DE L'ILLÉGALITÉ DU DÉCRET DE RÉVOCATION DE KHALIFA SALL
Suivant l’évolution et la jurisprudence sénégalaise en matière de sanction disciplinaire d’un agent public, aucun décret de révocation (sanction disciplinaire) ne saurait être pris sans le prononcé d’une condamnation définitive au pénal
Comment pourrais-je garder un silence complice devant la violation flagrante et intolérable d’un texte de loi ?
Par décret n°2018-1701 du 31 août 2018, le président Macky Sall a révoqué le maire de la ville de Dakar. Ce décret semble avoir pour fondement juridique la combinaison des articles 135 et 140 de la loi n°2013-10 du 28 décembre 2013 portant Code général des collectivités locales. C’est l’article 135 du CGCL qui offre au président de la République le pouvoir de révocation d’un maire et au ministre un pouvoir de suspension de celui-ci. Il s’agit de sanctions disciplinaires qui peuvent être prises par l’autorité administrative contre un maire fautif. C’est la révocation comme sanction mise en œuvre par la voie d’un décret qui va requérir notre attention.
Parlant de la révocation, l’article 135 du CGCL retient que lorsque le maire ou tout autre conseiller municipal est condamné pour crime, sa révocation est de droit et ajoute qu’ils ne peuvent être révoqués que par décret qui doit cependant être motivé. L’article 140 du CGCL sans distinguer selon qu’il s’agisse d’une révocation ou d’une suspension prévoit l’application des dispositions de l’article 135 du CGL lorsque le maire ou le conseiller a commis certaines fautes qu’il énumère de manière non exhaustive. Il s’agit entre autres de délits de faux, d’abus des derniers publics, concussion et des faits prévus et puni par la loi instituant la Cour des comptes, etc.
Voilà la quintessence de ces deux textes qui, issus de l’Acte III de la décentralisation, opèrent une rupture d’avec ce qui se faisait par le passé en matière de révocation d’un maire ou d’un conseiller. Mais l’article 135 CGCL a encadré le pouvoir de révocation pour éviter tout arbitraire dans sa mise en œuvre. À cet effet, il a non seulement prévu les conditions de fond, les motifs de la révocation, à savoir la condamnation du maire à un crime mais aussi un formalisme, la révocation par voie de décret qui doit être motivé. Nous ne reviendrons pas sur l’obligation de motivation qui relève d’un autre débat. S’agissant de l’article 140 CGCL, il n’a retenu que des motifs de révocation qui peuvent être aussi mobilisés pour une suspension du maire ou du conseiller. Cet article ne vise en réalité que des délits.
Ainsi, les motifs de révocation qui vont le plus nous intéresser demeurent le crime (Art. 135 CGCL) ou certains délits (Art. 140 CGCL) qui seraient commis par les personnes énumérées ci-dessus. Qu’en-est-il de ces infractions dans l’affaire « caisse d’avance de la mairie de Dakar », si l’on sait que c’est cette affaire qui a conduit à la promulgation du décret de révocation du maire de Dakar ?
Dans cette affaire, il n’a jamais été question de crime et les peines ici prononcées sont purement correctionnelles aussi bien en instance qu’en appel. Du coup pour prendre le décret de révocation du maire, les dispositions de l’article 140 CGCL ont été mobilisées tout en les combinant avec celles de l’article 135 à propos de l’exigence d’une condamnation au pénal.
Cependant, il faut observer les faits visés à l’article 140 et conformément à l’article 135 ne peuvent être retenus que s’il y a condamnation définitive. Le décret pris alors en violation de cette règle élémentaire n’a pas de fondement légal.
Deuxième chose qui fait froid dans le dos avec ce décret, c’est la rapidité dans laquelle il a été pris mais ne reviendrons pas sur la pertinence de servir au maire une demande d’explication ou pas. Certes, on parle seulement de condamnation pour prendre le décret mais le juriste qui lit attentivement et froidement l’article 135 saura que l’on exige une condamnation définitive. Le mot condamnation ne doit pas être pris dans un sens littéral. Il doit être entendu, ici comme une sanction définitive et non comme un simple prononcé de sanctions susceptible de faire l’objet de recours pénalement suspensif, la cassation (v. Art. 36-4 de la loi organique de 2017 remplaçant la loi n 2008-35 portant création de la cour suprême). D’ailleurs, nonobstant le fait que la décision d’appel condamnant M. le maire ait l’autorité de la chose jugée, elle n’a pas encore force de chose jugée. Il s’en suit logiquement qu’elle n’est pas encore définitive.
La règle posée par l’article 135 du CGCL est différente de celle retenue par l’article L2122-16 du Code des collectivités territoriales français qui n’emploi nullement le terme « condamnation ». En effet, si en droit sénégalais, on exige une condamnation pour que le décret de révocation soit pris, en droit français une telle exigence n’est pas de mise. C’est ce qui fait d’ailleurs qu’en France, la jurisprudence du Conseil d’Etat rappel constamment que la procédure disciplinaire et l’action publique sont indépendantes. D’après elle, l’issue de l’action publique (condamnation, non-lieu, relaxe…) ne lie pas l’administration qui peut ou non engager une procédure disciplinaire à l’encontre de l’agent. En France, la loi exige une simple « matérialité des faits », d’après les juges administratifs (V. l’arrêt du conseil d’Etat Conseil d’État n° 372015 du 26 février 2014 Inédit au recueil Lebon) tel n’est pas le cas en droit sénégalais où l’on exige une « véracité des faits » établie par une décision de justice qui rappelons-le doit être définitive.
C’est là où réside la grande différence entre le droit français qui n’exige pas une condamnation pour le décret de révocation et le droit sénégalais qui lui lie le décret de révocation à une condamnation pénale mais définitive. Chez nous, la procédure disciplinaire et l’action publique sont dépendantes. Le législateur sénégalais l’a ainsi voulu avec le Code des collectivités locales de 2013 qui a abrogé l’ancien article 141 (équivalent de l’article L2122-16 al. 1 CGCT français) de la défunte loi n° 96-06 du 22 mars 1996 portant Code des Collectivités locales qui permettaient de retenir comme en droit français l’indépendance des deux procédures. Au fait, il y a une évolution en droit sénégalais en matière de révocation du maire ou d’un conseiller et ce depuis 2013. Cette évolution va dans le sens de l’arrêt du 09 février 2012 de la Cour Suprême du Sénégal. Dans cet arrêt, le juge suprême a annulé un arrêté ministériel radiant un agent de police sans prononcé d’une condamnation définitive.
Ainsi, suivant l’évolution et la jurisprudence sénégalaise en matière de sanction disciplinaire d’un agent public, aucun décret de révocation (sanction disciplinaire) ne saurait être pris sans le prononcé d’une condamnation définitive au pénal. Mais, la promulgation du décret du 31 août 2018 dans une précipitation révoltante digne d’un débutant relève d’une maladresse fâcheuse et d’un manque de lucidité et de sérénité dans la lecture et la compréhension des articles 135 et 140 du CGCL. A l’heure où nous sommes dans la procédure dans l’affaire de la caisse d’avance de la mairie de Dakar (susceptibilité d’un pourvoi en cassation devant la Cour Suprême), ces textes deux issus du Code des collectivités locales doivent être appliqués en parfaite intelligence avec les dispositions de l’article 36-4 de la loi organique de 2017 remplaçant la loi n° 2008-35 portant création de la Cour Suprême.
Nous le disons parce que l’on peut être tenté de dire qu’une décision administrative peut être prise (en ce cas la révocation) même s’il y a un recours suspensif du fait que celui-ci ne peut affecter que l’exécution de la décision querellée devant le juge de cassation. En raisonnant ainsi, on oublie que la décision administrative s’adosse sur cette décision judiciaire non définitive qui la fonde. C’est là que l’effet suspensif du recours en cassation joue pleinement son rôle. En fait, avec cette conséquence, tous les effets de la décision d’appel de condamnation se trouvent neutraliser. Or, parmi ces effets, il y a la possibilité offerte par loi de révoquer administrativement le maire pour incapacité à gérer. Ainsi, l’effet suspensif interdirait alors la prise de toute décision administrative de révocation du maire sur la base de la décision déférée devant le juge de cassation.
Nous sommes dans un raisonnement juridique qui établit suffisamment l’existence d’une relation triangulaire : une décision de condamnation, un décret de révocation pris sur la base de cette décision et un pourvoi en cassation «suspendant» une décision de condamnation. Rien ne peut alors être fait sur la base de cette décision de condamnation non définitive tant qu’il n’y a pas disparition de cet obstacle qu’est la « suspension ».
C’est vrai à propos de cet effet suspensif du pourvoi, l’article 36-4 de la loi sur Cour Suprême parle de dispositions contraires pour neutraliser au pénal cet effet mais en l’espèce les articles 135 et 140 CGCL ne peuvent pas être envisagés comme des dispositions contraires car ils n’évoquent aucunement une voie de recours, notamment la cassation et de surcroit la possibilité d’écarter l’effet suspensif de cette voie de recours. D’ailleurs, ce ne sont même pas des normes procédurales, il s’agit de règles de fond qui n’ont pas pour fonction de s’occuper de la procédure.
Au regard de toutes ces considérations, le décret n°2018-1701 du 31 août 2018 révoquant le maire de Dakar pris sans tenir compte de cet empêchement (effet suspensif du pourvoi en cassation et décision non définitive) comporte un vice de procédure. C’est ce qui le rend illégal. Tout intéressé peut intenter un recours pour excès de pouvoir devant la Cour suprême du Sénégal.
Diatta Thomas est juriste