BABACAR DIOP, LA VICTOIRE DU SENS
Le nouveau maire de Thiès a un laboratoire à sa disposition, afin de promouvoir une politique de gauche, soucieuse des gens ordinaires, les précaires et les opprimés, les femmes, les enfants et les victimes de l’irresponsabilité politicienne
On dit que la politique ce sont des idées qui rencontrent des circonstances. Il y a également le moment politique qui voit s’opérer des reconfigurations profondes et un remplacement du personnel aux niveaux central et local. Les locales de 2022, à l’instar de celles de 2009, constituent un moment fort qui aura un impact dans les enjeux des prochaines années. Dans cette frénésie de défaites méritées, de victoires surprises et de bruit diffus dans tout le pays, il convient d’observer le cas de Thiès, qui offre une lecture saisissante de la matière électorale. La cité frondeuse, en conférant le fauteuil de maire à un universitaire militant, Babacar Diop, et en votant pour l’opposition, vient de clore le chapitre Idrissa Seck après vingt-ans d’un règne sans partage. La défaite est selon moi le résultat de trois grands facteurs. Il y a l’usure du pouvoir qui provoque, à terme, comme c’est le cas partout, un craquèlement de l’édifice. Je me souviens encore de la défaite de Robert Sagna à Ziguinchor face à Abdoulaye Baldé, lui-même vaincu plus d’une décennie plus tard.
Ensuite, il y a la dynamique Yewwi Askan Wi, qui a fait élire des inconnus dans plusieurs collectivités.
La déroute de Rewmi est aussi la sanction d’une ville vis-à-vis de la tortuosité d’un homme politique talentueux, mais dont le principal défaut est de tout oser. Il n’a jamais reculé devant toutes les contorsions politiciennes au service de ses intérêts du moment, en se souciant si peu de l’éthique. Et c’est cela sa principale différence avec le nouveau maire de Thiès que je connais depuis une quinzaine d’années. J’ai reconnu le leader syndical droit dans ses bottes et soucieux de l’histoire, quand il a expliqué son refus d’intégrer, dans le «quota» de Idrissa Seck, le dernier gouvernement. Il disait, pour motiver sa décision : «Ce n’est pas que je n’ai pas envie d’être ministre, c’est que je pense à mes étudiants, à tous ceux qui m’ont défendu quand j’ai été jeté en prison. Que vais-je leur dire ?» Babacar Diop a fait sienne l’obligation de demeurer enfermé dans les carcans de la morale et de la décence en politique. C’est tout le contraire de son ancien allié, pour qui les propos et les engagements d’hier n’ont aucune valeur devant l’urgence de satisfaire ses préoccupations d’aujourd’hui. Peut-être que si Diattara avait refusé l’entrisme il serait aujourd’hui maire de sa ville. Qui sait ?
Dans ces colonnes, j’ai à plusieurs reprises fait référence à Babacar Diop pour sa dimension rare dans la politique sénégalaise : l’alliage entre la rigueur de la pensée et la rage militante. Il écrit des livres. De vrais livres, pas des fascicules sans grand intérêt. C’est un intellectuel en politique, qui pense son époque et articule autour des problématiques qui ont du sens dans notre contexte, des réponses sur le terrain. De ce point de vue, il fait de la politique au sens premier, à travers une praxis ; et sa victoire a pour moi une symbolique forte. Babacar Diop a remporté une collectivité qu’on pourrait appeler une terre de mission, dans laquelle régnait en maître un grand leader politique, sans doute parmi les plus importants de ces vingt dernières années.
Il est rafraîchissant d’observer, en ce moment où des amuseurs publics, des personnes malhonnêtes et des extrémistes sont élus ou réélus, l’émergence d’un nouveau leadership politique à gauche, qui utilise les outils conceptuels de notre courant afin de nourrir une ambition politique. Le projet de Babacar Diop est clair : créer une force hégémonique à gauche, qui dépasse le parti socialiste (son ancienne formation politique) pour embraser le pays avec un socialisme de type nouveau. L’homme, en plus de son assise doctrinale issue de ses lectures classiques, convoque les mécanismes actuels de mobilisation des masses sur le terrain et sur Internet afin de bâtir un grand parti socialiste, panafricain et internationaliste, qui serait une maison commune des mouvements sociaux, des syndicats, des intellectuels et des militants de base.
J’ai de nombreux désaccords tactiques avec l’homme. Nous en avons plusieurs fois parlé. Mais, dans notre pays, Babacar Diop est le seul leader de parti d’envergure à évoquer la nécessité de l’affrontement contre le capitalisme et la marchandisation du monde qu’il instaure. Il évoque aussi, de manière certes à affiner, l’écologie, et promeut une tension politique qui diffère de celle des populistes identitaires, car la sienne est nourrie par la culture, les idées ainsi que par un corpus doctrinal d’orientation progressiste.
Le nouveau maire de Thiès a un laboratoire à sa disposition, afin de promouvoir une politique de gauche, soucieuse des gens ordinaires, les précaires et les opprimés, les femmes, les enfants et les victimes de l’irresponsabilité politicienne. Thiès se prête à une gouvernance de rupture qui peut expérimenter des modèles issus de l’imaginaire socialiste. C’est la ville de grandes luttes syndicales et de batailles épiques qui ont permis des conquêtes sociales et démocratiques. Que la ville soit administrée par Babacar Diop relève du sens. Et en politique, le sens est sacré.