, la nature de sa grandeur ».
Que Senghor soit grand, on en trouvera maintes illustrations, et ici même. Mais, la « nature de sa grandeur » ? Cela qui a fait qu’il soit Senghor et lui a permis d’accomplir son destin et d’avoir été, réellement, Marcellus.
C’est ce que je crois que lui-même appelle très simplement « l’ouverture et l’enracinement ». Il l’a proclamée tant de fois et d’autres, à sa suite, l’ont tant répétée que cette formule si belle et si simple a fait oublier son sens profond. L’ouverture, c’est la porosité pour parler comme le poète. Mais elle postule l’exacte connaissance de soi, de ses capacités et, par-dessus tout, de ses limites.
Il y faut soit un orgueil extrême, soit une extrême humilité, ou, peut-être les deux, puisqu’aussi bien les extrêmes se touchent, ou tout au moins, s’attirent. C’est un effet de l’humilité que de voir tout ce qui vous manque. C’en est un autre de l’orgueil que de décider de combler ses lacunes, d’amender son être. Tout cela ne serait que sophisme s’il n’y avait à la base l’honnêteté. Celle qui consiste à s’examiner sans complaisance, à se voir sans fards, tel que la nature, la société ou Dieu, vous ont fait. L’ouverture n’est pas affaire de médiocres, de fats ou de paresseux. « Allez voir pourquoi ils ont vaincu alors qu’ils n’avaient pas raison », pour reprendre le mot de Cheikh Hamidou Kane, c’est cela, l’ouverture.
Les Sénégalais, et les Africains en général, se divisent en deux ou trois catégories. Il y a ceux pour qui la colonisation n’a été qu’un mauvais rêve, une parenthèse, qu’il convient d’oublier au plus vite. Il faut continuer comme avant. D’autres croient que la colonisation était un accident. « N’est-ce pas que nous avons construit des pyramides et civilisé les Grecs et que nous avons eu de grands hommes comme les Ndiadiane Ndiaye, Kankan Moussa, Askia Mohamed etc. et que nous pouvons parfaitement traduire la théorie de la relativité dans nos différentes langues nationales ? Alors, faut pas charrier, les Européens ? Bof, ils n’en savent pas plus que nous ». Il y en a, enfin, qui ne pensent à rien d’autre qu’à consommer ce que les Européens produisent.
La colonisation n’a été ni un mauvais rêve, ni un accident et encore moins une manne. Sans doute, l’Afrique a-t-elle produit de brillantes civilisations mais, celles-ci, nous devrions le savoir mieux que quiconque, sont mortelles. Les nôtres sont mortes de n’avoir pas su se dépasser. L’homme assez sot pour se croire une île ne pourra jamais se « surmonter » selon l’expression nietzschéenne et a pour vocation de finir en désert.
De même pour les civilisations. L’aspect « massif et tabulaire » de l’Afrique qui, si longtemps, assura son inviolabilité, fit aussi, dans ce domaine, son malheur. C’est, de tous les continents, le seul à n’avoir pas de péninsule. Elle n’a ni Espagne, ni Italie, ni Grèce, ni Asie Mineure, ni Arabie. Entourée de vastes océans, elle a des déserts pour mers intérieures. Déserts minéraux comme le Sahara ou le Kalahari, et végétaux comme la forêt équatorienne. C’est pourquoi, faute de pouvoir aller aux autres, ce sont eux qui sont venus à elle. Et ils l’ont trouvée qui n’avait même pas encore découvert la roue ou la charrue : ils l’ont asservie… Ce n’est pas hasard, mais la loi de l’espèce. Sous divers prétextes humanistes et civilisateurs, la colonisation traduisait simplement la loi du plus fort.
A partir de ce moment historique, il y a eu ceux qui ont résisté et ont été exterminés. Ceux qui, parmi les premiers, se sont couchés, ont été promus, tandis que, plus ou moins, survivait le marais de tous ceux qui ne savaient que faire ni où aller. Parmi leurs descendants, que nous sommes, certains ont appris des Européens ce qu’il était nécessaire de savoir pour survivre dans le monde nouveau où ils nous ont entraînés. D’autres ont appris davantage : tout ce qu’il fallait pour bien vivre. Quelques-uns sont allés à l’école pour apprendre à les combattre. Alimentaires ou subversives, ces raisons qui ont conduit à l’école française tant de nos compatriotes ne sont pas celles de Senghor. Il y est allé, lui, pour amender son être, devenir autre tout en devenant pleinement lui-même. L’expression « nègre-blanc » porte une forte charge négative. Cela ne doit pas nous rebuter. Senghor est bien le plus blanc des Nègres qu’on connaisse. Celui qui a assimilé le plus leur savoir et leur savoir-faire : leur culture.
Mais à l’inverse des Nègres d’Amérique, il a gardé intactes et profondes ses racines africaines. Senghor, irréductiblement, est un Sérère, par sa langue, sa culture, son éducation première. Il faut avoir vu avec quelle attention, quelle émotion, il écoute les chants polyphoniques de Yandé Codou Sène, la grande cantatrice sérère, pour comprendre à quels lointains appels de la terre africaine répond ce poète d’expression française.
Les adversaires, intellectuels ou politiques, ont assez reproché à Senghor sa « blanchitude ». Alors que nous y voyons, nous, la raison essentielle de ses succès. Il est « toubab » en ce qu’il a appris d’eux, très exactement, la nature de leur grandeur. Ce pour quoi ils ont pu nous dominer en dominant le siècle. En un sens, c’est quelqu’un qui est allé voler le feu. Prométhée qui le fit avant lui fut enchaîné par les dieux au sommet du Caucase où un aigle par ses flancs ouverts lui dévorait les entrailles. La déchirure de Senghor, si elle n’est qu’intellectuelle, n’en est pas moins d’une cruelle …beauté. C’est le plus blanc des Nègres, et le plus nègre des Blancs. C’est en fait un mutant. Le précurseur de l’homme de demain, de celui qui, ayant domestiqué le feu, volé jadis aux autres, saura façonner les armes de la grande Renaissance nègre. Alors, seulement, saura-t-on tout ce que l’on doit à Senghor. Ce Sérère, ce catholique, cet homme doublement minoritaire dans un pays dominé par l’islam et les Ouolofs, mais qui connaissait les vertus du travail, de l’organisation, de la méthode, bref de l’ouverture…