AU NOM DE QUOI ?
De quel droit la réunion de francs-maçons prévue à Dakar, dans un cadre strictement privé où n’accéderaient que les personnes consentantes à y participer, a-t-elle été interdite? - Le Sénégal est une République laïque
Je n’ai pas encore poussé ma curiosité jusqu’à chercher à connaître les codes, préceptes ou ressorts éthiques ou moraux ou même le mode de fonctionnement d’une loge maçonnique. Je n’ai jamais encore l’occasion de discuter directement de ce sujet avec un quelconque interlocuteur. Je ne connais donc rien de la franc-maçonnerie et cela ne m’intéresse pas. Je ne saurais combattre ce que j’ignore encore que cela ne me dérange nullement dans ma vie. S’il existe des adeptes de la franc-maçonnerie dans le cercle de mes relations, sans doute que je l’ignore. Encore que l’appartenance d’un de mes amis à ces milieux ne saurait changer mes rapports avec cette personne. Aussi, peut-on m’accuser et m’accabler certainement de tout sauf que je verserais dans des pratiques homosexuelles. N’empêche, je m’insurgerai contre toutes les attaques contre des personnes qui seraient membres de ces cercles.
En effet, de quel droit la réunion de groupes de francs-maçons prévue à Dakar, dans un cadre strictement privé où n’accéderaient que les personnes consentantes à y participer et qui payeraient de leur poche, a-t-elle été interdite ? De quel droit on continue de regarder dans le trou de serrure de la chambre à coucher des gens pour s’autoriser à dire que telle ou telle personne est «gay» et devrait être lapidée ? Il nous faut encore écouter la chanson intitulée Au nom de quoi du groupe de hip-hop français, certes controversé, Saïan Supa Crew, qui dit avec justesse : «Au nom de quoi, au nom de qui, dans quel livre est-il écrit «tu devras nuire à ton prochain, semer la foi par les cris» ? (…) Certains jurent devant Dieu, vont à l’église après avoir violé deux ou trois mômes. Certains jurent sur le Coran, vont à la mosquée après avoir vendu plus de dix feuilles. Ça c’était écrit sur chaque psaume, chaque homme utilise chaque Bible, chaque Coran, chaque jour pour mentir à chaque homme.» Il faut dire que la multiplication des tentatives de musellement au Sénégal est une pratique qui, si on n’y prend garde, pourrait créer un basculement fâcheux de notre vie en communion. Pour quelles raisons et nourris de quelle légitimité des groupuscules se permettraient d’interdire des manifestations organisées par leurs concitoyens, de menacer de troubler l’ordre public ou de se targuer d’avoir empêché des événements quelconques ? Ce ne sont point les francs-maçons qui prévoyaient de se réunir dans un hôtel aux portes fermées qui troubleraient l’ordre public, mais plutôt ceux qui déclaraient vouloir prendre d’assaut ledit hôtel. Cette tendance de ces individus, dictateurs de la bonne conscience et censeurs d’un ordre puritain, est regrettable et condamnable. Tout autant cette tendance est blâmable, il est de la responsabilité des citoyens sénégalais et de l’Etat, organisant la vie en société, de les combattre avec fermeté.
L’idéal de vie commune des Sénégalais n’est pas celui d’une société où un culte religieux dominerait sur tout, régirait la vie publique et la marche de l’Etat. Ce n’est pas un idéal dans lequel les convictions propres des individus sont soumises à un examen de conformité à la pratique confessionnelle de la majorité démographique ou qu’elles soient jugées à partir de celleci. Le Sénégal est une République laïque, garantissant les libertés de culte et de conscience. Le Sénégal est un Etat de droit où, dans le souci d’organiser la vie commune de la meilleure des manières, des mécanismes démocratiques adéquats sont en place. Des groupes n’ayant montré aucune velléité hostile à l’intégrité nationale ont tout droit de se rassembler. Il est temps que les agitateurs et «néo-croisés», qui se veulent cavaliers sur les sentiers d’une foi à protéger de tout vice, se terrent. D’ailleurs, de quelle souillure voudrait-on protéger le sol sénégalais qui n’y ait déjà été déversée ?
La recette est connue. Indignation sur la place publique, appels émis auprès des foyers religieux pour dénoncer un mal grandissant, opération dans les médias, lobbying auprès de pouvoirs publics, avec la menace de les caricaturer comme mécréants, drainage de masses par un saupoudrage des citations et versets souvent instrumentalisés et hors contexte. Lorsque toutes ces pratiques sont inefficaces, le point Godwin des chevaliers de la foi authentique au Sénégal est la dénonciation d’une main étrangère qui voudrait souiller les mœurs. Il est toujours drôle de voir que ces chevaliers d’une société des dieux n’indexent jamais les mains étrangères qui les mettent en selle à coup de millions pour faire progresser des agendas divers. On pourrait se livrer à toute propagande au Sénégal, pourvu simplement que l’on parle la langue arabe. Mon œil ! De troublants parallèles dans les fréquentes levées de boucliers de groupuscules se disant religieux avec la montée des extrêmes à différents moments de l’humanité est à voir. Une lecture du texte Reconnaitre le fascisme de Umberto Eco dans le Sénégal actuel fait sens. Certaines caractéristiques de l’Ur-fascisme se décernent bien à travers les actes posés. Un culte de la tradition existe bien sous les contours d’un âge d’or religieux où tous les foyers «ceedo» ont abdiqué par la conversion et la repentance. Le culte de l’action pour l’action sans aucune réflexion préalable est là. Les chaînes de messages sur une plateforme de communication telle que WhatsApp évoquant une invasion du Sénégal par des francs-maçons ne me laisseront pas mentir. Le recul nécessaire pour penser est vu comme une «émasculation», pour reprendre un mot de Eco.
Les a priori, la spéculation et les forces transcendantes servent à combler le vide et conforter dans l’incompréhension par des mythes. La culture est aussi combattue. Un exemple de cela est dans le ramassage discret de livres critiques ou poussant au questionnement. Une enquête historique telle que celle du Professeur Tidiane Ndiaye sur la traite arabe, intitulée Le génocide voilé, était à une époque cible de ces ramassages, car les «gardiens de la foi» ne pouvaient en interdire la vente dans notre pays. Il y a un activisme aussi pour effacer toutes traces et références des ères païennes du pays. Le recours aux frustrés individuels ou sociaux pour grossir les rangs, la création d’une commune identité par la religion pour ceux sans identité sociale, l’éducation de chacun à se voir héros et combattant ainsi que la surestimation de la force du camp d’en-face sont des traits de l’Ur-fascisme auxquels renvoient les dernières levées de boucliers constatées. La tentation à ce puritanisme doit cesser. L’Etat sénégalais reste le seul acteur à même d’y veiller. Le terrorisme de conscience qui prend forme est à rejeter, car non conforme à l’idéal sénégalais de vie commune. La posture des responsables des différentes administrations est de se dérober ou de répondre favorablement aux appels indignés des censeurs publics et défenseurs de la bonne foi, en bafouant souvent les droits des citoyens.
Tout le monde évite de se faire poser l’étiquette de mécréant ou de personne en connivence avec certains milieux. Le Président Macky Sall, qui avait été accusé d’avoir quelques accointances avec les milieux maçonniques, s’était peut-être senti obligé de donner des gages en interdisant un tel rassemblement dans son pays. Avant lui, Léopold Sédar Senghor, Abdou Diouf et Abdoulaye Wade avaient, eux aussi, été accusés d’être des francs-maçons. Force est de dire que si tout cela était vrai, le Peuple sénégalais peut bien s’accommoder des francs-maçons, car il ne mériterait d’être dirigé que par eux. La crainte de passer pour appartenir à ces milieux est un état de fait qui fragilise les pouvoirs publics dans leur responsabilité de garantir le respect de la Constitution et des droits de tous les citoyens. Par le passé, le Président Abdou Diouf avait eu à se démarquer de cette tendance de manière ferme. La venue du Pape Jean-Paul II au Sénégal avait soulevé l’ire de religieux qui avaient instrumentalisé des foyers religieux musulmans pour s’opposer à un tel événement. Le refus du Président Diouf face à cette une requête et son arbitrage de l’époque peuvent servir d’inspiration à bien des générations d’acteurs étatiques sur la posture à aborder pour éviter tout enlisement mono-confessionnel ou de dictature du nombre.
Seulement, le même Président Abdou Diouf s’était senti obligé de refuser que Dakar abritât une réunion de francs-maçons africains. La logique manichéenne et cette lutte d’un bien face à un mal dans le pays, avec la religiosité comme soubassement, sont un jeu dangereux. Un jeu auquel se prêtent des acteurs religieux et activistes aux agendas précis. Cette farce rappelle tristement le stratège des cochons que présente George Orwell dans sa fiction La ferme des animaux. Un soulèvement est créé dans la ferme de M. Jones par les animaux, avec des cochons à la baguette. De ce soulèvement, le propriétaire est chassé avec une entente entre les bêtes de vivre sous un jour nouveau pour tous. Sept règles sont édictées, dont la garantie de l’égalité entre tous les animaux, la prohibition de l’alcool et l’identification des «deux-pattes» (nous humains) comme ennemis. La surprise des bêtes de la ferme sera grande quand elles se rendront compte que leurs sauveurs avaient monté toute une ruse pour se porter à la tête de la ferme, installé une tyrannie, bafoué l’ensemble des règles auxquelles toute la ferme se soumettait et coopérer avec les «deux-pattes».
Vigilance est donc de mise dans notre Sénégal. On a déjà vu dans certains pays des populations applaudir l’arrivée d’islamistes au pouvoir pour ensuite le regretter amèrement quelques semaines plus tard. Grand était l’enthousiasme, par exemple, de populations de Tombouctou qui profitaient de nouveau de scènes musicales et de concerts, après que les islamistes eurent banni ces activités le temps qu’ils tenaient la ville. Umberto Eco avait raison de dire : «On peut jouer au fascisme de mille façons, sans jamais que le nom du jeu ne change.» Il se dit aussi en pays wolof que «le livre prescrit la douche, mais n’en prend jamais une». On pourra toujours dire que cela vient de la bouche de gens qui n’avaient pas encore rencontré la religion islamique.